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Article publié en décembre 2009 dans la revue « Eglise et vocation » (revue du Service national des Vocations)

(...) Entendre un témoignage est donc un événement de rencontre. Celui que j’ai écouté devient présent à moi-même. Je lui fais une place dans mon existence en recevant ce qu’il me dit de lui-même. Celui qui m’a offert son témoignage m’a offert une part de lui-même. En recevant son témoignage, je lui fais en échange le don d’un espace intérieur où sa parole peut demeurer et y porter du fruit. Le témoignage n’est pas seulement événement, il est aussi avènement, avènement à moi-même, grâce à un avènement de l’autre en moi, qui m’appelle à un avènement de Dieu en moi. Dieu m’advient par la parole de l’autre. (...)

La société contemporaine connaît une inflation et une crise du témoignage. Une inflation, car chacun veut pouvoir parler de soi, dévoiler sa vie, voire son intimité : Talk-Show, télés-réalités, débats de société font appel à de nombreuses personnes qui racontent leurs expériences, exposent leurs convictions ou proposent des valeurs. Dans l’Eglise catholique, les mouvements charismatiques donnent une grande place aux témoignages, que ce soit dans les groupes de prière ou dans les sessions et rencontres organisés par divers mouvements et communautés. Le témoin est alors celui qui expose son itinéraire de conversion. Il dit comment la rencontre de Dieu a bouleversé sa vie. Il ne se donne pas nécessairement en modèle, mais ouvre le désir de ceux qui l’entendent de vivre un tel chemin de Damas ou une telle expérience de confiance.

Pourtant, le témoignage est aussi en crise. Chacun veut parler, veut se dire, mais tout récit sombre dans la relativité de l’expérience personnelle. « C’est mon choix », dit l’émission de télé. En écho, on entend, « c’est ton choix », mais mon choix est autre. Chacun est renvoyé finalement à lui-même, à son expérience qui seule a vraiment une valeur. Je n’ai pas fait la même expérience que toi, je ne peux donc pas croire ou penser comme toi. Chacun reste dans sa bulle. Il n’y a pas de véritable écoute. Il n’y a plus de parole qui fasse autorité, qui pourrait mettre en mouvement l’autre. « Rien de plus efficace pour effacer le sage que d’en faire un people, rien de mieux non plus pour éclipser son étoile que de la médiatiser en star. Sa parole une fois débitée en slogans qu’on serine de bouche en bouche, il n’y a plus rien à craindre. Elle ne met plus à la question, elle contribue au bavardage. » [ref]Fabrice Hadjadj : La foi des démons ou l’athéisme dépassé, Salvator 2009, p. 64.[/ref] Alors que « si on veut vraiment parler, il faut réapprendre à écouter afin de savoir comment répondre. » [ref]Ghislain Lafont : Dieu, le temps et l’être, Le Cerf 1986, p. 133.[/ref] Nous sommes donc invités à une articulation fine de la parole et de l’écoute en méditant sur le témoignage.

Devant la crise de la parole contemporaine, l’Eglise ne peut en tous cas pas abandonner le témoignage. En effet, on peut définir le christianisme comme une religion du témoignage. Il l’est en son origine, mais aussi en tant que l’Eglise est envoyée en mission dans le monde, ainsi que l’a rappelé Vatican II, et enfin le témoignage apparaît comme une réalité essentielle à la vie spirituelle chrétienne. Ainsi, tout témoignage apparaîtra comme un appel, par lequel Dieu parle à l’homme et l’invite à lui répondre en toute liberté.

Un témoignage fondateur.

La foi chrétienne est fondée sur le témoignage des apôtres, mais plus encore sur le témoignage que le Christ a rendu à son Père : « Le christianisme est la religion du témoignage précisément parce qu’il est manifestation du mystère des personnes divines […] Ce que le Christ révèle, en définitive, c’est le mystère personnel qu’il constitue comme Fils du Père, dans la chair et le langage de l’homme Jésus. Les apôtres, à leur tour, témoignent de leur intimité avec le Christ, Verbe de Vie, Fils du Père, en relation intime avec le Père et avec l’Esprit, mais dans une communication si réservée qu’elle n’admet pas de partage. Tout l’Evangile se présente comme une confidence d’amour, un Témoignage du Christ sur lui-même, sur la vie des personnes divines et sur le mystère de notre condition de fils. » [ref]René Latourelle, art. « Témoignage », in Dictionnaire de Théologie fondamentale, Cerf 1992, p.1303.[/ref]

L’Evangile de Jean est largement consacré au débat entre Jésus et les Juifs sur la crédibilité du témoignage de Jésus (en particulier dans les chapitres 3, 5 et 8). Un quadruple témoignage révèle la vérité du Christ : d’abord celui de Jean-Baptiste : « Jean a rendu témoignage à la vérité » (5,33) ; puis celui des oeuvres ou des signes que Jésus accomplit : « Les oeuvres que je fais au nom du Père me rendent témoignage » (10,25) ; et enfin la manière dont Jésus se parle de lui-même et la confirmation que son Père lui apporte par le témoignage intérieur de l’Esprit dans les auditeurs qui s’ouvrent à sa Parole : « Moi, je me rends témoignage à moi-même, et le Père, qui m’a envoyé, témoigne aussi pour moi. » (8,18)

Le Nouveau Testament nous présente une véritable chaîne de témoins : Jean-Baptiste, le Christ Jésus, les Apôtres et tous ceux qui ensuite reçoivent leur témoignage et deviennent à leur tour témoins. Trois caractéristiques communes peuvent être relevés entre tous ces témoins :

La première est leur engagement total dans leur parole, la cohérence entre la parole dite et l’existence. [ref]Bernard Sesboüé insiste sur cette cohérence en ce qui concerne Jésus : « Entre le dire et le faire de Jésus il n’y a nulle distance : ce sont deux expressions d’un mode d’être unique. Il dit ce qu’il fait et il fait ce qu’il dit. Sa parole n’aurait aucune autorité si elle ne renvoyait avec évidence à un agir qui lui confère son poids de vérité. » Jésus-Christ dans la tradition de l’Eglise, Desclée 1982, p. 237. Ainsi, le Christ est par excellence « le témoin fidèle » (Ap 1,5).[/ref]

Ainsi, le véritable témoin est le martyr, celui qui est prêt à donner sa vie pour la vérité qui le fait vivre : « Le martyr, en réalité, est le témoin le plus vrai de la vérité de l’existence. Il sait qu’il a trouvé dans la rencontre avec Jésus Christ la vérité sur sa vie, et rien ni personne ne pourra lui arracher cette certitude. » [ref]Jean-Paul II : Fides et Ratio, n° 32.[/ref] La parole dite fait corps avec celui qui la prononce devant les autres. Celui qui témoigne n’est jamais à distance de ce dont il témoigne, sa parole a le poids de son existence. Mais en même temps, le témoignage est une parole inspirée par un autre, une parole qui ne se fonde pas elle-même, qui n’a pas sa source en elle-même. Cela commence par le Christ lui-même : « Celui qui vient du ciel rend témoignage de ce qu’il a vu et entendu » (Jn 3,32). Les Apôtres eux-mêmes vont témoigner de la vérité du Christ et sous l’inspiration de l’Esprit Saint : « Je vous inspirerai un langage et une sagesse à laquelle tous vos adversaires ne pourront opposer ni résistance ni contradiction. » (Lc 21,15). Le témoignage est donc reçu, le témoin ne témoigne pas de lui-même, mais d’un autre, il renvoie à un autre qui est celui qui l’envoie. En ce sens, l’ensemble du Nouveau Testament peut être reçu comme un témoignage au Christ, qui rend le Christ présent dans sa parole, parce que les rédacteurs humains ont laissé l’Esprit Saint les inspirer au sein de l’Eglise.

Une troisième caractéristique du témoignage est qu’il s’exprime toujours au sein d’une relation interpersonnelle. Le témoin est un « je » qui s’adresse à un « tu ». Il veut par cette parole être entendu par l’autre, il veut lui manifester une vérité qu’il a lui-même reçu, dont il est bénéficiaire. La réponse au témoignage, l’ouverture à la foi, fait entrer dans une relation non seulement avec celui qu’on a entendu, mais surtout avec Dieu qui l’inspire. Le témoignage et un appel à la liberté de l’autre : « Le témoignage est appel à la liberté sans être pression sur elle. Car il montre à l’homme, transparaissant dans une vie semblable à la sienne, cet idéal dont l’attrait n’est jamais totalement absent de son coeur. Il est donc capable de le rendre attentif à l’appel que Dieu ne cesse de lui faire entendre à la “fine pointe de l’âme”. Le spectacle extérieur peut éveiller un écho intérieur. » [ref]Yves de Montcheuil : « Pour un apostolat spirituel », in Problèmes de vie spirituelle, Editions de l’Epi 1963, collection Livre de Vie n°79, p. 36-37.[/ref] Le témoignage est toujours tendu entre deux pôles : le témoin s’appuie sur un autre que lui-même et il témoigne pour d’autres. Sa vie est une vie traversée par un élan, une communication qui ultimement est une communion entre Dieu et l’homme. C’est une grande chaîne de témoins qui relie notre Eglise au témoignage apostolique. La mission de l’Eglise ne peut donc être comprise que dans la continuité du témoignage fondateur.

Le témoignage de l’Eglise d’après Vatican II

On pourrait considérer le témoignage comme une clef pour comprendre le concile Vatican II. [ref]Cf. P. Francisco Esplugues : « La catégorie dynamique de témoignage, clé de la théologie du Concile Vatican II. Voir Jésus pour le faire voir », in Vatican II, de la lettre à l’esprit : une mission, Editions du Carmel – Parole et Silence, 2005, p. 175-188.[/ref] Le dernier concile a été décrit comme un concile pastoral, non pas en tant qu’il ne serait pas doctrinal, car il est bien doctrinal, en particulier dans ses constitutions dogmatiques, mais en tant qu’il exprime une doctrine adressée, une parole qui entre dans un dialogue avec toute l’Eglise, avec le monde et sa culture. Le concile n’entend pas seulement donner « une information […] mais un témoignage dont la base est un double dynamisme qui va vers l’intérieur (prise de conscience) et vers l’extérieur (manifestation de ce qui est assimilé dans l’intérieur). » [ref]Idem, p. 183.[/ref] Il s’agit d’éclairer le monde à partir d’une meilleure compréhension de soi-même, d’un ressourcement à la lumière du Christ. C’est en effet le Christ qui veut éclairer les hommes à travers le témoignage de l’Eglise, ainsi que l’exprime le début de la constitution Lumen Gentium : « Le Christ est la lumière des peuples : réuni dans l’Esprit-Saint, le saint Concile souhaite donc ardemment, en annonçant à toutes créatures la bonne nouvelle de l’Evangile, répandre sur tous les hommes la clarté du Christ qui resplendit sur le visage de l’Eglise. » (LG 1)

Témoigner n’est donc pas pour l’Eglise se regarder soi-même. Certes, l’Eglise a cherché à se définir lors du dernier concile. Témoigner, c’est toujours se dire, mais l’Eglise le fait au prix d’un double décentrement, intérieur et extérieur, vers le Christ et vers le monde où elle est envoyée. L’Eglise prend conscience qu’elle vit d’un double dialogue qui est sa respiration permanente : dialogue avec son Seigneur qui demeure en elle, et dialogue avec les hommes devant qui elle se présente.

Le concile va insister en particulier sur le fait que son témoignage est rendu par un service désintéressé de l’humanité :

Aussi le Concile, témoin et guide de la foi de tout le peuple de Dieu rassemblé par le Christ, ne saurait donner une preuve plus parlante de solidarité, de respect et d’amour à l’ensemble de la famille humaine, à laquelle ce peuple appartient, qu’en dialoguant avec elle sur ces différents problèmes, en les éclairant à la lumière de l’Evangile […]. Ce saint Synode offre au genre humain la collaboration sincère de l’Eglise pour l’instauration d’une fraternité universelle qui réponde à cette vocation [très noble de l’homme]. Aucune ambition terrestre ne pousse l’Eglise ; elle ne vise qu’un seul but : continuer, sous l’impulsion de l’Esprit consolateur, l’oeuvre même du Christ, venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité, pour sauver, non pour condamner, pour servir, non pour être servi. (GS 3)

Le témoignage de l’Eglise doit donc être tourné vers le monde. L’Eglise n’a pas d’abord en vue sa propre croissance, mais le bien de l’humanité que le Christ est venu servir. L’Eglise a donc toujours à réapprendre les attitudes du service, du dialogue, de la collaboration. C’est à travers le désintéressement de son service que l’Eglise rend témoignage à la vérité, qu’elle désigne au-delà d’elle-même la lumière du Christ dont elle veut poursuivre l’oeuvre. Le concile invite donc les chrétiens à une double attention : il s’agit de développer une capacité de service, ce qui inclut la connaissance et l’intérêt pour l’autre. Le dialogue est inséparable du service, pour que le témoignage ne soit pas un monologue autosuffisant. Le témoignage est toujours tendu vers l’autre, et donc pour l’Eglise dans son ensemble vers le monde avec ses dynamismes et ses questions.

Le concile appelle donc à tisser une forte cohérence entre témoignage et service. Il y a en fait un seul service de la vérité, qui est amour du prochain et témoignage rendu au Christ et à Dieu son Père. C’est la foi qui pousse les chrétiens à agir pour le service de l’humanité, à être présents sur les lieux de fracture, à ne pas déserter le combat pour la dignité de tout homme. C’est la foi qui les conduit à annoncer et à célébrer le mystère qui les fait vivre. Il faudrait parvenir à dépasser toute dichotomie entre les l’action de l’Eglise au service des hommes et son témoignage explicite rendu à la source qui la fait vivre. La Lettre aux Catholiques de France avait cherché à dépasser cette dichotomie en montrant que l’ensemble de la pratique chrétienne, et même son témoignage le plus spirituel était au service de la société : « La foi elle-même est reçue comme une force pour vivre et pour affronter les difficultés de la vie » et l’Eglise propose « un mode de vie, d’action et de communion dont les conséquences peuvent se répercuter en un service réel des hommes, un service qui s’inscrit dans notre monde et notre histoire. » [ref]Les évêques de France : Proposer la foi dans la société actuelle – Lettre aux catholiques de France, Cerf 1996, p. 78 et 87.[/ref]

Ainsi, c’est toute l’action de l’Eglise qui est témoignage : « L’Eglise tout entière est toujours et partout Témoin. Elle est apôtre non par une activité particulière de quelques-uns de ses membres, mais par son existence même. » [ref]Yves de Montcheuil, op. cit. p.44-45.[/ref] Mais il reste encore à savoir comment il est possible pour chaque chrétien de donner un témoignage personnel qui soit cohérent avec son existence. Le témoignage n’est pas seulement celui de l’ensemble de l’Eglise, mais il est bien celui que chaque disciple du Christ est appelé à rendre.

Le christianisme n’est pas seulement une religion révélée, ni seulement une vie d’Eglise, une communauté, il est aussi un chemin spirituel, un appel que chacun peut entendre pour lui-même et auquel il doit répondre avec toutes ses capacités. Un maître spirituel comme Marcel Légaut (1900-1990) a été très soucieux de remettre en valeur l’engagement requis par la vie spirituelle : « La vie spirituelle est exigeante par elle-même. Elle l’est pour tous, mais en s’adaptant aux possibilités de chacun. D’énormes potentialités spirituelles sont inemployées ou gâchées… ». [ref]Marcel Légaut : Patience et passion d’un croyant, le Centurion 1976, p. 198. Pour découvrir la pensée de Légaut, on peut lire ce livre, réédité au Cerf en 2000, ou bien lire le récent Témoin d’un avenir, Marcel Légaut, de Thérèse de Scott, préface de Joseph Moingt, Le Cerf 2005.[/ref] Pour lui, le témoignage fait partie de la vie spirituelle du chrétien : « La vie spirituelle, comme toute vie, aspire à se communiquer ; c’est son instinct profond […] Parler et se dire à soi et à son Dieu, parler et se dire à autrui, sont les deux temps de la respiration spirituelle de l’homme ». [ref]Marcel Légaut : « Le témoignage de l’adulte », in Travail de la foi, DDB 1989 (2ème édition), p. 75.[/ref] Il va définir le témoignage comme « une forme ardente et puissante de la communication toute chargée de présence et de communion ». [ref]Ibid, p. 78.[/ref] Il s’agit donc d’une communication de soi poussée par le désir de partager à l’autre la présence dont on vit. La parole porte alors toujours plus qu’elle-même, elle porte une présence de soi tournée vers l’autre : « Le témoignage est une parole qui ne peut être isolée de qui l’a dite… ». [ref]Ibid, p. 87[/ref]

Mais Légaut note que « plus la vie avance, plus le témoignage, s’il veut être authentique, devient exigeant ». [ref]Ibid, p. 80[/ref] Il est donc plus difficile pour l’adulte que pour le jeune, en particulier par la distance entre ce qu’il vit et l’idéal, distance dont on prend progressivement conscience :

A un jeune, il suffit de croire à son idéal pour en vivre réellement et en porter un témoignage authentique. L’écart entre ce qu’il est et ce qu’il désire réaliser n’est pas pour lui un empêchement à la sincérité. […] Mais quel que soit l’adulte qu’il deviendra, cette distance qui le sépare de l’idéal témoigné ne sera jamais, et à beaucoup près, entièrement franchie. Il lui faudra un jour de toute nécessité le reconnaître pour continuer à être vrai ; le reconnaître sans perdre coeur et sans perdre son idéal. Peu à peu il sera appelé ainsi à dire ce qu’il est, et non seulement ce qu’il désire être, s’il veut continuer à grandir dans la vie spirituelle telle qu’elle peut et doit se développer. […] Comment, dans cette conjoncture, n’être pas tenté de ne plus jamais parler de ce qui devrait être, et ne pas se borner à dire seulement ce qu’on est en toute sincérité sans doute, mais en niant ainsi, sans le vouloir, et simplement en le taisant, cet idéal auquel on était fortement attaché jadis au point qu’on croyait déjà en vivre un peu et qui apparaît inaccessible maintenant ? Pourtant, même si on prévoit qu’on ne pourra jamais le réaliser, ne fait-il pas encore partie intégrante, en quelque manière, de ce qu’on est ? [ref]Ibid, p. 80-81[/ref]

L’idéal ne peut donc pas être abandonné, parce qu’il fait partie de l’horizon dont vit le croyant. Refuser la tension entre ce qu’on est et ce qu’on voudrait être, ce à quoi le Christ appelle, c’est se diminuer ou même se renier. C’est oublier l’appel de l’absolu qui un jour a mis son être en mouvement. Le témoignage de l’adulte est difficile car il prend conscience de la distance entre ce qu’il a reçu de Dieu et le fruit qu’il a porté, de la distance entre l’appel entendu et la réponse donnée. Mais il sait que l’appel entendu fait partie de son histoire et de sa personnalité, et qu’il s’est construit grâce au don reçu de Dieu. Il faut donc se tenir debout sur la ligne de crête parfois vertigineuse entre la réalité et l’idéal. Le témoignage peut alors ranimer l’appel entendu, s’il n’oublie pas de rendre compte de cet idéal, dont l’oubli silencieux serait un ultime renoncement que Légaut n’hésite pas à appeler « suicide spirituel ». Celui qui témoigne peut en fait, à travers la parole qu’il adresse à l’autre et qui appelle l’autre, s’adresser à lui-même un appel à sans cesse redonner une place à l’idéal jadis entrevu :

Le témoignage de l’adulte est l’effort extrême pour se dire, comme si le but ultime de l’homme était inséparable de la parole vivante qu’il porte en témoignant ; comme si l’être ne trouvait son équilibre, son unité, sa consistance, que par la génération de son verbe, que par l’exactitude et la totalité en lesquelles lui et sa parole se correspondent, se compénètrent et s’engendrent. [ref]Ibid, p. 85[/ref]

Oser témoigner est donc indispensable à la vie spirituelle, et Légaut regrette à ce propos que beaucoup d’adultes, devant la difficulté de se tenir dans la distance entre la réalité et l’idéal abandonnent le témoignage au profit de l’enseignement. Ils perdent alors la possibilité d’une parole chargée de leur propre présence au profit de l’affirmation d’un dogme ou de la proclamation d’une morale. Le témoignage oblige le croyant à continuer à se tenir devant le mystère de Dieu qui sans cesse le sollicite, et à dire comment aujourd’hui le Christ lui parle, le touche, l’émeut, l’étonne ou le fascine. Le dire aux autres oblige à se le dire à soi-même.

Le témoignage entendu, présence en moi de l’autre

Mais qu’en est-il alors pour celui qui entend le témoin ? Un témoignage est-il toujours reçu ? En fait, tous les auditeurs ne le reçoivent pas de la même manière : « Même s’il est entendu de tous, il est écouté seulement par quelques-uns, plus spécialement aptes, par ce qu’ils sont, à y correspondre chacun d’ailleurs à sa manière. » [ref]Ibid, p. 79[/ref] Ecouter un témoignage c’est y découvrir l’appel qui y est présent et le comprendre comme appel de Dieu lui-même. C’est désirer se mettre en marche spirituelle à partir de la parole entendue, c’est garder en soi cette parole comme une source capable encore de jaillir : « Le témoignage authentique de l’adulte demeure semence vivante dans la mémoire de celui qui l’a accueilli à son niveau véritable […]. Il est présence qui rend présent à lui-même celui qui le reçoit dans son jaillissement originel. » [ref]Ibid, p. 88[/ref] Légaut reprend ici la formule de Tertullien : « le sang des martyrs est semence de chrétiens. »

Entendre un témoignage est donc un événement de rencontre. Celui que j’ai écouté devient présent à moi-même. Je lui fais une place dans mon existence en recevant ce qu’il me dit de lui-même. Celui qui m’a offert son témoignage m’a offert une part de lui-même. En recevant son témoignage, je lui fais en échange le don d’un espace intérieur où sa parole peut demeurer et y porter du fruit. Le témoignage n’est pas seulement événement, il est aussi avènement, avènement à moi-même, grâce à un avènement de l’autre en moi, qui m’appelle à un avènement de Dieu en moi. Dieu m’advient par la parole de l’autre. On peut ici évoquer la réaction de la foule au premier témoignage apostolique, celui de Pierre le jour de la Pentecôte : « “Ce Jésus, Dieu l’a ressuscité ; nous tous nous en sommes témoins. […]” Ceux qui l’entendaient furent remués jusqu’au fond d’eux-mêmes ; ils dirent à Pierre et aux autres Apôtres : “Frères, que devons-nous faire ? ” » (Ac 2, 32.37) Le fruit du témoignage est l’émotion intérieure qui remue l’être profond et qui le met en mouvement. La parole de Pierre va demeurer en ses auditeurs et les provoque à se tourner vers Dieu. C’est le début de la conversion, le désir de transformer sa vie, de prendre un nouveau chemin. Le témoignage provoque une percussion spirituelle qui se répercute dans l’existence comme un appel puissant qui continue de donner de l’écho.

Paul VI disait : « L’homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres ou s’il écoute les maîtres, c’est parce qu’ils sont des témoins. » (Evangelii Nutiandi, 41) L’Eglise a toujours besoin de témoins aujourd’hui, de témoins dont la parole soit en cohérence profonde avec les actes et la vie, mais surtout de témoins qui renvoient à un autre qu’eux-mêmes, au Dieu toujours plus grand. Le témoin peut alors ouvrir une brèche et donner un horizon et un souffle à un monde enfermé dans un matérialisme étouffant. Mais la première condition du témoignage est qu’il soit prononcé à partir d’une écoute. Le témoin est d’abord auditeur du témoignage reçu du Christ. Le témoignage permet à ceux qui l’entendent de regagner une capacité d’écoute vraie parce que le témoin a d’abord été un auditeur de la Parole.