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« Ces hommes médiocres et qui n’ont rien compris » Maurice Zundel, Lausanne, 1960, La religion de l’homme (éd. Saint-Paul, p. 38). Voir aussi : Marcel Légaut, Intériorité et engagement, p. 174-75, ou Mutation de l’Église et conversion personnelle, p. 187-88)[/ref] : c’est en ces termes que Maurice Zundel désigne les compagnons de Jésus, qui ont été séduits par la vie et les paroles dont cet homme rayonnait, mais qui sont scandalisés quand ils le voient s’agenouiller devant eux pour leur laver les pieds, comme le font les esclaves… « Médiocres »… « rien compris »… le jugement de Zundel est dur. Mais comment éviter que n’apparaissent la médiocrité et l’incompréhension, face à un homme comme Jésus, déjà tellement accompli dans son humanité ?

Méditant inlassablement sur le cheminement de Jésus, Marcel Légaut a mis lui aussi en relief la difficulté que pouvaient éprouver les amis de Jésus pour adhérer à son enseignement. Découvrant progressivement sa voie, Jésus a peu à peu réalisé que l’échec de sa mission était inéluctable, échec paradoxal, nécessaire à la fécondité ultérieure de son message… Après sa mort, et par elle, ses amis pourraient enfin se trouver éclairés sur celui qu’a été Jésus, sur ce qu’il peut être désormais pour eux, et dans quel processus dynamique d’humanisation il les a lancés.

Mais quel effondrement devant de spectacle du Golgotha ! Ces hommes qui avaient cru en lui, qui avaient tout quitté pour le suivre, voilà que le pari sur lequel ils avaient joué leur unique vie s’avérait perdu !… Dans leur désarroi, qu’ont fait alors, les amis de Jésus ? Élevés jadis dans la tradition d’Israël dont ils restaient naturellement imprégnés, ils ont entrepris d’élaborer une nouvelle religion, au nom de leur maître dont, tant bien que mal, ils ont tenu à transmettre l’héritage tel qu’ils pouvaient alors le comprendre !… Ainsi, très tôt, et au long d’une histoire complexe que l’on peut mieux connaître aujourd’hui, s’est développé un christianisme, dont les fidèles se sont trouvés rassemblés en Eglises, avec clergé, hiérarchie, codes et doctrines… et une chrétienté, solidement structurée, qui aujourd’hui s’effrite irrésistiblement sous nos yeux…

« Bien sûr que nous sommes retombés, nous aussi, dans la religion ! C’était nécessaire, inévitable ». Ces propos que Joseph Moingt a tenus à Mirmande en 1996, il les a repris l’année suivante dans « La plus belle histoire de Dieu [ref]Joseph Moingt, La plus belle histoire de Dieu, Seuil 1997, p. 131.[/ref] ». ll ajoute : « Nous avons retrouvé le légalisme et le ritualisme qui sont si essentiels aux religions (…). Mais Jésus nous enseigne leur dépassement toujours nécessaire. » (p. 131).

Les quelques données ci-dessus, évidemment à nuancer, portent en germe des interrogations fondamentales et des pistes de recherche, toujours à poursuivre, sur lesquelles Légaut a lancé celles et ceux qui se sont efforcés de le suivre depuis les origines du rassemblement qui s’est réalisé autour de lui.

Parmi ces questions, retenons par exemple celle-ci, qui est posée dans Méditation d’un chrétien du XXème siècle, lorsque Légaut évoque les tourments qu’avait pu connaître Judas - « parmi les disciples peut-être le plus instruit, sans doute le plus intelligent, le plus clairvoyant certes… ». Imaginant Judas retourné « de fond en comble » au dernier moment, devant la mort inévitable de Jésus, Légaut pose cette question : « Mais à travers les siècles, parmi les disciples qui ont le plus aimé Jésus, n’y en a-t-il pas eu quelques-uns, des plus clairvoyants, qui ont été touchés par le désespoir devant ce que les hommes et leurs Églises ont fait du message de Jésus, devant la manière dont a été enseigné et compris ce qu’il a eu à vivre au long de sa mission, devant la manière, si tributaire des conceptions païennes sur Dieu, dont Jésus fut divinisé ? » (p. 254)

On voit à quels graves prolongements conduisent de telles interrogations. L’homme qui a osé s’interroger ainsi n’a pas fini d’être cet « Éveilleur d’humanité » que nous avons célébré en 2004 au Colloque de Saint-Jacut-de-la-Mer !

Mais l’oeuvre de Marcel Légaut échappera-t-elle à l’entropie qui menace inévitablement toute grande oeuvre à dimension prophétique ?

Toutes proportions gardées, pour que l’héritage de Marcel Légaut reste vivant, autre qu’un précieux dépôt que l’on enfermerait dans le coffre-fort d’une chapelle, il appartient à celles et ceux à qui il a été donné de rencontrer cet homme - hier directement, ou aujourd’hui par son oeuvre écrite - d’accueillir les questions fondamentales qu’il soulève, de les prolonger et de s’en nourrir, pour construire l’imprévisible avenir… Tâche immense. Combat qui n’est pas gagné d’avance…