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De Jésus-Christ au rabbi Ieshoua

Interview de Georges Sauvage

par Étienne Godinot, en mai 2005

Sommaire

1920 - Enfance et jeunesse en Bretagne

1939 - Frère Félicien, tondu-barbu-pieds nus

1945 - De l'ordination au poste de directeur du Petit séminaire des capucins

1953 - Dix-neuf ans dans les Missions régionales

1972 - Aumônier de prison à Fleury-Mérogis pendant douze ans

1984 - Ermite et concierge pendant cinq ans : la rencontre de Légaut

1989 - Ermite à Bonneval-en-Diois

1995 - Jésus simplement

2005 - Croire, espérer, aimer


Préface

Ma recherche sur la divinité ou non de Jésus de Nazareth m'a amené, en mai 1999, à prendre contact avec Bernard Besret, ancien prieur de la communauté de Boquen, qui m'a communiqué les coordonnées d'Agnès Munier, coordinatrice du bulletin Jésus simplement. Agnès m'a donné l'adresse de Georges Sauvage, un capucin en retraite, créateur de ce bulletin en 1995. Avec mon épouse Dominique et notre fils Cyprien, nous avons rendu visite durant l'été 1999 à Georges, qui habitait l'ancienne école d'un petit hameau, Bonneval, perdu sur le territoire de la commune de Boulc-en-Diois. J'ai revu ensuite Georges à plusieurs reprises, notamment pendant une session du réseau Jésus simplement à la magnanerie de Marcel Légaut à Mirmande.

Pour me changer d'idées et me remettre d'une déconvenue durant le printemps 2005, j'ai rendu visite à Georges, à Bonneval, du 11 au 14 mai 2005, avec l'idée de l'interviewer sur son parcours de vie. Il était alors âgé de 85 ans. J'ai recueilli ses propos sur cassettes de magnétophone. J'ai mis en forme ses réponses chez moi à Bourg-en-Bresse du 16 au 26 mai 2005, en y intégrant des courriers et des textes issus de son livret Sauvageries ou tirés du bulletin Jésus simplement.

J'ai présenté ce texte à Georges Sauvage après quelques semaines, le 8 juin 2005. Georges toutefois n'a pas voulu compléter les blancs ou points d'interrogation suite aux passages des cassettes que je n'avais pas compris, ni retravailler le texte, et il ne souhaitait pas que je le fasse publier. J'ai laissé ce texte en sommeil jusqu'en 2010.

Georges m'a autorisé le mai 2010 à diffuser cette interview sans l'avoir relue : "Tu es assez grand pour décider" m'a-t-il dit au téléphone. Quelques jours après, ayant lu le texte, il m'a demandé de ne pas le diffuser et m'a promis qu'il m'écrirait. Il ne m'a pas écrit, et j'ai appris depuis cette date qu'il n'était plus en état d'écrire quoi que ce soit de consistant au sujet de son itinéraire spirituel.

Georges, à l'âge de 89 ans, a quitté sa petite maison de Bonneval afin ne pas devenir une charge pour Jacqueline Boulard qui habitait l'appartement au dessus du sien. Il a rejoint le couvent des Capucins à Crest, puis à la fin de sa vie celui d'Angers. Il est décédé en septembre 2014 à Angers.

Il reste pour moi un grand spirituel, c'est à dire chercheur de vérité, de sens et d'absolu, un grand humaniste, un grand vivant, un frère aîné.

Je souhaite que cette interview soit au moins connue des membres du réseau Jésus simplement et de l'Association Culturelle Marcel Légaut.

Le titre du texte et les intertitres - et donc aussi le sommaire - sont de ma rédaction.

Étienne Godinot, le 20 novembre 2014

PS

1 - Je détiens chez moi la plupart des numéros du bulletin Jésus simplement de 1996 à 2007, de nombreux courriers échangés avec Georges, et un dossier constitué par Georges, que m'a confié à Crest ­en 2011, je crois - son amie et voisine Jacqueline Boulard, comprenant notamment le petit livret intitulé Sauvageries.

2 - J'ai consacré deux diapositives à Georges Sauvage dans mon trombinoscope « Chercheurs de sens ou spirituels », dernière famille d'un trombinoscope « Chercheurs d'humanité », en ligne sur le site de l'Institut de recherche sur la Résolution Non-violente des Conflits (IRNC) :

http://www.irnc.org/Diaporamasatems/spirituel_1901-1929.pdf

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1920 - Enfance et jeunesse en Bretagne

Quelle a été ton enfance, Georges ?

Je suis né en 1920 à St Méloir-des-Ondes, une commune rurale située à dix kilomètres de St Malo. Mes parents étaient artisans, mon père bourrelier, ma mère modiste.

En 1920, au lendemain de la Grande guerre, la vie rurale était très peu évoluée. L'automobile en était à ses débuts. Le travail rural était effectué avec les chevaux. Mon père travaillait dans les fermes, ou bien les clients lui apportaient à domicile le matériel d'attelage des chevaux pour qu'il les répare. Son atelier au fond du jardin était pour mon frère et pour moi quelque chose de mythique.

Ma mère était une personne vraiment pas banale. Elle a monté un magasin de mode dans ce petit bled, elle était couturière et elle vendait des chapeaux.

Mon frère Robert est né dix huit mois avant moi. Il était éveillé, plus que moi, mais moins sensible que moi à la religion de l'époque qui était tout orientée vers les pratiques du culte et vers la morale du devoir. Lui et moi avons été les premiers à faire des études secondaires. Ma mère s'est démenée pour cela. En 1936, lors du Front populaire, nous assistions aux réunions électorales.

Quand les paroisses sont passées du patronage à l'Action catholique, pour aider les jeunes paysans à s'ouvrir aux problèmes ruraux de l'époque, il y avait une rivalité entre les deux vicaires. L'un était le vicaire du patro, et un autre, un peu chétif, était le vicaire de l'Action catholique, attentif aux réalités du monde rural. Mon frère a tout de suite opté pour le vicaire de l'Action catholique. Au collège de St Malo, il a été « le réglementaire », c'est lui qui s'occupait de sonner la cloche, c'était un poste de confiance.

Je suis enté au collège à 11 ans, deux ans après lui, et j'y suis resté jusqu'à 18 ans. Moi qui étais très espiègle et très ordinaire, je bénéficiais de la bonne réputation de mon frère, un élève studieux, sérieux, qui connaissait la musique. Ma mère avait voulu nous apprendre le violon, mais je n'ai jamais réussi à apprendre quoi que ce soit au violon. J'ai fini par casser mon archet sur le dos de mon frangin qui m'emmerdait. Mais lui était artiste. Au collège de St Mao où la messe était célébrée tous les matins, les cantiques étaient très expressifs, très exaltés : « Sion, célèbre ton Sauveur », etc. Mon frère accompagnait à l'harmonium, et j'étais très fier d'être le frère de Robert Sauvage. Son capital de confiance retombait sur moi. Il a fait partie de la JEC, moi aussi. Je me suis inscrit assez tôt, à onze ou douze ans, dans le groupe des jeunes collégiens qui aspiraient à devenir prêtres.

Quelle était la religion de ton enfance ?

Dans mon village, il y avait un curé et deux vicaires, il y avait le patronage, l'école libre tenue par les Frères des Ecoles Chrétiennes, tout ce qu'il fallait pour que je grandisse dans l'ambiance de l'Église. Je n'avais qu'à traverser la place pour être dans l'église. J'étais témoin de tout ce qui s'y passait, les mariages, les cortèges funèbres. J'ai vécu mon enfance dans un monde qui était tout à fait sous l'emprise de l'Église. Les prêtres étaient bien vus par tout le monde, faisaient partie du paysage. Il y avait l'école libre et l'école laïque, c'était quelque chose de structurel. Mes camarades qui allaient à l'école laïque étaient repérés... Toute la jeunesse était entre les mains du clergé, la gymnastique, la musique. Les vicaires étaient les animateurs de la population. Ils étaient très proches des gens, ils allaient visiter les paroissiens sur tout le territoire de la commune. Sauf quelques exceptions, tous les enfants faisaient leur communion, allaient au catéchisme.

La religion de mon enfance, c'était la religion des fins dernières. Ce qui était important, c'était la mort, le paradis, l'enfer, le purgatoire, l'éternité. Le soir, pendant le mois de mars, le mois de St Joseph, pendant le mois de mai, le mois de la Sainte Vierge, pendant le mois d'octobre, le mois du Rosaire, il y

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avait la prière du soir à la paroisse. Il n'y avait pas encore l'électricité dans l'église. Dans la pénombre, le vicaire ou le curé récitait la prière, une prière très construite, que j'ai entendue des milliers de fois. Il y avait l'examen de conscience, avec des interruptions pleines du silence de l'église noire éclairée par des bougies :

« Examinons-nous sur le mal commis (silence) envers Dieu (silence), envers le prochain

(silence), envers nous mêmes (silence).

À toute heure je puis mourir et entrer dans mon éternité (silence).

Si je meurs en état de grâce (silence), je serai éternellement bienheureux avec les Anges et les

Saints dans le ciel.

Si je meurs en état de péché mortel (silence), je serai éternellement malheureux avec les

démons dans l'Enfer.

O mon Dieu (silence), faites-moi la grâce de vivre et de mourir dans votre saint amour ».

Il y avait intérêt ! Ces phrases me tombaient directement dans l'estomac, dans mon estomac spirituel, dans mon coeur d'enfant, ça avait une résonance terrible.

C'était la mentalité générale, on prêchait la mort. Ce qui était important, c'était faire une bonne mort. On était chrétien, on était baptisé très rapidement pour échapper au péché originel et être enterré à l'église en cas de mort, et pas comme des chiens. « À quoi sert à l'homme de gagner l'univers s'il vient à perdre son âme », c'était traduit ainsi : « À quoi sert à l'homme d'avoir une belle vie s'il vient à faire une mauvaise mort ? ». On vivait pour l'éternité. Il y avait le péché mortel, le péché véniel, le péché caché en confession. Selon des récits, des enfants apparus après leur mort disaient : « Je suis actuellement à brûler dans l'enfer parce que j'ai caché un péché dans ma confession quand je préparais ma première communion, etc. ». C'était le terrorisme spirituel. Mais en même temps, c'était l'émerveillement, parce qu'il y avait la bonté infinie de Dieu, et puis il y avait Jésus. Jésus, pour moi, c'était merveilleux, Jésus mort sur la croix pour moi. J'étais très atteint par la bonté de Jésus, par sa mort, par son message de réconfort pour les gens qui étaient dans la mouise, dans le désespoir ou dans le péché.

Je ne parle pas de l'initiation sexuelle qui n'existait pas, mais de la dénonciation des mauvaises pensées, des mauvais gestes, des mauvaises actions au fur et à mesure de la croissance des petits bonshommes que nous étions. Cela nous turlupinait, et il n'y avait rien pour nous éclairer. Heureusement, il y avait la confession fréquente. Tous les samedis, j'allais me confesser, et mon frère aussi.

Je croyais dans la présence de Jésus dans le Tabernacle, j'allais passer du temps devant le Tabernacle pour être avec lui, pour l'adorer, le remercier, etc. Je me disais : « Qu'est ce que c'est beau ! ». En même temps que j'admirais le message, je regardais les prêtres, la façon dont ils traversaient l'église, la façon dont ils faisaient leurs génuflexions, dont ils récitaient les prières, dont ils faisaient les signes de croix, une façon souvent très désinvolte. Je me disais : « Ils n'ont pas l'air de croire. Ils disent des choses si belles, et ils ont l'air de vivre ça de façon si banale. Un jour je serai prêtre, et je dirai les choses comme je les sens ». Pour moi, l'Evangile ne pouvait pas être banal.

Cette perspective de la mort, je l'avais au catéchisme, pendant la prière du soir, pendant la prière du matin. Le contenu des prières était très étoffé. Il y avait l'examen des péchés, la demande de pardon, la reconnaissance, l'action de grâce, l'adoration. Tout cela me marquait, m'habitait. En même temps, alors que mon frère était un garçon archi-sérieux, qui ne badinait pas, moi au contraire, je ne perdais pas une occasion de faire des conneries, j'étais très espiègle. Souvent les gens venaient trouver ma mère et lui disaient : « Tu sais, il en fait des drôles. Ce matin encore il a traversé le carrefour sur son vélo avec les bras en l'air, etc. ».

Ma mère était très sévère dans ses méthodes éducatives, très exigeante. Elle pleurait souvent parce qu'elle se trouvait seule, mon père ne l'aidait pas, elle se trouvait isolée dans la réalisation de son ambition, une ambition normale, noble. Elle était sévère et exigeante, et en même temps elle n'était pas drôle. Alors moi, dès qu'il y avait les vacances, j'allais chez des cousins qui étaient des maraîchers. Il y avait les patates, les tomates, les choux-fleurs. Je participais aux différentes saisons, j'étais bien vu et cajolé par mon oncle et ma tante, j'aimais bien travailler, j'étais de bonne volonté, serviable, etc. Ils habitaient à un kilomètre du bourg, j'allais vendre des salades dans le bourg, j'étais connu par tout le

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monde. J'étais plutôt un gai luron, alors que mon frère était un gars sérieux. On disait « Monsieur Robert », et Georges, lui, c'est « le bon petit gars... »

Les Frères des Ecoles Chrétiennes, eux, en rajoutaient encore. Ils avaient une mentalité très pieuse. On interrompait la classe pour réciter un « Notre Père » et un « Je vous salue, Marie ». La catéchèse qu'ils nous donnaient en double du catéchisme paroissial était très marquée par le jansénisme.

J'étais un élève correct sans être brillant, j'étais dans les quatre ou cinq premiers sur trente. Je tenais à avoir des bonnes notes pour ne pas décevoir ma mère vu tout le mal qu'elle se donnait. Elle savait me le répéter...

Comment est venue ta vocation religieuse ?

J'étais pensionnaire. Le collège était tenu par des prêtres, un prêtre supérieur, un prêtre économe, des prêtres surveillants, profs de maths, profs de latin, de ceci, de cela. C'était donc un contexte très clérical. Dans le groupe de la JEC, Jeunesse Etudiante Catholique puis Chrétienne, j'ai fait partie d'un groupe qui se préparait à aller au séminaire.

J'avais envie d'être missionnaire, mais j'avais peur de cette aventure. Le supérieur du collège m'a dit : « Votre vocation n'est pas encore mûre, entrez donc au grand séminaire, et dans un an vous prendrez une décision ! ». Après mon bac philo, en 1938, je suis entré au grand séminaire de Rennes. Le supérieur du collège était devenu en même temps supérieur du grand séminaire, et nous nous sommes retrouvés là-bas. Les grands séminaristes, pour la plupart, étaient issus du petit séminaire. J'étais déçu, car ils étaient déjà banalisés par leur passage au petit séminaire pendant six ou sept ans. Il n'y avait rien qui les émerveillait, ils chahutaient comme des gamins, ils ne venaient pas faire une démarche significative pour eux.

En envisageant mon avenir, j'avais lu tous les livres sur les ordres religieux, les dominicains, les franciscains, les bénédictins, les jésuites, les Pères Blancs, les missionnaires de l'Afrique. Dans le livre sur les franciscains, écrit par Alexandre Masseron, il prétendait que les capucins étaient plus stricts dans leur fidélité à François. Comme il y avait un couvent de capucins près de St Malo, à Dinard, je suis allé les voir pendant les vacances. Ils m'ont évidemment encouragé dans mon ébauche de vocation.

Ce qui me plaisait dans François, c'était qu'il prenait l'évangile à la lettre, sans chercher à le normaliser. Pareillement, ce qui me plaisait chez les capucins tondus — barbus — pieds nus, c'est qu'ils n'étaient pas normalisés. C'était pas des Messieurs-prêtres, ils étaient habillés en tout-fous (bien qu'ils soient aussi des Révérends Pères, il y avait le choix...).

A la fin de ces premières années de séminaire, la guerre a été déclarée. J'étais bien content, parce que cela me faisait peur d'entrer chez les capucins. Je me disais : « Je vais faire mon service, je vais participer à la guerre avec tous les copains, je ne suis pas obligé de prendre une décision », et ça me soulageait. Finalement, le grand séminaire est resté ouvert en octobre 1939 malgré la déclaration de guerre en septembre. J'étais donc obligé de prendre ma décision : le grand séminaire ou le noviciat des capucins. Je suis allé voir l'évêque à Rennes, en soutane (je la portais depuis un an). Il était plutôt défavorable aux vocations dans les ordres religieux, qui lui enlevaient des prêtres. Je me disais qu'il ne m'encouragerait sûrement pas à entrer chez les capucins, et cela me soulageait.

L'évêque m'a demandé ce qu'en pensait le supérieur, qui était pour lui un homme de confiance. J'étais à genoux près de l'évêque, et il m'a dit : « Eh bien, mon enfant, si telle est la volonté de Dieu, je ne peux pas m'y opposer ! ». Je me suis retrouvé sur le trottoir de l'évêché, ça tournait autour de moi, et je me disais « Mon pauvre vieux, ça y est, t'es foutu ». Foutu, mais heureux. Mes parents n'en étaient pas heureux, mais moi, j'étais heureux, je savais à quoi m'en tenir. J'ai fêté la St François le 4 octobre 1939 chez les capucins, j'ai troqué la soutane contre la bure, profondément heureux de pouvoir me consacrer entièrement à l'exploration de l'évangile. Je n'employais pas cette expression-là à cette époque, mais c'était bien cela que j'avais dans ma petite tête.


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1939 - Frère Félicien, capucin tondu — barbu — pieds nus

On a troqué mon nom de baptême, Georges, pour un nom religieux, et on m'a appelé Félicien. C'est un nom ésotérique qui signifie « l'homme heureux » (je n'ai repris mon vrai nom qu'après Vatican II). C'est la même racine que le prénom de Félicité de Lammenais, un très grand bonhomme, un malouin comme moi, condamné comme hérétique. Voici ce que dit à son sujet le dictionnaire : « Fonde le journal L'avenir qui demandait la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Blâmé par Grégoire XVI, rompt avec l'Eglise, écrit Parole d'un croyant, s'abandonne à un socialisme généreux et à un évangélisme qui le rendent très populaire ». Son frère Jean-Marie, lui, était dans la norme, il a fondé diverses congrégations.

Zone de Texte:  Félicité de Lammennais

Voilà, je suis devenu le Frère Félicien. Petit à petit, dans mon ordre, on m'a appelé Féli.

Au noviciat, même déception : les novices, des gars de vingt ans comme moi, ne venaient pas de la vie du monde ordinaire, mais du petit séminaire des capucins à Angers.

Il y avait un petit séminaire spécialement pour les capucins ?

Oui. Quand les capucins prêchaient les missions, ils étaient très populaires, ils racontaient des histoires, ils étaient beaucoup plus marrants pour les gamins que le curé du coin, ou le vicaire, ou le Frère des Écoles Chrétiennes... « Mon Père, je voudrais être comme vous ! ». Les capucins se prêtaient à ce jeu-là, malheureusement. Ils fournissaient de vocations au petit séminaire des capucins qu'on appelait une école séraphique. Il y avait les Chérubins chez les dominicains, ça représente plutôt la vérité, et les Séraphins chez les capucins, c'est plutôt l'amour.

Donc, la foi était banalisée pour mes collègues. Par exemple, le jour de la fête d'un capucin canonisé, St Benoît, on encensait l'autel pendant la messe. A midi, on avait exceptionnellement le droit de parler pendant le repas, et après le dessert, on avait le café. Si bien que les novices disaient : « Chouette, demain il y a une messe à café ». Moi, j'étais vraiment déçu au maximum. Parler de « messe à café »... Le père maître était assez enthousiaste, mais aussi terriblement primaire. (Il a perdu la foi, beaucoup plus tard, quand il a appris que le récit d'Adam et Ève n'était pas historique). Il nous enseignait la règle de St François : il y avait ce qui était obligatoire sous peine de péché mortel, ce qui était obligatoire sous peine de péché véniel, ce qui était obligatoire sous peine d'imperfection. Ce qui m'intéressait, moi, c'était de vivre la règle de St François, ce n'était pas de calculer si c'était sous peine de ceci ou de cela... Il y avait toutefois des hommes intelligents qui m'ont marqué, comme le Père Camille,

professeur de théologie.

La règle de St François, tu la résumes comment ?

La règle de St François commençait par cette phrase très belle. La règle et la vie des frères mineurs est celle-ci : « Observer le Saint Évangile de Notre Seigneur Jésus Christ, vivant en obéissance, sans propre (sans propriété) et en chasteté ». Observer l'Évangile, c'était superbe... C'était développé en douze petits chapitres, c'était commenté en fonction de la dose d'obligations que ça comportait. Si on s'appropriait quelque chose ou si on oubliait de rendre de l'argent — ce que je ne faisais pas parce que je n'en avais même pas envie — c'était une imperfection pour 50 francs (à l'époque 50 centimes), un péché

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véniel pour 200 francs, un péché mortel pour un million Je ne me rappelle plus quels étaient les tarifs, mais c'était comme les péchés passibles soit du purgatoire, soit de l'enfer. C'était l'Église orientée vers les fins dernières, et les capucins étaient fortiches dans ce domaine, prêchant sur la mort, le purgatoire, la passion de Jésus écorché vif et tout. Plus c'était sadique, plus c'était beau...

Tu as parlé du voeu de chasteté. Est-ce que le célibat t'a pesé ?

Non, vraiment pas. Je n'ai pas été amoureux. Quand je suis entré au noviciat, j'étais tellement empoigné par ma joie d'avoir fait le pas, tellement intéressé et investi dans la réalisation de mon choix que je n'ai pas été tourmenté par les pulsions naturelles qu'a tout adolescent et tout adulte. Mon seul problème, c'était la méconnaissance du physique de la femme. J'ai trouvé très plaisante, il y a une vingtaine d'années, la chanson « Sous les jupes des femmes », qui aborde cette question. En 1974, sur un bilan, j'ai écrit « Me connaissant tel que je me connais, je diagnostique que ma réussite en amour conjugal aurait été très relative (...) L'amalgame de mes qualités et de mes défauts a sans doute donné des résultats moins catastrophiques et une plus grande possibilité de bonheur dans ma vie itinérante que dans l'univers stable et possessif d'un foyer ».

Ma joie à moi, c'était d'être en bure, d'être tondu, barbu, pieds nus. On allait en promenade tous les mercredis dans la campagne, on faisait dix kilomètres en nus pieds en plein hiver, on revenait avec des gerçures, des crevasses, on se râpait les pieds avec des râpes à fromage. On était dans l'enthousiasme des départs. Il y en avait qui ne tenaient pas le coup et ne restaient pas. Ceux qui restaient, c'était quand même des mordus !

Une année de noviciat, interrompue par ma mobilisation le 9 juin 1940. Je suis parti mi-militaire, mi-capucin, avec mon fusil. J'ai été mobilisé à la DCA (défense anti-aérienne) de Chartres. J'ai creusé des tranchées en sandales, mais je n'avais plus ma bure. La débâcle a commencé le 20 juin. J'y ai participé, et je me suis retrouvé en chantier de jeunesse, durant neuf mois je crois, dans la Drôme, à côté de Nyons. Avec mes camarades, on était perçus comme des gens sympas : « Ah bon, tu es religieux ? ».

En mars 1941, j'ai repris le noviciat. J'ai fait mes voeux en septembre 1941. Je suis allé à Tours faire mes études de théologie, deux ans. Je me suis évadé pour échapper au STO, le Service du Travail Obligatoire en Allemagne. J'ai continué à Nantes. J'ai été ordonné prêtre à Nantes le 31 mars 1945.

1945 : de l'ordination au poste de Directeur du Petit Séminaire des capucins

Et après ?

Ma première nomination est à Angers, comme surveillant au Petit Séminaire inter-provincial des capucins, qui regroupait une petite centaine d'élèves, des enfants, qui venaient de Lyon, de Paris, du Liban, de Turquie, etc. Le poste de surveillant était un poste clef et le rôle valorisant. J'avais avec moi les élèves tout le temps qu'ils n'étaient pas en classe, le jeudi, le dimanche. J'étais chargé des sports, des loisirs, et en ces temps d'après-guerre, on n'avait pas de matériel, tout était rare et cher. Je me suis débrouillé pour procurer du matériel, des ballons, des chaussures, des équipements. C'était bien pour moi, car je n'étais pas simplement confit dans la surveillance : j'avais contact par exemple avec les commerçants. On faisait des matches avec tous les collèges de la ville d'Angers, ça me mettait en activité concrète. La façon d'être surveillant était importante aussi. Je pense que j'étais plutôt vache, sans vouloir l'être, mais ressenti comme sévère.

En 1952, nous avons célébré pour la première fois le triduum pascal dans son originalité primitive, dans la nuit de Pâques, avec tout le symbolisme, le feu, l'eau... En 1952, j'avais acheté un livre sur le mystère de la résurrection, écrit par un rédemptoriste alsacien, le P. Durxwell. Il m'a permis d'abord d'acquérir une connaissance globale des épîtres de Paul, et aussi de comprendre la substance de la messe que je célébrais chaque jour, de chaque sacrement, et l'ensemble de la théologie qui s'était vidée de sa substance tout au long des siècles, à force de censure, de redites, de liturgie en latin, de dogmatisation sur elle-même. Il y a eu tout un renouveau théologique qui a trouvé son apogée dans la constitution Lumen gentium du concile Vatican II en 1963, dix ans plus tard. J'étais le seul de mon espèce, probablement, à me nourrir du livre de Durxwell.

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Au bout de deux ans, on m'a demandé d'être sous-directeur, et d'assurer le cours d'instruction religieuse aux élèves de 1'. Ce cours était programmé pour tous les collèges secondaires. Il y avait sur Angers un concours de la DRAC, le Droit des Religions Anciens Combattants. Dans chacun des établissements, un élève présentait un discours sur un thème donné. Il y avait un classement : tel élève de tel collège a remporté le premier prix. Habituellement, c'était un jeune de chez nous qui avait le premier prix, car mon prédécesseur y attachait beaucoup d'importance. Moi, je n'ai pas tenu compte du programme officiel, et je me suis arrangé pour procurer à chaque élève une synopse des quatre évangiles, ce qui était un luxe et une nouveauté à ce moment-là. J'ai pris comme thème pour toute l'année Jésus. J'ai mon cours ici, qui n'a pas grand intérêt d'ailleurs, mais qui était quand même sérieux. Je me rappelle que des élèves me disaient : « Mais alors, il n'était pas Dieu ? » - « Mais si, il était Dieu, mais si ! », mais enfin, c'était pas si clair que ça... Je ne leur cachais pas les paroles de Jésus ou des apôtres qui étaient un petit peu en contre-point....

...qui montraient son humanité ?

qui montraient son humanité, et pouvaient faire dire « Mais alors, il n'est pas Dieu, quoi ! ». C'était déjà significatif.

On a donc abandonné le concours de la DRAC, un événement culturel dans la ville d'Angers dans les années 1945. En 1951, j'ai été nommé directeur du petit séminaire, dans une période réactionnaire de l'Église, qui succédait à l'ouverture des prêtres ouvriers, de la Mission de France. Le petit séminaire avait la réputation d'être trop évolué. Il développait une très bonne pédagogie depuis une dizaine d'années, bien avant que je n'arrive. Avec mon prédécesseur, on a lancé des essais d'autodiscipline pour apprendre aux élèves à se comporter en adultes. C'était un peu naïf de notre part, mais c'était une bonne initiative... Chez les vieux capucins d'Angers, affreusement conformistes, l'imagination a joué à fond : il y avait, disaient-ils, des évasions la nuit. En fait, il n'y en a jamais eu.

L'un de ces capucins, devenant Provincial, m'a nommé directeur à la place du Père Cyrille qui était atteint d'une maladie grave dont il est mort quelques années après. Mais au bout de deux ans, mon prédécesseur, encore vivant, venait me voir de temps en temps et me disait « Vous savez, Félicien, vous êtes fichu, vous pouvez préparer vos valises pour le mois de juillet. Le Père Apollos ne peut plus vous voir en peinture ». Le provincial, de son vrai nom, le Père Apollinaire, était un vieux capucin grincheux. Je ne me rappelle pas exactement les griefs précis qu'il avait contre moi, mais c'était essentiellement la pédagogie. J'essayais de m'expliquer par écrit, mais plus je m'expliquais, plus je m'enfonçais.

En juillet 1953, j'ai été limogé. Mon collègue le Père Louis Antoine a donné sa démission du séminaire par solidarité avec moi. Il avait été professeur de 1' dans ce petit séminaire pendant 20 ans, c'était un homme d'origine turque universellement estimé, très soucieux des plus pauvres.

Et en septembre 1953, je me suis retrouvé comme un con en banlieue rouge à faire des pluies de roses. Des pluies de roses ?

Pendant ma première mission à Pierrefitte, à côté de St Denis, en pleine ceinture ouvrière de Paris, il y avait des soirées, par exemple sur les missions, et notamment une soirée sur Ste Thérèse de l'Enfant Jésus. Elle avait dit « Je veux passer mon ciel à faire du bien sur la terre, j'enverrai des pluies de roses ». Il y avait une démonstration avec des pétales de roses qui dégringolaient de la voûte de l'église. Les gens étaient extasiés, fous de joie, les adultes aussi. Moi, je me disais : « À trente trois ans, je vais continuer à faire le con comme ça ? ».

1953 - Dix-neuf ans dans les Missions régionales

Heureusement, à ce moment là, il y avait quelque chose qui se mettait en route, qu'on a appelé les missions régionales, officiellement le CPMI, Centre Pastoral des Missions de l'Intérieur. Elles réunissaient toutes les forces vives de l'Église, les religieux de tout poil, les dominicains, les franciscains, les jésuites, les rédemptoristes, les montfortains, les oblats de Marie. On avait tous trente à quarante ans. Chacun était spécialisé. On m'avait formé dans l'éveil des chrétiens ouvriers à leur

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Zone de Texte:  	Le cardinal Liénart

Zone de Texte: 9appartenance à la classe ouvrière. D'autres agissaient auprès des commerçants, d'autres auprès des milieux enseignants, d'autres auprès des cadres, d'autres auprès des paysans et du monde rural. Tout cela se faisait en jonction avec les militants de l'Action Catholique Rurale, de l'Action Catholique Ouvrière, etc. C'était une nouvelle façon intelligente de reconstruire l'Église dans le sillage du livre de l'abbé Godin, France, pays de mission. Le constat était : la France n'est pas christianisée, il faut rechristianiser la vie, introduire l'Évangile dans toute la vie. On suivait les consignes des instances nationales de chacun des mouvements d'action catholique spécialisée.

J'ai cherché à ce moment-là à entrer en relation avec le cardinal Lefebvre, évêque du diocèse de Bourges, pour être nommé dans une paroisse privée de prêtre de ce diocèse, avec mon collègue le Père Louis Antoine. Le Provincial a refusé de me laisser partir dans le diocèse de Bourges. J'ai récidivé. J'ai participé à des missions rurales.

Il y avait un vieux missionnaire, le Père Donnat, embarqué dans les missions nouvelles dans l'Yonne et qui n'arrivait pas à s'y faire. Il regrettait les pluies de roses... Le Père Apollos, toujours Provincial, a écrit au supérieur de la mission de Pierrefitte, pour lui demander de m'envoyer immédiatement dans l'Yonne à la mission de St Sauveur-en-Puisaye pour remplacer le Père Donnat. Cette mission a été très difficile. Je devais arracher les betteraves avec des journaliers saisonniers. J'étais au travail, tondu —barbu — pieds nus, en bure, et le soir j'avais le travail de la mission. C'était au mois d'octobre, c'était très dur. La fille du maire communiste de la commune venait de se suicider. Je dormais dans une chambre glaciale.

Je pars ensuite à Roubaix, en octobre 1953. On était peut-être cent vingt missionnaires à Roubaix, spécialistes selon les cas des ouvriers, des étudiants, des enfants...Moi, j'ai été affecté à la Mission Ouvrière. Je prenais les rues en enfilade, j'entrais chez les gens. Je leur disais, affublé comme je l'étais : « Je viens vous dire que Dieu vous aime ! ». 150 portes de chaque côté de la rue, cela fait 300 visites. Quand je frappais aux portes côté pair, les gens du côté impair observaient, bien sûr... Les gens s'en tiraient avec moi comme ils pouvaient. Je les emmerdais, quoi ! Certains répondaient « Ah bon, Dieu nous aime ? Eh ben, on le dirait pas ! ». Au bout de huit jours, première réunion des missionnaires du monde ouvrier. On était une douzaine. Le Père Alexis, un grand barbu, malouin, organise le tour de table et demande comment chacun a vécu sa première semaine. C'est moi, je crois, qui ai commencé à parler. « Eh bien voilà, j'ai fait la rue truc, la rue machin, je viens voir les gens et je leur dis « Je viens vous dire que Dieu vous aime ! ». Les uns réagissent comme ci, les autres comme ça ». Les copains m'écoutent pendant cinq minutes. Le Père Alexis me dit «Eh bien, Félicien, c'est très bien, mais c'est peut-être pas comme ça qu'il faut faire.... Maintenant, tu vas écouter les autres, et tu vas voir ». J'ai écouté les autres.

Dans ces années là, 1954, c'était la période du cardinal Liénart, archevêque de Lille. C'est lui qui a foutu le bazar au concile, et qui a impulsé le changement de cap à partir du troisième jour face aux traditionalistes. C'était la période de la CFTC, du MLO, Mouvement de Libération Ouvrière, qui relevait de la LOC, Ligue des Ouvriers Chrétiens, premier nom de l'ACO, Action Catholique Ouvrière. C'était l'époque des comités de quartier, et aussi le début des machines à laver. À Roubaix, évidemment, c'était encore la chrétienté, le patronat chrétien, les statues de St Antoine et du Sacré Coeur dans les usines. Pour être embauchés, les ouvriers devaient montrer leur certificat de baptême. Ils devaient mettre leurs enfants à l'école libre. Les patrons n'avaient pas d'argent pour payer les ouvriers, mais ils en avaient pour financer les écoles libres.


Alors moi, j'écoute les copains qui disent comment ils font. Après cette réunion, au lieu de dire « Dieu vous aime », je disais « Excusez-moi de vous déranger. Votre mari est parti au travail ? Il travaille où ? Ca se passe comment ? Vous avez de quoi vivre ? Il est syndiqué ? Et les enfants ? ». Je m'intéressais à leur vie, à leur travail, à leur condition ouvrière. J'étais missionnaire en monde ouvrier, tondu - barbu ­pieds nus, et cela me plaisait bien.

Et puis un beau jour, je n'en peux plus. J'étais sur la paroisse St Joseph de Roubaix tenue par les franciscains, chez des ouvriers, les Vandekerkhove, vers 14 heures, et je leur ai demandé de me reposer un peu dans leur chambre. Une heure après, je tremblais. J'ai tapé au plancher, ils sont montés.

Je leur ai demandé de prévenir le père curé que le soir, je ne pourrais pas assurer la mission pour la fête du travail dont je devais être l'animateur. Le père curé s'amène, le médecin. Cela m'a valu six mois de sanatorium.

Où ça?

Au sana du clergé à Batteranques, dans les environs de Nice. J'y suis resté onze mois. Il y avait au sana un poste radiophonique pour tous les usagers, tous des prêtres, des séminaristes, des religieux. Je suis arrivé tondu-barbu-pieds nus, mais on était le plus souvent en pyjama. J'avais trouvé un bon groupe d'amis. Un beau jour, après environ cinq mois, celui qui était chargé de Radio Sana est parti, après sa guérison. Les copains du groupe radio, composé de gens très ouverts qui venaient des différents diocèses de France, m'ont demandé « Féli, est-ce que tu acceptes de prendre la suite ? ». Je ne connaissais absolument rien à la radio, à la chanson française, mais j'ai accepté de les couvrir s'ils m'aidaient. J'ai été directeur pendant six mois de Radio Sana, ce qui m'a permis d'inventorier toute la chanson française de l'époque : Les quatre barbus, les Compagnons de la chanson, Edith Piaf, Yves Montand, Jacques Brel, Gilbert Beccaud, mais aussi Mouloudji, qui chantait Le déserteur, Léo Ferré, donc des auteurs qui sentaient un peu le roussi à l'époque dans une maison comme ça. On traitait des thèmes par la chanson : la nature, le travail, l'amour (l'amour naissant, l'amour trouvé, l'amour malheureux, etc.). Cette expérience m'a ouvert, dépucelé un peu.

Quand j'en suis sorti, ma première mission a été dans le monde ouvrier à Orléans, en avril 1954. Il y avait trois années d'étude et de préparation par des religieux spécialistes de sociologie qui prenaient contact avec les leaders d'un secteur rural ou d'une ville, les leaders politiques, économiques, culturels. On reconstituait l'histoire de la ville. Le responsable de l'action en milieu ouvrier prenait contact avec les syndicalistes de la CGT, la CFTC, etc. La dernière année avant leur affectation, les futurs responsables d'une mission venaient trois ou quatre fois pour se mettre dans le coup.

A Orléans, j'ai été visiter surtout les gens qui travaillaient aux vinaigres Dessaut, des bons chrétiens. Le curé à midi me disait « Vous allez manger au 162 rue Machin », parfois chez des patrons, le plus souvent chez des familles ouvrières. Ce que j'ai entendu sur la vie dans les usines Dessaut était assez effarant. Le soir de la fête du travail, je me demandais en traversant la place St Aignan si j'allais lâcher le morceau. Je rencontre un ouvrier qui traversait la place en bleu, qui rentrait du boulot. Je lui demande s'il travaille chez Dessaut, il me répond que oui. La nuit tombait. Je portais la bure, et il n'avait probablement rien à foutre d'un missionnaire, mais on a causé cinq minutes. Pendant la soirée, il y avait la lecture de la Bible, des cantiques choisis, et puis il y avait le sermon, qui durait une demi-heure. Je suis monté dans la chaire de l'église St Aignan, et en bas, je voyais la famille Dessaut qui était là dans la foule. J'avais été manger chez eux une fois, ils avaient perdu un garçon de dix ou douze ans, et c'était d'autant plus dur pour moi. J'ai quand même décidé d'envoyer «un tonneau de vinaigre » sur les patrons Dessaut. J'ai dénoncé les conditions de travail et de salaire des ouvriers alors que les patrons se revendiquaient du christianisme. C'était respectueux, mais c'était musclé, et ils n'ont pas été spécialement enchantés. C'était un peu primaire et clérical comme démarche, mais ça m'a demandé du courage. Je ne recommencerais pas ça maintenant, c'était il y a plus de cinquante ans.

Après Orléans, j'ai fait la mission de Troyes, de Dunkerque, d'Elbeuf. Nos conversations et nos contacts étaient imprégnés de la conjoncture. Dans l'enquête préalable à Elbeuf, par exemple, on savait qu'il allait se construire une usine Citroën.

La mission durait chaque fois un bon mois. C'était très lourd à porter par le clergé, qui était divisé. Il y avait le clergé paroissial, curé et vicaires, le clergé spécialisé, les aumôniers d'action catholique,

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d'une veine tout à fait différente, et le clergé paroissial mixte, quand un vicaire était aussi aumônier d'un mouvement d'Action catholique. La mission n'avait pas grand chose à voir avec la paroisse, elle touchait la vie des gens.

En même temps à cette époque, il avait un renouveau de la catéchèse, déjà mal vu de la hiérarchie. Il y avait un renouveau théologique, non seulement à la lumière du mystère pascal, mais en connotation avec la vie professionnelle, familiale, internationale. C'était désarmant et déstabilisant pour le chrétien qui attachait beaucoup d'importance à Ste Rita, au premier vendredi du mois, au salut du Saint Sacrement ou au Chemin de croix, déstabilisant comme le Concile l'a été ensuite en 1963.

J'ai grandi dans cette Église en devenir, en mutation. Je ne m'intéressais pas seulement à la mutation sociale, humaniste, à l'ouverture à la vie, mais à ce qui est le coeur du christianisme, ce qui faisait que Jésus est le Christ, le mystère pascal, célébré à chaque messe, à chaque baptême, dans chaque sacrement, à ce qui est infiltré dans toutes les pratiques chrétiennes sans que les chrétiens en soient conscients.

Après Elbeuf, j'ai été affecté à Tours en 1957, puis à Blois, puis à Calais de 1958 à 1963. J'étais immergé dans la classe ouvrière, en contact avec les militants chrétiens ou non chrétiens. La plupart de mes collègues avaient fait des adaptations de langage, mais moi j'étais en même temps

conscientisé au mystère pascal, du fait de ma révocation en 1953, qui a été vraiment un coup très dur pour moi. Le mystère de la Résurrection dans sa concrétude, dans son réalisme, m'a aidé à vivre mon échec et mon épreuve de façon très dynamique. Mon épreuve m'a aidé à me conscientiser, et la conscientisation m'aidait à vivre mon épreuve. Celui qui a lu Boris Cyrulnik et ses bouquins sur la résilience dans un moment de grosse épreuve va être beaucoup plus marqué que celui qui lit Cyrulnik en étant pépère dans son fauteuil sans aucun souci. Il y a eu un impact du mystère pascal sur ma sensibilité et mon être profond du fait que je l'ai conscientisé en temps d'épreuve.

Mais le mystère pascal, qu'est ce que c'était à l'époque pour toi, et qu'est ce que c'est maintenant ?

Pour l'ensemble des croyants, et même pour beaucoup qui avaient tout abandonné, la grande affaire, c'était de « faire ses pâques ». Ils se confessaient et communiaient une fois par an, et dès le lundi de Pâques, ils reprenaient leur liberté par rapport à toutes les pratiques chrétiennes. Le jeudi saint, c'était la pâque des jeunes filles, le vendredi saint, la pâque des hommes, le samedi saint, la pâque des femmes. Le jour de Pâques, c'était la pâque de tout le monde, et même les cloches revenaient de Rome... C'était le sommet de la dévotion chrétienne et de la fidélité paroissiale. Ca n'avait aucun lien avec la vie concrète des gens, c'était la pratique religieuse par excellence.

Quand il y a eu le renouveau de la liturgie pascale, tout reprenait un sens plus réaliste : au lieu de chanter O beata nox (O nuit heureuse) le dimanche matin en pleine lumière du soleil, on chantait cela dans la nuit de Pâques. Les prêtres se sont adaptés. Pour les chrétiens, le renouveau pascal a coïncidé un peu avec la généralisation des congés payés. Il s'est trouvé que les gens foutaient le camp en week-end ou en vacances, et ne participaient pas beaucoup, en tous cas pas dans leur paroisse. Ceux qui restaient dans leur paroisse étaient désappointés parce qu'on leur supprimait le chemin de croix, le sermon sur la passion du vendredi saint, la pâque des femmes, des jeunes filles, etc. On leur

supprimait tout l'aspect dévotionnel et traditionnel pour les mettre au niveau du mystère pascal, c'est-à-dire du Fils de Dieu qui est venu plonger dans notre humanité pour nous réintroduire avec Lui dans la divinité, comme avant la faute d'Adam.

Quand j'étais curé à Calais, un jour de l'Ascension, l'aumônier d'ACO (qui s'est marié depuis avec une jociste) avait organisé une récollection pour les militant(e)s de l'ACO, sur le thème de la révision de vie, le regard sur sa propre authenticité ouvrière. Il y avait la messe à 17 heures pour clôturer la journée. Moi qui ne participais pas à la journée de récollection, je participe à la messe durant laquelle l'aumônier a prêché sur la révision de vie. À la sacristie, je lui ai dit « Écoute, Louis, vraiment tu exagères, tu n'as pas dit un mot sur l'Ascension, alors que c'est si capital ! ». Il a éclaté de rire, et on en riait chaque fois qu'on en parlait au cours des mois suivants. Je lui ai dit sûrement par la suite quelque chose comme ça : « Tu parles sans cesse à tes amis de la promotion du monde ouvrier. L'Ascension, c'est la fête de la promotion de l'être humain, élevé à travers l'ascension de Jésus à sa dimension divine ».

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Quand j'étais à Calais, vers 1964, le Vatican a autorisé les prêtres et les religieuses qui le voulaient à s'habiller en civil. Toute notre équipe a fait ce choix.

J'étais aussi aumônier de communautés religieuses, et c'est ainsi que j'ai rencontré soeur Thérèse-André, de son vrai nom Jacqueline Boulard, qui m'a rejoint en 1989 à Bonneval. J'étais le confesseur extraordinaire, qui permettait aux soeurs de cracher quatre fois par an des choses qu'elles pouvaient plus difficilement cracher au confesseur ordinaire, imposé, comme cela existe partout.

Et après Calais ?

En 1966, je rejoins la fraternité de Versailles pour participer la dernière mission du CPMI. On avait décidé d'abandonner cette épopée missionnaire. J'ai fait alors connaissance des missionnaires diocésains de Paris qui avaient une équipe super, où il y avait déjà un capucin, un sociologue, François Rabaux, appelé frère François de Salles. Avec cette équipe, j'ai fait de la sociologie des organisations, de la sociologie religieuse. On traitait les réalités de l'institution Église de la même façon que les réalités de toute institution humaine.

Nous avons fait une étude parallèle entre une paroisse ouvrière, Notre Dame de la Gare à Paris, dans le 'Orme , et la paroisse bourgeoise de St Honoré d'Eylau, près de l'Arc de Triomphe. Nous allions interviewer le curé, les vicaires, les membres du conseil paroissial qui représentaient tous les milieux, sur la façon dont ils vivaient cette nouvelle pastorale, y compris ceux qui avaient démissionné du conseil pastoral ou s'en étaient fait éjecter parce que c'était devenu irrespirable pour eux. On enregistrait, on étudiait les réponses, et on remettait au bout d'un an un premier diagnostic sur la pastorale de chaque paroisse. On se faisait payer pour ce travail, au tarif des prêtres, c'est à dire pas grand chose, mais cela coûtait quand même cher car ça durait longtemps et nous étions plusieurs.

Ce diagnostic en général n'était pas flatteur pour le curé et les prêtres qui se croyaient en avance. On leur disait assez souvent : « Vous renouvelez pour recommencer la même chose, vous partagez vos responsabilités pour avoir encore plus de pouvoirs qu'auparavant ». On regardait l'Église non plus à travers les vitraux des cathédrales, mais à travers les vitres de toutes les maisons, avec les instruments que la sociologie nous donnait pour les analyses de textes, les comparaisons, etc. Cela nous a aidés à démystifier beaucoup de choses qu'on mettait sur le compte de Dieu ou de la Bible ou du Concile, et qui étaient plus compliquées et plus contestables que ça.

J'ai fait cela six ans, de 1966 à 1972. Je logeais chez les missionnaires diocésains à Paris, rue de l'amiral d'Estaing, s'il vous plaît ! Début 1968, j'avais une zone de travail en banlieue ouvrière est, je suivais des cours à l'ISST, Institut des Sciences Sociales du Travail. Nous avons été témoins aux premières loges des évènements de mai 1968.

En 1971, le cardinal Marty a dit au supérieur « C'est très bien tout cela, mais l'Église n'a pas besoin d'ingénieurs, elle a besoin de main d'oeuvre ». Il a demandé aux missionnaires diocésains de réduire leurs effectifs. Quand notre responsable nous a dit cela, j'ai dit que j'étais volontaire pour le départ. J'ai demandé à mes supérieurs de m'insérer comme aumônier soit dans un hôpital, soit dans une prison, afin de partager sur une longue durée la vie de gens qui sont dans des situations difficiles.

1972 - Aumônier de prison à Fleury-Mérogis pendant douze ans

Zone de Texte: 12En 1972, l'aumônier de la prison de Fleury-Mérogis a eu un infarctus, et on a fait appel à moi. J'ai pris mes fonctions en septembre 1972, je suis resté jusqu'en octobre 1984. En 1972, la conjoncture pénitentiaire était particulièrement chaude. Il y avait eu mai 1968, il y avait eu la naissance d'un mouvement, le CAP, Comité d'Action des Prisonniers, en vue de l'émancipation et de la prise de parole des prisonniers. Il y avait cinq immenses bâtiments, et de temps en temps quand je suis arrivé il y avait la moitié de la population pénitentiaire manifestant sur les toits. Il y avait un journal que je rentrais clandestinement, édité près de Pigalle. Quand le directeur du CAP a été emprisonné, je lui ai amené souvent des paquets de journaux qu'il distribuait après.


Il y avait aussi le GIP, le Groupe Interprofessionnel des Prisons, qui regroupait théoriquement des surveillants qui ne venaient pas, mais surtout les para-pénitentiaires • infirmier(e)s, éducateurs, instituteurs, médecins, aumôniers, etc. Les réunions du GIP avaient lieu au couvent des dominicains.

Je participais tous les mois à la réunion des aumôniers de prison catholiques à la Maison diocésaine de Paris, et aussi tous les mois à la réunion du GIP. On échangeait nos informations, nos réflexions, on mettait en route telle ou telle initiative.

Quel était ton rôle d'aumônier, comment le vivais-tu ?

Il y avait 3 600 détenus hommes. Je célébrais une messe le samedi et deux le dimanche, chacune dans un bâtiment différent parce que j'avais trois bâtiments sur cinq, de 750 détenus chacun. C'était des bâtiments tri-pales, il y avait quatre étages, 50 cellules par aile et donc 150 cellules par étage. J'avais une heure avec eux, de 8 heures à 9 heures. Je préparais tout, les gars montaient dans la chapelle, qui était aussi la salle de cinéma. Ils arrivaient étage par étage, environ 200 par bâtiment et donc à chaque messe.

La prison de Fleury Mérogis

De 8 heures à 8 heures et demie, j'allais dire bonjour à chacun. « As-tu vu ton avocat ? Tu as pris combien ? As-tu des nouvelles de ta mère ? etc. » Ceux que je connaissais ou que j'avais visités durant la semaine, et ceux que je ne connaissais pas encore : je prenais rendez-vous avec eux dans la semaine en notant leur numéro de cellule.

Pendant ce temps-là, ils parlaient entre eux. C'était un lieu de rendez-vous magnifique, très recherché comme possibilité de rencontres. C'était le seul endroit où même quelquefois un frère pouvait rencontrer son frère lui aussi emprisonné. Parfois, vers 8 heures 25, un surveillant me disait « Vous savez, Monsieur l'Aumônier, il faut que ce soit terminé à 9 heures ». « - Ne vous inquiétez pas, cela sera fini à 9 heures moins trois ! »

A 8 heures et demie pile, je prenais mon aube, et je célébrais la messe. Je commençais par une lecture d'évangile, je faisais un topo. Le brouhaha cessait. J'avais choisi un texte, je le commentais pour eux. Maintenant bien sûr, je ne leur dirais plus du tout les mêmes choses. Je leur disais : « Vous savez, ce qui est important dans ce moment que nous passons ensemble, c'est de nous désintoxiquer de la prison. Vous savez comme moi que notre prison, comme toutes les prisons, fonctionne avec la carotte, le bâton, et la balance. Et c'est dur de ne pas tomber dans le panneau. Or l'évangile nous invite à être des hommes libres, et c'est pas trop d'avoir une demi-heure pour être entre nous et pour retrouver notre liberté intérieure ».

Explique-moi : carotte, bâton, balance ?

La carotte, c'est les réductions de peine si vous êtes tranquilles, les faveurs, les permissions, le temps de parloir prolongé. Le bâton, c'est le quartier disciplinaire, le « mitard » si vous faites le con. La balance, ce n'est pas celle de la justice, mais c'est des remises de peines si vous dénoncez des copains.

Quand Michel Vaujour s'est évadé, en 1986, j'ai écrit cette réflexion : « Tu étouffes en toi les jaillissements de la vie, des capacités énormes qui ne seront jamais honorées (...) Tu manques les occasions d'explorer, d'expérimenter. Tu vas au plus facile et tu préfères être un sous-développé

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heureux qu'un aventurier sur la brèche. S'évader est le premier devoir du détenu. N'oublie pas, du moins, que tu es détenu. Et que cela devienne pour toi insupportable ».

Un jour en pleine messe, un détenu m'interrompt devant les deux cents participants et les quatre surveillants, et il me dit « - Mais dis moi, Georges, toi, pourquoi tu es chrétien ? ». Pendant une minute, j'ai tournicoté exprès « - Ah ! Pourquoi je suis chrétien ? Tu veux savoir pourquoi je suis chrétien ! Je vais te dire pourquoi je suis chrétien ». Ils se trémoussaient tous. « Tu sais, je suis chrétien (silence)... parce que je suis Breton ! ». Éclat de rire général ! Il faut dire qu'ils étaient habitués à ce que je ne leur dise pas des choses de convenance. J'ai ajouté « Si j'étais né à Alger, je serais sûrement musulman. Si j'étais né en Alsace, je serais peut-être protestant. Si j'étais né à Bénarès, je serais hindouiste. Mais maintenant si vous me demandez pourquoi je suis prêtre, ça c'est autre chose. Quand j'ai fait ce choix, je me suis dit : Je veux être prêtre pour pouvoir dire aux gens combien je crois en Jésus, avec tout ce que cela comporte d'incomparable. Et si vous me demandez pourquoi je suis avec vous aujourd'hui, c'est encore autre chose ».

« - Alors pourquoi t'es avec nous aujourd'hui ? »

Encore un moment d'hésitation, et je leur dis : « J'ai beaucoup plus de bonheur à être avec vous aujourd'hui, à célébrer dans la prison de Fleury-Mérogis, qu'avec les paroissiens de l'église de Fleury-Mérogis »

« - Pourquoi ? »

« - Parce que moi aussi, je me sens délinquant comme vous, et je me plais bien avec vous ! »

Cela voulait dire quoi, « je me sens délinquant comme vous » ?

On est tous délinquants. Pas vu, pas pris. Délinquants pas seulement par rapport aux lois, mais par rapport à nos exigences intérieures, nos fidélités fondamentales. Par rapport à ce que je suis appelé à être, à devenir, je suis toujours plus ou moins délinquant.

Le fond de mon ministère, de mes visites en cellules, c'était ça : nous désintoxiquer de la prison, leur permettre de parler, leur rendre quelques petits services : chercher une valise qu'ils avaient laissée à l'hôtel où ils avaient été coffrés par la police, prévenir un copain de transmettre un message à leur fiancée, etc. Ils n'avaient pas le téléphone. Ils avaient la radio, maintenant ils ont la télévision. En février 1984, j'ai écrit une prière d'une page « Yahwé, mon Dieu, si tu venais à Fleury-

Mérogis » ... tu ne serais pas directeur, ni surveillant, ni médecin, ni éducateur, ni assistante sociale, ni visiteur, ni aumônier... « Tu serais le détenu n° 129 333... ».

En octobre 1978, je suis allé à Montréal pour visiter les prisons du Québec avec des professionnels. À l'hôtel, j'ai appris l'élection d'un pape polonais. J'ai dit « Hourrah » pour un pape qui venait de l'Est... Je ne savais pas à quel point je serais déçu par la suite.

La peine de mort a été supprimée en 1981 à la suite de l'élection de Mitterrand. J'ai connu Philippe Maurice, qui avait tué un gardien de prison pour défendre son frère maltraité en prison lui aussi, et a été condamné à mort. Son avocate qui lui avait amené une arme s'est retrouvée à la prison des femmes à Fleury. Giscard d'Estaing ne l'avait pas gracié, et en 1981 il a échappé définitivement à la guillotine. Il m'a appris beaucoup de choses. Il a écrit un livre important que je n'ai plus, et il est devenu professeur de je ne sais quoi depuis.

J'ai été évincé de la prison par le Directeur, en 1982 je crois. L'administration pénitentiaire a mis en place à un moment des portiques de contrôle - comme dans les aéroports - pour le personnel, les visiteurs et les familles qui entrent dans la prison. On avait décidé à la réunion des aumôniers qu'on n'accepterait pas de passer sous le portique si tout le monde n'y était pas soumis, les surveillants aussi. J'étais toujours le premier arrivé à la prison le matin, à 7 heures 45. J'ai refusé de passer sous le portique. Il y a eu un mouvement de grève de l'ensemble des personnels para-pénitentiaires. Le directeur, un Corse pas sympathique du tout, a accepté de recevoir les quatre représentants de syndicats. On a décidé au mess d'entrer tous à 14 heures dans la prison et dans la grande salle de réunion. On était environ soixante-dix, et j'étais le seul aumônier présent. Il a fait son topo, il y a eu quelques interventions des uns ou des autres. À un moment, il a dit « Ce n'est pas moi qui ai eu l'initiative des portiques, je n'ai fait qu'exécuter les ordres ». Je n'avais pas l'intention de prendre la parole, mais je lui ai dit « Monsieur le directeur, quand on est responsable à votre niveau à vous, on ne peut pas être un simple exécutant ». Fleury est la plus grosse prison de France...

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Le lendemain, quand je suis revenu, ma première visite a été pour deux Zaïrois qui étaient dans la même cellule, et je leur ai amené deux petits pots qui contenaient une pommade pour maladie de peau et quelques herbes sacrées cueillies par leur femme. Ce genre de service était interdit, mais toléré du moment que je le faisais discrètement. Je vois d'autres détenus, je fais les listes pour la messe du samedi, et quand je sors, le gardien me dit que je suis appelé au bureau du directeur. En fait, je suis reçu par le sous-directeur, et sur son meuble arrière, j'aperçois les deux pots que j'avais rentrés le matin. Il me dit que c'est strictement interdit d'introduire des remèdes, il me fait le petit sermon normal. Dans la salle d'à côté, il y avait deux gendarmes avec leur machine à écrire. Interrogatoire, déclaration. J'ai été vidé de la prison. J'ai averti mes supérieurs, les copains, je suis rentré dans mon HLM à Morsang. Huit jours après, le pasteur a été flanqué lui aussi à la porte pour avoir introduit un courrier. Le directeur était trop heureux, mais a été déçu que les herbes sacrées ne soient pas de l'herbe à fumer. Cela aurait été pour lui un triomphe. Ma réintégration a eu lieu au bout de six mois.

Je ne me suis pas ennuyé pendant ces six mois car je continuais à étudier qui est Jésus. C'est là que j'ai découvert le sens de l'Ascension chez un exégète, Xavier-Léon Dufour.

Je faisais partie du CPL, le Centre de Pastorale Liturgique, animé par les dominicains de la rue Malesherbes. Ils étaient ...(à reprendre)

Pendant ma période d'aumônier à Fleury, j'ai accompagné une équipe de Foyers Notre Dame. Je faisais aussi partie de Franciscains et socialisme, où il y avait une réunion mensuelle de l'équipe de base, avec parfois des remises en cause de la divinité de Jésus. On discutait de cela aussi dans ma fraternité de Ménilmontant. Il y avait une femme très populaire dans le mouvement, Jacotte, de famille marxiste, convertie au catholicisme pour pouvoir se marier à un jociste. Je la ramenais chez elle un soir à Arcueil en rejoignant mon HLM à Morsang. Elle dit en montant dans ma 4L avec son mari Jean « Tu sais, Georges, que Jésus soit Dieu, qu'est-ce que ça change ? Il était près des pauvres ». Jean, derrière au fond de la 4L répond « Mais si, ça change tout ». Et je reprends « Mais oui, Jacotte, ça change tout ! ». À ce moment-là, c'était une question.

Parle-moi de Franciscains et socialisme

En 1975, sept ans après 1968, beaucoup de chrétiens de gauche, engagés dans le monde professionnel, syndical, politique, culturel, supportaient de plus en plus mal d'être obligés de laisser au vestiaire leurs options militantes dans les groupes religieux ou paroissiaux où le seul mot de « socialisme » faisait scandale. L'épiscopat français en 1972, dans son document « Pour une pratique chrétienne de la politique », encourageait les lieux de rencontre et de confrontation entre chrétiens. C'est ainsi que, sans opposition des structures de l'ordre franciscain, une démarche autonome a pris naissance en octobre 1975 à Fontenay-sous-Bois, à la maison mère de la Mission de France, pour une

« expérimentation libre et responsable » et sans distinction de religieux, de prêtres et de laïcs.

En 1981, le Mouvement Franciscains et socialisme a rassemblé des militants « motivés par une référence à Jésus de Nazareth et à François d'Assise », qui voulaient « constituer des espaces de réflexion, de critique et d'expérimentation dans une perspective socialiste, sensibles à toutes les intuitions qui ouvrent des voies au développement humain en toutes ses dimensions ».

Il y avait des rencontres mensuelles pour chacun des six groupes, dont trois en région parisienne, un ou deux week-ends par an, une session d'été, une assemblée générale, un bulletin, Espaces, cinq numéros par an. Les thèmes abordés touchaient à la politique (prière et politique, les pouvoirs, nos solidarités..), aux franciscains (François, l'utopie du Royaume..), au corps (vie et mort, santé, sexualité, harmonie corporelle et spirituelle...) et à la foi (sources chrétiennes, théologies de la libération...). A Franciscains et socialisme, nous avons par exemple découvert Karlfried Graf Dürckheim, en faisant à partir d'une cassette vidéo des exercices dirigés par Jacques Castermane.

Quand et comment as-tu quitté ton poste d'aumônier de prison ?

En 1984, après douze ans à Fleury, j'ai décidé d'arrêter, mais je ne voulais pas reprendre une activité pastorale. Je voyais les choses se détériorer dans la pastorale française six ans après l'élection de Jean-Paul II. Je voyais des charismatiques échevelés arriver dans les fraternités des capucins. Je me

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disais « Cela fait douze ans que je suis sorti de cette vie-là. Il faut absolument que je continue à approfondir ma recherche sur Jésus ». Je n'avais pas envie de me remettre dans une pastorale réduite à néant par le Vatican.

A 64 ans, m'octroyant vingt ans d'espérance de vie, je me suis décidé à me consacrer entièrement à explorer « la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur » du mystère. J'étais loin de me douter des mutations que j'allais vivre, mais je suis très heureux d'en avoir pris le risque.

J'ai demandé trois années sabbatiques, prolongées ensuite pendant de deux ans. J'avais obtenu de les passer au début dans une paroisse du XX' arrondissement, près de Ménilmontant où était ma fraternité. J'aurais eu ma chambre sans participer au ministère.

1984 - Ermite et concierge pendant cinq ans. La rencontre de Légaut

J'étais aumônier diocésain des équipes des Éducatrices paroissiales, les religieuses qui font le catéchisme, reconnu comme ayant compétence. Jacqueline Boulard, une soeur infirmière que j'avais aidée à Calais et en Normandie, a été nommée à Clichy. Cette communauté a éclaté, et une partie a atterri à Arpajon, à dix kilomètres de Fleury et trente kilomètres au sud de Paris. On s'est retrouvé, on était en bonnes relations, je l'ai conseillée, elle m'a aidé à assister une religieuse que j'avais connue à Blois et qui demandait à quitter les ordres. Six mois avant mon départ de Fleury, Jacqueline me téléphone : « Georges, je sais que tu cherches un appartement. Dans mon immeuble, la concierge est décédée depuis un an, et on ne trouve personne pour lui succéder ? Je te le signale à tout hasard ». Cela m'intéressait beaucoup. Je lui demande l'adresse de la propriétaire. On est convenu d'un salaire de 1 000 F par mois plus le logement. Cela me plaisait plus que d'être dans un presbytère où j'aurais été mêlé à la pastorale sans vouloir l'être. Pendant six mois, j'étais concierge en même temps qu'aumônier de prison, je vidais neuf grosses poubelles le matin, je nettoyais et je partais ensuite à Fleury.

Quand j'ai mis au courant mon supérieur provincial, il m'a dit « Tu ne m'as pas beaucoup consulté ! ». Je lui ai répondu « Non. Si je t'avais consulté, tu aurais passé plusieurs nuits sans dormir, et tu n'aurais pas pu me répondre positivement. J'ai donc préféré te mettre devant le fait accompli ! ». J'ai été concierge pendant cinq ans, de 1984 à 1989. J'avais obtenu en principe trois années sabbatiques, et j'ai pu obtenir ensuite une prolongation de deux ans.

J'étais concierge. Je nettoyais les vitres, je balayais, je tondais le gazon, je désinfectais les poubelles. Deux heures de marche quotidienne, une heure de natation hebdomadaire. Un peu de vie religieuse en communauté, ou de réunions de Franciscains et socialisme, et beaucoup de silence, de prière, de lecture.

Un dimanche d'octobre 1986, je vais chez quelqu'un à Paris après la messe de la prison, et à la télévision, à l'émission Le jour du Seigneur, je vois Marcel Légaut en train de présenter au carmel de Mazille son livre Croire à l'Eglise de l'avenir. J'arrivais en fm d'émission et cela ne m'a pas marqué, mais je reçois plus tard un coup de fil d'un copain de Franciscains et socialisme qui me dit qu'il a enregistré en cassette l'émission de Légaut et me propose de la regarder ensemble lors de la prochaine réunion. On a regardé cette émission. J'ai commandé le livre, puis L'homme à la recherche de son humanité, et ça m'a donné le goût de rencontrer Marcel Légaut. Mais je n'arrivais pas à trouver ses coordonnées. Finalement le groupe Franciscains et socialisme a organisé à la Pentecôte 1987 son assemblée générale à Chambles. Là, je rencontre une fille qui m'a donné les coordonnées de Légaut. J'ai donc rencontré Marcel Légaut aux Granges pour la première fois en octobre 1987, puis en juillet 1988.

L'objectif de ton métier de concierge, c'était de pouvoir lire et réfléchir ?

Mon objectif était de mettre au clair l'authenticité du mystère pascal auquel mes confrères les plus ouverts ne semblaient pas attacher une importance assez grande à mon goût. Je me sentais isolé. Ils me semblaient ouverts dans leur ministère aux directives qui venaient des mouvements nationaux d'Action catholique, mais sur le fond, ils continuaient à vivre sans être marqués fortement par le coeur du christianisme. Ils ne le démontraient pas, ça ne se trouvait pas dans leur prédication, et quand je

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leur en parlais, ça n'avait pas d'écho, y compris ceux qui, comme notre ami commun Marcel Chochois par exemple, étaient bien plus fortiches que moi au point de vue intelligence, culture, plus éveillés que moi à l'humain. Moi, j'étais plus sensible au divin surnaturel.

Dieu était intervenu, et donc on ne pouvait plus se contenter du niveau naturel. Il fallait oser croire dans le dessein de Dieu, dans cette venue du Fils unique, il fallait franchir un espace pour adhérer à la révélation surnaturelle.

Oui, ça me permettait de bosser, d'approfondir le mystère pascal. C'est un paroissien cultivé de Morsang-sur-Orge qui m'a passé un jour le bouquin de l'exégète jésuite Xavier Léon-Dufour. Il y mentionne un courant tout à fait minoritaire, le courant de l'Ascension. Luc est le seul à raconter l'événement de l'Ascension, qui rejoint des mythes de l'ancien testament (Élie enlevé au ciel dans un char de feu) et des autres religions. Pour moi, tout se tenait. En mars 1982, - j'étais encore aumônier à Fleury - j'avais écrit ce que je pressentais déjà à Calais, sans faire alors la jonction :

« A Noël, l'un des Trois devient l'un de nous ; Dieu dans notre humanité.
Pâques — Ascension — Pentecôte : L'un de nous devient l'un des Trois ;
Un homme dans la Trinité, l'humanité est réintégrée dans l'espace divin ».

En 1986, j'avais lu le livre de Jean Moussé Le second souffle de la foi . Moussé, jésuite, ancien déporté à Buchenwald, a été de 1970 à 1977 aumônier national du MCC, le Mouvement des Cadres Chrétiens. Le dernier chapitre remettait en cause ce qui m'était le plus précieux et ce sans quoi, me semblait-il, Jésus n'avait plus d'intérêt absolument unique, sa divinité. J'ai refusé alors ce témoignage de Jean Moussé.

Fin 1986 et tout au long de l'année 1987, j'ai pris longuement connaissance du témoignage vigoureusement ciselé de Marcel Légaut, que j'ai rencontré personnellement deux fois dans sa ferme des Granges. Quand j'ai été voir Légaut, j'étais pas du tout en peine dans ma foi. Ce qui m'intéressait alors, c'était croire en l'Église de l'avenir, une Église de petites communautés, où l'on a la parole, organisée en structures de participation et de partage. Légaut, lui, proposait avec une liberté incroyable une démarche de foi audacieusement nouvelle où Dieu n'est plus ce qu'on avait dit de lui, et où Jésus est tout autre que ce qui était enseigné depuis près de 2 000 ans.

Marcel Légaut

Lentement et paisiblement ébranlé par le témoignage de cet homme de foi de 88 ans, j'ai concentré toute ma recherche, pendant plus d'un an, sur le contenu des livres où il s'est exprimé méticuleusement. Puis j'ai retrouvé un livre de Georges Morel, Jésus dans la théorie chrétienne 2. Georges Morel, un grand intellectuel et un grand spirituel qui avait été mon condisciple au grand séminaire de Rennes avant d'entrer chez les jésuites, mettait en cause avant Moussé la divinité de

1 Jean Moussé sj, Le second souffle de la foi, ou le décapage des traditions , éd. Luneau , 1984

2 Georges Morel sj ,Questions d'hommes - Jésus dans la théorie chrétienne , Aubier, 1978

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Jésus. J'ai alors entrepris la lecture du livre de Jean Moussé, que j'ai rencontré par la suite à Mirmande.

J'ai lu aussi un livre de Jean Vimort, Je ne crois plus comme avant . Cet ancien directeur de la catéchèse, puis des aumôneries des lycées de Lyon, s'est attiré les foudres de la hiérarchie.

Jacqueline, qui était en perte de repères parce qu'elle avait quitté sa communauté, fréquentait nos réunions de Franciscains et socialisme. Elle est venue avec moi aux Granges à une session animée par Légaut en 1987. Je lui ai dit que j'aurais désormais tout mon temps pour reprendre la réflexion sur la divinité ou pas de Jésus.

En juillet 1988, à la fin d'une rencontre avec Légaut, où il nous avait commenté son livre L'homme à la recherche de son humanité, je dis sur le seuil de la porte « Ah dis donc, ça vaut le coup. Mais moi, je vois pas bien là-dedans quelle place peut avoir la Trinité ». Marie-André, une ancienne contemplative visitandine, très proche et influencée par Légaut, me dit alors : « Ah bon ? Parce que toi tu en es encore là ! ». J'ai dit « Ah ? » avec comme réflexion intérieure en moi : De toute façon, je vais avoir bientôt tout mon temps pour laisser cette question mûrir en moi.

J'ai eu assez tôt le livre d'Etienne Verougstrate, Les Sources de la Trinité', un petit livre de 100 pages, d'une simplicité et d'une clarté étonnantes, destiné à un public non spécialisé. Un livre introuvable, non réédité. Marie-André m'en avait donné un exemplaire dont j'ai fait faire dix photocopies. Ce livre bien documenté explique clairement le processus de déification de Jésus pendant les premiers siècles du christianisme. De Nazareth à Nicée, le Messie-fils de Dieu est devenu Dieu le Fils

La thèse de l'auteur se résume en trois phases :

1)   Dans les évangiles synoptiques, les deux titres de « Messie » et de « fils de Dieu » sont équivalents. De même dans les discours de Paul rapportés dans les actes des apôtres. Pas question que Jésus soit Dieu. Les premiers chrétiens, parlant de Jésus fils de Dieu, n'ont pas visé un fils au sens propre, mais un homme inspiré par Dieu. La définition nicéenne d'un Fils de Dieu qui était éternellement tel avant de connaître l'Incarnation n'est affirmée nulle part dans les évangiles synoptiques. Ceux-ci étaient pourtant déjà des mythologisations et des oeuvres de propagande modelées par le rêve messianique.

2)   Dans les épîtres de Paul, antérieures aux évangiles synoptiques, il y a déjà un glissement : Paul n'a pas égalé le Christ à Dieu, mais à un dieu, comme Philon d'Alexandrie l'avait déjà fait pour le Logos. Dans l'évangile de Jean, (Jean l'apôtre, Jean auteur du quatrième évangile et Jean auteur de l'Apocalypse sont trois personnes différentes), largement postérieur, il y a un autre glissement important : ce titre de « fils de Dieu » non seulement qualifie le Messie, mais correspond, dans la ligne de la philosophie helléniste ambiante, à un être préexistant, intermédiaire entre Dieu et l'homme, et impliqué dans la création de l'univers. Mais cet être n'est pas Dieu.

3)   Pendant trois siècles, de multiples tentatives essayèrent de rendre compte des différentes données du Nouveau Testament. La propagation du christianisme en terre grecque amenait à des interprétations plus inspirées de la culture grecque que de la tradition biblique. Controverses et condamnations se succédaient. L'Empereur Constantin, chrétien de fraîche date, exigea qu'on mît un terme à ces divisions. Ce fut le concile de Nicée (325) qui ne fit pas l'unanimité mais imposa à tous la même règle de foi. Ce fut l'aboutissement d'une longue évolution, et nous récitons chaque dimanche le symbole de Nicée.

Verougstrate montre toutes les anomalies du Symbole de Nicée en 325, et décrit toutes les guerres entre théologiens de formation grecque jusqu'aux conciles de Chalcédoine en 451 puis de Constantinople en 680. Dans sa conclusion, il écrit « On ne devrait pas lier l'appartenance chrétienne

3 Jean Vimort , Je ne crois plus comme avant , éd. du Chalet , 1980

Etierme Verougstrate , Les sources de la Trinité — De fils de Dieu à Dieu le Fils, les trois siècles qui ont fait le

dogme., éd. Universitaires, Bruxelles, 1981 ( 112 pages, épuisé)

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à des dogmes qui sont aux antipodes de la pensée de Jésus » (...) « Toutes les forces d'intolérance qui ont assombri l'histoire de l'Eglise ne lui sont-elles pas venues de l'assurance de son infaillibilité ? » ;

Résumé fait par É. G.

Je suis donc arrivé à la dé-divinisation de Jésus à la fois par une réflexion et des lectures exégétiques, historiques, et par l'approche de Légaut

Comment s'est passée pour toi cette mutation de Jésus-Christ à Ieshoua ?

Je laissais affleurer les questions, et je n'étais pas pressé de trouver les réponses qui, de toute façon, quand il s'agit de « Dieu », ne sont que relatives et provisoires. J'étais athée de plusieurs dieux : Le dieu de l'homme de Cro-Magnon, le Dieu trinitaire des théologiens patentés, le Dieu de Jésus-Christ des manipulations pastorales. Ma plus belle joie, c'était la découverte entièrement renouvelée de cet homme nommé Jésus.

En fréquentant Légaut, ce chercheur habité et rigoureux, ce chrétien passionné par Jésus de Nazareth, j'ai attribué à la profondeur humaine et spirituelle de Jésus ce que l'on met habituellement sur le compte de sa divinité. Quand il redevient homme, ses gestes, ses paroles, ses comportements, et même des guérisons qu'il a pu provoquer, sont beaucoup plus significatifs, plus conséquents pour moi, plus chargés d'appels, et porteurs d'une représentation de Dieu plus pure et plus intérieure.

J'ai commencé à me situer au niveau des disciples, lors de leurs premières rencontres avec ce rabbi pas comme les autres. De ses paroles émanent une impression d'authenticité, une mise en valeur de ce qu'il y a de plus pur dans les écrits des prophètes de la Bible, une liberté incroyable envers les comportements formalistes et hypocrites de la religion officielle, l'attention admirative qu'il porte aux petites gens, sa façon de parler de Dieu, son Père, tout proche de nous.

J'ai accepté de ne plus croire comme avant. J'ai senti tomber le système d'autodéfense établi inconsciemment en moi par esprit de discipline et de solidarité ecclésiastique, mais aussi par l'ardeur de ma foi de ma foi dans l'incarnation du Fils Unique de Dieu. J'ai accordé droit de circulation à des données importantes de la recherche théologique, exégétique et historique, stoppées au portillon de la censure, parfois de mon autocensure.

À travers les lignes de Marcel Légaut, j'ai découvert peu à peu un Ieshoua incompatible avec le messie des Juifs, avec le Christ cosmique de Paul et avec le Fils Unique Incarné de l'Église.

Georges Morel, Jean Moussé, Jean Vimort, Etienne Verougstrate, Marcel Légaut ont balisé mon chemin vers la dé-divinisation de Jésus. Je me suis rallié à ces témoignages concordants en mai 1988, avec un sentiment de liberté, d'authenticité et de fidélité, avec aussi une conscience très vive de tout ce que cela remet en cause.

Le 4 octobre 1988, j'ai informé par lettre mes amis de ce qui m'était arrivé. En voici des extraits :

« Dieu est tout autre que ce que je croyais

Jésus est tout autre que ce que je croyais

La vérité de l'évangile, de l'eucharistie, du sacerdoce est tout autre que ce que je croyais (...)

Mon approche actuelle de Dieu, de Jésus, de l'évangile est toujours aussi forte et vitale, mais toute

différente. (...)

Bien des prêtres et des théologiens vivent le même genre de démarche, sans oser le dire ou sans le

publier, soit par crainte de la hiérarchie, soit par crainte des croyants traditionnels.

Beaucoup de chrétiens aussi vivent cela et l'expriment en dehors des cercles officiels.

Ceci dit, je me considère toujours comme catholique et capucin. (...)

J'ai cru important, au bout de cinq ans, de vous exprimer clairement où j'en suis.

J'ai pris des risques, je ne vis pas cette aventure en dilettante, et c'est pour la mener plus loin

que je prépare mon départ pour la Drôme en juillet 1989.

Notre amitié valait bien cette importante confidence »

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Qui était Marcel Légaut ?

Je reprends pour répondre à ta question un texte de Thérèse de Scott. Légaut est né à Paris en 1900 et mort à Avignon en novembre 1990. Ancien élève de l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm, il a été professeur de faculté à Nancy, puis à Rennes, puis à Lyon. Simultanément, il animait une communauté évangélique d'enseignants de l'école publique. À quarante ans, tout en continuant à temps partiel son enseignement à Lyon, il se fait paysan et berger dans le Haut-Diois. Marié, père de six enfants, il publie sur le tard plusieurs ouvrages importants sur la vie spirituelle, le christianisme et la mission de l'Église.

Son oeuvre majeure, accueillie favorablement, paraît dans les années 1970 : L'homme à la recherche de son humanités, Introduction à l'intelligence du passé et de l'avenir du christianisme 6, Mutation de l'Eglise et conversion personnelle 7. Jusqu'à sa mort, tout en menant dans plusieurs pays d'Europe et au Canada une activité de conférencier, il continue de travailler les questions qu'il a ouvertes. Il presse les chrétiens d'oeuvrer pour une renaissance spirituelle qui ne soit pas la répétition du passé. « Tout est à reprendre par la base et de façon tout à fait autre », disait-il.

Il a beaucoup fréquenté Pierre Teilhard de Chardin, je crois ?

Oui. Il a fréquenté aussi un autre grand jésuite, François Varillon. Comme Teilhard, il voyait que la question cruciale pour l'homme de la modernité est celle du sens de la vie, de l'espoir pour l'avenir. Le tempérament optimiste de Teilhard se nourrissait d'une vision de l'énergie spirituelle à l' oeuvre dans l'évolution grandiose du cosmos : tout rassembler dans le Christ, pour que le Christ soit tout en tous... Une vision dynamique, mais très anthropocentrique et très conforme au dogme chrétien. Légaut, lui, focalisait son attention sur l'histoire singulière du sujet comprise comme un cheminement intérieur. Il renversait donc l'axe de la réflexion suivie communément par la tradition doctrinale du christianisme.

Quand il est devenu berger en 1940, Légaut a beaucoup bûché, et il a découvert finalement que Jésus était un homme à la recherche de son humanité, comme tout homme, mais fidèle à lui-même jusqu'au bout. Jésus a été homme de foi en lui-même, ne s'alignant pas sur la normalité judaïque, et fidèle à ses intuitions et à son propre chemin. Jésus, sous la plume de Raymond Bourrat, nous dit « Croyez en vous comme j'ai cru en moi », et même « Ne m'imitez pas, soyez fidèle à vous-même »...

Finalement, Jésus est un homme authentique, un homme de foi et de fidélité à lui-même, non pas quelqu'un qui est venu pour accomplir les Écritures, mais un homme qui s'est accompli lui-même dans la foi et la fidélité. Jésus a cru en lui-même, tout simplement. Jésus avait foi en l'autre, il mettait l'autre en mouvement, parce qu'il croyait en lui-même. Il n'y a rien de surnaturel là-dedans, c'est en prise sur l'éveil naturel. Comme dit le P. Baudiquey, « il est plus facile de croire en Dieu que de croire en soi-même ». Légaut s'adresse plus aux athées, aux agnostiques et aux chercheurs qu'à ceux qui sont encombrés par une religion qui les a enfermés dans des réponses.

Pour Légaut, la foi de l'homme en soi-même ouvre à la foi en l'autre. « La foi en soi est l'affirmation inconditionnelle, posée par l'homme adulte, de la valeur de sa propre réalité prise en soi, indépendamment de la considération de son passé et de son avenir 8». Elle le dégage des autodéfenses et lui permet de se tenir dans la conscience lucide de sa carence d'être, ainsi décrite : « Ce que l'homme sait ne pas être, ne pas pouvoir être et cependant devoir être pour exister humainement lui révèle sa carence d'être ».

Ce qui rend possible l'émergence de l'intuition majeure de la foi en soi jointe à la conscience de la carence d'être, c'est le travail intérieur que fait l'homme par l'approfondissement de l'amour humain, de la maternité ou de la paternité, de la responsabilité, de l'activité créatrice, de la conscience qu'il va mourir. L'homme suffisamment recueilli et présent à lui-même, confronté à cette exigence intérieure qui se manifeste par des affections et des motions, reconnaît en l'intime de lui-même une Présence et

5 Marcel Légaut, L'homme à la recherche de son humanité, 2006, Aubier 1971, rééd. ACML

6 Marcel Légaut, Introduction à l'intelligence du passé et de l'avenir du christianisme, éd. ACML, 1999

7 Marcel Légaut, Mutation de l'Église et conversion personnelle, Aubier , 1975

8 in L'homme à la recherche de son humanité

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une Action mystérieuse qui l'appellent. Comme le précise Légaut, « c'est une action en moi, qui est de moi, qui ne peut pas être sans moi, mais qui n'est pas que de moi, et je dis qu'elle est de Dieu ».

Le « devenir soi », autre nom de « l'accomplissement humain », s'effectue donc grâce à un travail d'interprétation créatrice du sens de ce que la personne a vécu d'essentiel. D'infidélité en fidélité, le chercheur de sens découvre ainsi peu à peu sa « mission », par laquelle il se trouve associé à l'activité créatrice de Dieu, et où lui sont secrètement révélés sa place unique et son rôle dans le monde.

Légaut disait :

« Jésus est l'homme debout ! Je n'utilise jamais le mot « Christ » : il y a tellement de théologie autour de ce personnage céleste que l'homme Jésus s'y trouve évanoui. Croire au Christ, c'est à mon point de vue une croyance idéologique, croire en Jésus est une croyance de foi. La foi suppose une relation de personne à personne. J'ai foi en cet homme Jésus, à la suite de tous ceux qui se sont rapprochés de lui pour être ses disciples. En Jésus, je découvre Dieu. On a encore une représentation grossière, extrinsèque, où Dieu est extérieur à l'homme, en concurrence avec l'homme. Il nous faut, grâce à Jésus, si l'on veut entrer dans sa vue, avoir une conception où l'acte libre de l'homme est déjà un acte divin, (...) une communion qui fait que Dieu se déploie en l'homme au fur et à mesure que l'homme devient lui-même. (...) Quand Jérémie dit que la loi est à l'intérieur de notre coeur, cela veut dire non seulement que la loi est intérieure, mais aussi qu'elle est personnelle. Allons plus loin : nous avons une communion à Dieu qui nous est personnelle, qui est unique. Les autres ne peuvent pas l'avoir. Il ont à trouver la leur 9»

Tu as beaucoup fréquenté Légaut ?

Non, je ne me suis pas familiarisé avec lui. J'ai assisté à quatre rencontres, deux aux Granges, une en 1988, une en 1989, et deux à Mirmande en 1987 et 1988.

Une fois, j'ai évoqué François d'Assise, et Légaut m'a répondu quelque chose qui m'a vraiment déplu, presque blessé, à savoir que François obligeait ses novices, pour les éprouver, à planter ses poireaux la racine en l'air. Voilà le genre des stupidités stéréotypées qu'on lisait souvent dans les vies des saints et que reprenait Légaut...

É.G. : Les plus éveillés ne sont pas éveillés sur tous les plans et peuvent aussi des âneries... Jean-Marie Muller m'a raconté une discussion qu'il a eue avec Légaut dans la gare SNCF de Valence, je crois. La bombe atomique ne semblait pas poser de problème à Légaut ! Tout le monde n'a pas la vision globale d'un Théodore Monod, qui ne croyait pas non plus à la divinité de Jésus, mais qui manifestait chaque année à Taverny contre la bombe atomique...

Pour moi, l'important dans Légaut, c'est L'homme à la recherche de son humanité. Il a fait une longue recherche. Au début, il était pieusard, quand il animait des réunions d'étudiants chrétiens dans les années 1930. Puis il a rencontré des hommes de grande valeur, des prêtres qui avaient eu des postes importants et qui s'étaient fait limoger à la suite de la condamnation du modernisme par le Vatican, et il a beaucoup évolué.

Légaut était fervent admirateur du concile Vatican II, lui reprochant toutefois de n'avoir été surtout pastoral et insuffisamment spirituel. Quand je l'ai connu, il venait d'écrire Un homme de foi et son Église, où il dénonçait la pastorale de Restauration mise en oeuvre par Jean-Paul II, c'est-à-dire de retour à l'avant-Concile de 1960-63.

Peu avant sa mort, Légaut lisait beaucoup les livres d'Émile Poulat sur le modernisme. Bernard Feillet m'a éclairé là-dessus. Dans sa préface au livre Patience et passion d'un croyant 10, il relie la démarche de Légaut à celle des modernistes, un groupe de prêtres de haute valeur qui dans les années 1900 enseignaient dans les séminaires, prenaient en compte les recherches scripturaires, et ont été condamnés outrageusement par le Vatican.

9 Interview de Marcel Légaut par Jean-Pierre Ripoll, paru dans Quelques Nouvelles, n° 178, mai 2005

10 Marcel Légaut , Patience et passion d'un croyant , Desclée de Brouwer, 1990

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Légaut était très en vogue dans les années 1970, et a disparu de la circulation dans les milieux spirituels ou de la base chrétienne militante. Il était très réticent envers l'Action catholique, qui s'adressait à la collectivité en négligeant selon lui l'éveil personnel, ce qui était pour lui un vice fondamental. Il a évité de justesse d'être condamné par Rome grâce à l'intervention du cardinal Garonne, ancien archevêque de Toulouse. Mais il n'a pas voulu ouvertement dénier la divinité de Jésus.

J'ai beaucoup reçu de Légaut, je suis un héritier de Légaut, mais je ne suis pas un disciple de Légaut. Je souhaite être un disciple de Jésus. Le type d'homme, de vie et de témoignage de Ieshoua n'a rien à voir avec celui de Légaut. Légaut était un intellectuel, un chercheur. Il m'a permis de franchir un pas que je n'aurais jamais pensé avoir à franchir, de dépasser cette merveille du mystère de l'Incarnation et du mystère pascal, et de trouver Ieshoua. « Jésus troubadour du royaume intérieur », c'est du Sauvage, ce n'est pas du Légaut...

Dans un espace très réduit ont vécu durant ces années trois hommes de grande envergure, mais ils ne se sont pas rencontrés. Karlfried Dürckheim a vécu à Saulce-sur-Rhône, pas loin de la Magnanerie de Mirmande. Sa brève rencontre avec Légaut n'a pas été un succès. Légaut ignorait la spiritualité orientale Émile Gillabert, qui a écrit un livre sanglant sur St Paul, habitait Marsanne, où se trouvait aussi la maison d'édition Metanoïa.


 

SAINT PAUL

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Karlfried Dürckheim                                         Le livre d'Émile Gillabert

Cette démarche de dé-divinisation de Jésus, de recherche de la vraie identité de Ieshoua, je l'ai entreprise paisiblement, sans crise, sans angoisse, sans hâte d'aboutir à des conclusions. Je l'ai entreprise avec bonheur, en appréciant la chance qui m'est donnée de pouvoir la réaliser alors que j'abordais, à 70 ans, l'étape finale de ma vie.

J'ai demandé à prolonger mes années sabbatiques pour vivre en ermitage à Bonneval, pour débroussailler tout ce qui s'était passé en moi et y mettre, si possible, un peu de clarté.

Pendant une session avec Légaut, je suis allé voir Guy Miel, le berger des Tatins, une ferme près de Granges. Il m'a fait comprendre que j'étais trop vieux à 68 ans pour pouvoir l'aider, pour prendre les moutons à bout de bras. Je suis allé voir le curé de Luc-en-Diois qui m'a indiqué que son presbytère était pourri et qu'il ne pouvait pas me recevoir. Mais le berger, lors d'une seconde rencontre, me dit qu'il avait parlé de moi à Geneviève, une conseillère municipale, et qu'il y avait une ancienne école à Bonneval, aménagée et louée à un employé de l'ONF, et qui pourrait se libérer.

Je viens avec Jacqueline à Bonneval, je rencontre Geneviève, on visite la maison. Jacqueline voulait

se rapprocher de Légaut avait fait des démarches à l'hôpital de Crest (compléter)...

En haut, le logement de l'institutrice était également libre.

Zone de Texte: 22Guy Miel, le berger des Tatins, était en lien avec Légaut mais surtout partenaire de l'Association de la Baume Rousse. Cette association créait aux Tatins un centre d'accueil au service de jeunes et de moins jeunes de la région de Toulon en difficulté d'exister. Cette association était liée à la Diaconie du Var, créée par un jeune diacre plein de punch qui avait rassemblé tous les organismes de Toulon qui s'intéressaient aux exclus. À cette Diaconie participaient les capucins de Toulon.


Jacqueline et moi sommes arrivés au bon moment pour aider l'association de la Baume Rousse en difficulté. Pour mes supérieurs de Paris, le fait qu'en habitant en ermite à Bonneval, je venais me rapprocher de la Diaconie du Var aux Tatins les a rassurés.

1989 - Ermite à Bonneval-en-Diois

Jacqueline a loué la maison, et est repartie à Arpajon où elle travaillait encore. Je recevais les visites de Pierre Barbuzanges, très lié par son père à Marcel Légaut et passant ses vacances à Souvestrières, un peu plus haut que Bonneval. Chaque jour, nous lisions ensemble L'homme à la recherche de son humanité. Agnès Munier, qui avait rencontré Pierre à Mirmande, était elle aussi en pleine reconversion.

Je suis arrivé à Bonneval le 9 juillet I989, et je me suis installé au rez-de-chaussée avec meubles, livres, et archives personnelles. Jacqueline est arrivée quelques jours après pour ses congés d'été d'infirmière, mais définitivement le 1" février 1990, en retraite définitive. Elle s'est installée au premier étage. Nous avons défini notre modus vivendi : elle prend le repas de midi avec moi, et pour le reste, nous sommes autonomes.

Durant l'hiver 1989-90, je partais chaque matin aux Tatins avec ma 4L aménager et débroussailler l'espace des Raberioux pour l'associationde la Baume Rousse. Travail très saint physiquement et psychiquement. Travail en pleine harmonie avec mon travail intérieur de défrichage, de débroussaillage de mon approche de Jésus.

J'avais tout mon temps devant moi pour explorer l'authenticité de Jésus. Au début, j'ai été un peu sollicité pour des baptêmes. J'assistais au début à la messe paroissiale de Chatillon-en-Diois, je célébrais pour remplacer le curé quand il était malade ou absent. J'ai dit un jour à mes supérieurs et à d'autres ce qui m'était arrivé. René Juventon, le curé de Die, avait célébré les funérailles de Légaut en 1990. Je lui ai dit un peu plus tard : « Tu sais que je suis en exploration depuis un certain temps. J'aboutis à une conclusion et je veux t'en faire part » Je lui ai dit que je ne croyais plus au dogme du Fils unique de Dieu. Il m'a contacté, en 1992, je pense, pour célébrer la semaine pascale à Luc-en-Diois et remplacer le P. Froment, décédé. Je lui ai répondu qu'honnêtement je ne pouvais plus célébrer étant donné ma nouvelle façon de croire en Jésus.

Pendant quelques années, j'ai continué à lire Légaut et un certain nombre de livres qui paraissaient à ce moment-là. Il est paru une multitude de bouquins sur Jésus, et cela continue. Je me rappelle d'un grand titre de journal sur la « Jésumania ». Ce que je retenais, mais de façon un peu livresque, et provisoire pour moi, c'était que Jésus avait été un homme fidèle à lui-même, jusqu'à mourir sur une croix car il dérangeait trop de monde, les dignitaires et les bien-pensants de la religion. C'est cela qu'il nous enseigne. Je voulais me laisser travailler par cette perspective-là.

Mais je voyais toujours une correspondance entre Jésus et François d'Assise. François d'Assise, le troubadour du royaume, Jésus, le troubadour d'un Royaume. Lui aussi troubadour en son temps, d'une autre façon, beaucoup plus géniale et fondamentale, troubadour du Royaume des Cieux, c'est-à-dire de l'éveil, de l'intériorité. Je gardais toujours cet aspect-là, étranger au mystère pascal et à la théologie de l'Église, mais qui exprimait le Jésus que j'aime. Un Jésus simple, qui appelait les choses par leur nom, qui parlait aux gens, qui allait aux noces, qui mangeait avec gens au bar du café du coin...

Grâce à la lecture de Jean-Yves Leloup, j'ai trouvé une expression ces jours-ci - je continue toujours à trouver -

« Ce Jésus, qui n'était ni enseignant, ni doctrinaire, ni solennel, ni sentencieux, mais qui était communicatif et jubilatoire ».

Voici ce qu'écrit Rajneesh, un commentateur des grands textes sacrés de l'humanité, cité par Jean-Yves Leloup 11 :

« L'Évangile a bien saisi qui est Jésus : vérité et grâce. Il était vrai, profondément, totalement, absolument vrai. C'est pourquoi il a eu des ennuis : vivre dans une société qui n'est que mensonge, y

11 Jean-Yves Leloup, L'absurde et la grâce, coll. Espaces libres , Albin Michel, 1997

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vivre avec une sincérité absolue, c'est s'attirer des ennuis. Il était la grâce-même. Il n'était ni politicien, ni prêtre. Il aimait la vie et la vivait. Il n'était pas là pour prêcher quoi que ce soit ; il n'avait pas de dogme à inculquer aux gens, pas d'idées à leur imposer. Il menait, en fait, une vie pure, gracieuse, fluide, et il était contagieux. Quiconque entrait en contact avec lui le suivait. Il se produisait comme un courant électrique. Cet homme était un enfant, un enfant innocent. Les gens étaient attirés. Ils quittaient leur maison, leur métier : ils se mettaient simplement à le suivre. Jésus n'était pas un prédicateur, il n'apportait au monde ni révolution politique, ni réforme. Il enseignait comment vivre avec grâce et naturel. Cela créa de nombreux problèmes car les juifs étaient très inhibés : répressifs, moralisateurs, puritains ».

Cette description est idyllique, elle ne me paraît plus du tout objective, mais c'était quand-même ce Jésus-là qui me passionnait, et qui intéresse Leloup. Il faut lire Leloup. Il est franco de port ! J'aime bien, car il dit la vérité, il ne se présente pas comme un ange...

Quelles ont été les étapes de ton cheminement ici depuis 1989 ?
Voici ce que j'ai écrit à l'époque :

J'ai découvert avec Légaut l'expérience de Ieshoua, juif fervent, confirmé, lors de son baptême dans le Jourdain, de la justesse de ce qu'il portait en lui, en accord avec les textes les plus profonds de la Torah et des Prophètes, mais si peu avec la mentalité ambiante et les commentaires habituels.

Ieshoua était alors parti sur les routes de Galilée afin de partager avec ses compatriotes ce qui lui semblait si important pour eux comme pour lui : croire dans la vie, vivre en relation avec leur Père du ciel qui ne marchande pas son amour en fonction des mérites ou des fautes, croire dans son Royaume qui ne correspond pas à un territoire, mais à une fidélité active aux appels et aux exigences de la vie.

Il a réinterprété la Torah comme l'avaient fait avant lui d'autres prophètes, spécialement Jérémie, mais cette fois de fond en comble, en raison de son génie spirituel singulier. De fond en comble, avec une liberté incroyable, dans tout le déploiement de son être, pour rencontrer ses compatriotes, plus empêtrés par les tabous et les réglementations de la religion établie que par les tracasseries de l'occupation romaine.

Il ne s'agissait pas moins que de ceci : du lien intime entre le divin et l'humain, non plus à partir d'une Injonction primordiale ou d'une Torah authentifiant un Pacte, une Alliance, mais à partir de l'être humain en son ultime profondeur, avec ses potentialités inédites par rapport aux règnes minéral, végétal, et même animal : ses potentialités spirituelles orchestrant, valorisant et finalisant toutes les autres.

Celui qui disait tout cela avec tant d'assurance n'était qu'un Juif parmi d'autres, mais c'était si simple, si juste, si évident qu'aucun Docteur de la Loi n'arrivait à le contredire. Personne, à ce moment-là, n'imaginait que cet homme, qui était peut-être le Messie, était Yahwé lui-même venu partager leur vie pour les délivrer du péché !

C'est alors que le travail d'élaboration progressive qui devait aboutir à la construction du christianisme est apparu avec toute sa complexité, liée au contexte culturel des trois premiers siècles. La réinterprétation génialement introduite par Ieshoua dans la religion d'Israël et dans toutes les religions a été — génialement, mais avec des conséquences dramatiques - confisquée les chrétiens, par sa christification et sa divinisation.

Ce Jésus plus attrayant qu'un autre que j'ai découvert appelait donc, en second temps, une argumentation historique, philosophique, théologique...

J'ai accepté de lire des livres d'exégèse et d'histoire tenant compte des découvertes importantes et des études sérieuses des cinquante dernières années, mais censurées par les autorités du Vatican et interdites d'enseignement dans les séminaires et universités catholiques, sinon pour les déclarer non recevables.

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Un livre que je lisais, c'est L'homme qui venait de Dieu 12, de Joseph Moingt, le théologien jésuite en vogue à l'époque. J'essayais d'y trouver des éléments clairs sur l'identité humaine ou humano-divine de Jésus. Ce livre, un gros pavé très intéressant, décrit comment, à coup de contresens et de querelles byzantines, se sont construits les dogmes de l'Incarnation, de la Trinité. Il montre clairement que les affirmations du credo chrétien ou le culte marial sont des reprises des mythes des religions antiques. Mais dans son introduction, Joseph Moingt se dédouane, et ne veut pas se démarquer de la doctrine de l'Église.

« Quelles que soient son intention et sa part de créativité, le théologien ne porte pas un témoignage de foi personnelle, il n'écrit pas un livre du genre « Ce que je crois », il n'invente pas une doctrine qu'il pourrait présenter comme sa propre pensée, sa production exclusive, il ne reconstruit pas l'objet de foi pour en faire une création originale. Il prétend dire avant tout la foi commune de l'Église, une foi reçue de la tradition, une tradition consignée dans des documents authentiques, interprétée au cours des siècles par la théologie ; comme toute science, la théologie est une discipline qui évolue dans le temps, qui est traversée de courants de pensée, de débats, qui change de problématiques, qui se construit dans un dialogue entre savants. Tout théologien doit donc avoir le souci de se situer lui-même dans cette tradition et d'inscrire son propos dans le discours théologique dont il prend la suite et auquel il apporte sa contribution »

C'est exactement l'attitude qu'avait adoptée son confrère le P. Lebreton, également jésuite, plusieurs décennies auparavant, dans son livre Histoire du dogme de la Trinité 13

« Pour mieux comprendre les faits et les textes, nous avons attaché une importance souveraine à l'enseignement de l'Église, non seulement nous soumettant à ses décisions qui s'imposent à tout catholique, mais nous inspirant de ses directions et de son esprit ; nous estimions en effet que la chaîne vive de notre tradition nous reliait plus étroitement et plus sûrement au passé que les commentaires des exégètes et les dissertations des historiens ».

Ce sont précisément ces présupposés qui enlèvent à tout commentaire la moindre chance de la plus petite ouverture sur l'interprétation de tel ou tel texte de la Bible ou de l'ensemble des textes concernant la divinité de Jésus.

J'ai lu aussi des livres de théologiens et de chercheurs américains, le Jesus seminar. Références ???

J'ai lu Mordillat et Prieur. Références ????

J'ai lu Ernest Renan, qui avait déjà tout compris en 1863 quand il a publié Vie de Jésus 14

D'autres ouvrages que celui de Veroustrate décrivent le processus de divinisation de Jésus.

Joseph Moingt traite longuement le sujet dans L'homme qui venait de Dieu.

Maurice Sachot, dans L'invention du Christ 15, explique comment Jésus est devenu Christ, et

comment le christianisme est devenu une religion.

Le dominicain Marie-Emile Boismard, dans son livre A l'aube du christianisme 16, montre aussi

comment s'est élaborée progressivement la croyance en la divinité de Jésus.

Richard Rubinstein également dans son livre Le jour où Jésus devint Dieu 17.

J'ai laissé cela mijoter en moi. Les choses se faisaient en moi tranquillement.

Je me suis mis ensuite à fréquenter les groupes Légaut, en particulier le groupe qui se réunissait à Villars, près de St Étienne. J'y allais une fois par an, chez Antoine Girin. On m'a demandé de célébrer le dernier repas de Jésus. J'aimais beaucoup cette désignation. J'ai horreur du terme d'Eucharistie, un de ces mots barbares étrangers à la culture populaire et qu'il faut expliquer. Je célébrais le dernier repas de Jésus comme je m'étais appris à la faire avec les prisonniers. D'où les

12 Joseph Moingt, L'homme qui venait de Dieu , éd. du Cerf , 1993, 700 p

13 Jules Lebreton sj , Histoire du dogme de la Trinité ,2 tomes, Beauchesne, 1927

14 Ernest Renan, Vie de Jésus , Arléa , 1992, diffusion Le Seuil

15 Maurice Sachot, L'invention du Christ , Odile Jacob , coll. Le champ médiologique , 1997.

16 Marie-Emile Boismard op, À l'aube du christianisme , éd. du Cerf , 1998

17 Richard Rubinstein, Le jour où Jésus devint Dieu — L'affaire Arius, La Découverte, 2001

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questionnements de quelques participants. J'avais perçu à travers cela qu'il y avait des tabous concernant la divinité de Jésus. En m'informant, en particulier auprès de Raymond Bourrat, très proche compagnon de Légaut, j'ai eu la confirmation que Légaut à la fm de sa vie ne croyait plus du tout à la divinité de Jésus, mais les formulations de Légaut laissaient toujours la porte ouverte au doute sur ce point là. Moi-même, je n'en ai jamais parlé avec Légaut.

A plusieurs reprises, j'ai essayé de lier contact avec des auteurs de bouquins intéressants.

J'ai lu par exemple deux livres de Bernard Dubourg, L'invention de Jésus 18. Le premier affirme que les évangiles ont été écrits en hébreu, et non pas en grec, et qu'ils ont été défigurés et trahis. Il a recours à l'interprétation ésotérique de la Kabbale où les lettres et les mots ont un sens caché, une valeur numérique. Le second s'interroge même sur l'existence historique de Jésus (le nouveau Josué, successeur de Moïse) et de Paul (le nouveau Saül, le premier roi des Hébreux, prédécesseur de David).

J'ai écrit à Bernard Dubourg, mais l'éditeur m'a répondu qu'il venait de décéder...

Georges Sauvage. Bénédiction Urbi et orbi à Crest en 2011

Si Dubourg doute de l'existence historique de Jésus, quelqu'un comme Pierre Nautin, qui affirme que Jésus a été divinisé, affirme aussi qu'on ne peut pas sérieusement le remettre en cause son existence historique. Qu'en penses-tu ?

Je pense qu'il a existé un homme très remarquable, qu'on a appelé Ieshoua, un type qui n'a pas écrit, qui a vécu, qui a été fidèle à ce qu'il portait, qui a pris des risques, qui a été tué par tous ceux qu'il dérangeait. Il a eu un impact énorme et éphémère sur ses contemporains, mais aussi un impact en profondeur sur quelques initiés qui étaient au diapason avec lui, comme Marie-Madeleine. Quand Jésus est mort, dans la débandade, on a fait des recueils de paroles, comme l'évangile de Thomas, ou les logia reconstituées par Pierre Nautin. Mais les autorités de l'Église naissante ont déformé Jésus en s'inspirant des mythes des religions de l'époque (conception virginale, miracles...) et ont fait disparaître tout ce qui ne concordait pas avec l'orthodoxie qui se créait à l'époque. De la même façon, après la mort de François d'Assise, on déformé la vie et le message réels de François, et sa seule biographie officielle était celle écrite par St Bonaventure, devenu cardinal, contemporain de St Thomas d'Aquin.

J'ai lu aussi le livre d'Armand Abécassis, En vérité, je vous le dis 19. L'important pour les juifs, c'est le midrash, une interprétation permanente des textes sacrés. Pour lui, les Évangiles sont une réinterprétation de l'Ancien Testament pour montrer que Jésus était bien le Messie annoncé par les

18 Bernard Dubourg , L'invention de Jésus, Gallimard, Collection L'infini, dirigée par Philippe Sollers -

Tome I : L'hébreu du Nouveau Testament (1987) — Tome II : La fabrication du Nouveau Testament — Pourquoi,

comment Jésus n'exista pas — Dubitations sur Paul (1989)

19 Armand Abécassis , En vérité, je vous le dis — Une lecture juive des Evangiles, Albin Michel, 1999

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écritures. On maltraite les textes de la Bible, on les tire par les cheveux pour démontrer que Jésus est le prophète attendu, alors que les juifs attendaient l'homme providentiel qui allait les délivrer de l'occupation romaine. J'ai écrit à Abécassis, à l'Université de Strasbourg, puis de Bordeaux, mais il ne m'a pas répondu.

En octobre 1991, j'ai acheté par hasard La Parole qui guérit du théologien allemand Eugen Drewermann20. J'en ai retenu que la Bible est une mine, un gisement inépuisable de messages dont l'intérêt n'est pas de donner naissance à une doctrine cohérente et objective, mais de rassembler des témoignages de valeur suffisamment universelle pour que tout être humain puisse y trouver un écho à ses propres questions.

J'ai pris acte de l'importance prééminente du langage symbolique.

Du coup, les études historico-critiques sur les textes de la Bible et le souci du sens « objectif » passent au second plan, tout en gardant beaucoup d'intérêt. Je suis d'ailleurs étonné et même révolté de constater que la hiérarchie de l'Église tient l'ensemble de Chrétiens ignorants des résultats acquis en ce domaine, sous prétexte de ne pas troubler la foi des communautés chrétiennes. Cette censure inavouée me semble malhonnête. La masse des paroissiens est culturellement « demeurée » au plan de la recherche.

En novembre 1991, j'ai lu un livre de Placide Gaboury, L'homme qui commence 21 , trouvé toujours par hasard à l'occasion d'une rencontre ratée, à Paris, de la commission capucine du « Monde de la pensée ». C'est un ancien jésuite, canadien. C'était des propos complètement nouveaux pour moi. C'est là que j'ai découvert la physique quantique, celle d'Einstein, d'Hubert Reeves et de tous les physiciens et astrophysiciens modernes, celle du big bang, du cosmos des ondes et des particules, induisant une autre conception de l'homme, de l'origine, invitant à d'autres représentations du Réel ultime, de la Transcendance, du Divin, de « Dieu ».

Gaboury m'a ouvert aussi aux spirituels des autres religions, des autres civilisations, à ceux de notre monde contemporain, aux spiritualités profanes, séculières, voire liées à une autre approche de la Matière douée d'esprit, de conscience. En voici un passage :

« L'ère de la spiritualité peut enfin commencer maintenant que nous pouvons aller au-delà des religions. (...) L'homme commence à entrer en relation avec toute chose, il peut enfin cesser de se voir supérieur, de se croire le contrôleur de la nature ».

Gaboury, qui est un peu le Jean-Yves Leloup du Canada, a écrit aussi un bouquin épatant, Un Torrent de silence 22, où il cite des textes des spiritualités et religions de la planète : védanta, bouddhisme, taoïsme, judaïsme, christianisme, soufisme, amérindiens, sagesse africaine, et ceux qu'il appelle les indépendants.

Peut-on résumer ainsi ta démarche : « Jésus n'est pas le Fils unique de Dieu, c'est un homme qui a été divinisé, mais il m'intéresse prodigieusement comme exemple pour progresser en humanité » ?

Jésus continue à m'intéresser. S'il est Dieu fait homme, il est inaccessible pour la plupart de nos contemporains. S'il est né d'une vierge, s'il marche sur l'eau, transforme l'eau en vin, multiplie les pains, ressuscite les morts, et ressuscite lui-même des morts, personne bien sûr ne peut l'imiter. Du coup, on ne l'imite pas non plus dans ce qu'il a vraiment dit et fait, et dans ce qu'il nous a demandé de faire : être fidèle aux intuitions, aux appels et aux exigences qui montent du fond de sa conscience, faire ce qu'on dit et dire ce qu'on fait, ne pas juger, ne pas répondre au mal par la violence, dénoncer les faux dieux de l'avoir, du savoir et du pouvoir, etc. J'ai eu très tôt l'impression que Jésus, qui n'était pas Dieu, qui était un homme comme nous, devenait alors un exemple d'homme accompli significatif pour moi et pour tout être humain.

20 Eugen Drewermann, La parole qui guérit , éd. Le Cerf , 1991

21 Placide Gaboury , L'homme qui commence. Croissance spirituelle et lien cosmique — éd. de Mortagne, 1981

22 Placide Gaboury — Un torrent de silence. Textes spirituels des grandes traditions , éd. de Mortagne, Boucherville, Québec, 1990

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Il a dit ce qu'il avait à dire. Il a fait ce qu'il avait à faire. Il a vécu ce qu'il avait à vivre. Et il en est mort, assassiné. Qu'avons-nous fait de lui ? de son message ? de son témoignage ?

Tu as voulu le nommer Ieshoua ?

Oui, ou même Ieshoua ben Youssef, Jésus fils de Joseph. Je voulais me démarquer de « Jésus-Christ », je voulais une rupture, je voulais que les choses soient claires. Je m'en suis expliqué plus tard dans un article de Jésus simplement. Ieshoua, c'était son nom original, son appellation primitive, c'est comme ça que ses parents et ses apôtres l'appelaient, c'est comme ça que s'appelaient beaucoup de ses contemporains. Cela signifie « Dieu sauve »,

É.G. : ou « le désétrangleur » comme disait Florin Callerand au foyer de La Roche d'Or

ou comme André Chouraqui peut-être, dont j'aime bien les traductions. Par exemple, au lieu de « Heureux les miséricordieux », Chouraqui traduit « En marche, les matriciels ».

Philippe Maréchal et Georges Sauvage à Crest en 2011

À part la lecture et la réflexion, tu avais d'autres activités ?

Oui. En septembre 1992, un article de Témoignage Chrétien m'a donné envie de lire La conquête de la conscience 23, et j'ai commencé une formation en sophrologie. La sophrologie est le traitement de l'harmonie de l'esprit. La conscience, au sens de prise de conscience, est la capacité de captation et d'intégration des réalités et de la Réalité. Le but était d'être plus conscient des réalités de la vie, pas seulement intellectuelle, mais de la sensorialité, la sensibilité, l'émotivité, l'intuition. Le but était d'être moins conditionné, c'est-à-dire plus conscient, plus autonome, plus authentique. Il s'agissait d'assainir ma vie en mettant mon corps dans le coup, en n'étant pas toujours dans les bouquins, les bouquins, les bouquins. J'ai commencé à mettre mon corps à contribution, à me laisser ressentir, émouvoir, intuitionner. Bien plus, grâce à un exercice d' « éveil paradoxal » qui n'a rien de sorcier, j'ai eu accès à un langage symbolique très révélateur.

Cela a représenté pour moi un pas considérable dans mon processus d'humanisation. Des verrous ont sauté, qui m'empêchaient de voir, d'entendre, de sentir, de palper, de goûter, de me laisser émouvoir, de prêter attention à des intuitions. C'était la fin d'une véritable mutilation, d'une atrophie considérable.

Cela m'a mis en contact avec des hommes et des femmes qui avaient des professions d'éducateurs, infirmiers, kiné, dentistes, qui n'avaient rien à voir avec la religion, mais apprenaient à s'éveiller à leur propre humanité, en cherchant dans la sophrologie une inspiration. Du fait que j'étais prêtre, ils

23 Dr Yves Davrou et Jean Godard, La conquête de la conscience , éd. du Moustier, 1992

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me questionnaient et nous avions des échanges très riches. Cela m'ouvrait à une vie psychologique intérieure.

C'est grâce à la formation en sophrologie que tu as découvert Paul Diel ?

Oui. Un jour, lors d'une session de sophro, Yves Davrou 24, l'animateur, m'interpelle solennellement devant tout le groupe : « Georges, c'est un ordre que je te donne, tu dois lire Le symbolisme dans l'évangile de Jean 25 », le bouquin qu'il m'avait prêté lors de la session précédente. Ce livre a été pour moi une révélation. Paul Diel 26 est un psychologue français, philosophe de formation, qui s'est inspiré de Freud, Adler et Jung, et aussi un spirituel. Il travaillait au CNRS, et dans son livre Psychologie de la motivation 27, il a montré avec rigueur comment l'introspection méthodiquement guidée peut devenir le fondement d'une psychologie scientifique. « L'étude du fonctionnement psychique et de ses instances conscientes et extra-conscientes le conduisent à l'élucidation du sens caché mais précis des mythes, des rêves nocturnes et des symptômes psychopathiques »

« L'évangile de Jean est un texte symbolique. (...) Le symbolisme est une expression de la pensée intuitive et analogique.(...) Si l'on prend le symbole sans transposition, sans traduction, pour une expression logique, l'erreur est inévitable. Le héros de l'Évangile de Jean n'est, ni par ses paroles, ni par ses actes, le Jésus historique et réel, mais une expression symbolique des paroles et du caractère de Jésus ».

Diel montre bien les concordances entre les mythes grecs, hindouistes, judaïques et chrétiens. Il explique le symbole du soleil, poisson, du pied, du blé, de la croix. Il montre que le Prologue de Jean est la source des mythes de l'Incarnation et de la Trinité, qui sont eux-mêmes l'expression symboliquement profonde du sentiment religieux de l'homme devant le mystère des origines et le mystère de la vie en évolution », mais que le dogmatisme en rend impossible toute vraie compréhension.

Paul Diel explique la signification profonde des paraboles et des prétendus miracles. Il montre que Jésus était animé par « un élan d'une exceptionnelle vigueur » qui lui a permis de se libérer de l'emprise de la pensée doctrinale de l'époque et d'exprimer l'universelle pensée mythique. « Nous sommes jugés par l'exigence essentielle que nous portons en nous-mêmes ».

Résumé par É. G.

P Diel       Solotareff

Le symbolisme

dans l'évangile de Jean

J'ai poussé Jacqueline à lire Le symbolisme dans l'Évangile de Jean. Elle l'a beaucoup apprécié, et elle m'a fait découvrir à son tour Psychologie de la motivation. Puis nous avons lu et médité les autres livres de Paul Diel ou sur Paul Diel, notamment L'aventure intérieure 28. Même si ce n'est pas un carburant pour ma voiture, j'aime à dire aujourd'hui que je roule au Diel...

Quand tu n'étais pas en promenade ou en lecture ou à arroser les légumes, tu t'es aussi battu pour le tunnel de Boulc-en-Diois...

Dr Yves Davrou — La sophro-dynagogie — Méthode pour maîtriser et amplifier son énergie — La théorie, les techniques, les exercices , éd. Retz , 1993

25 Paul Diel et Jeanine Solotareff, Le symbolisme dans l'évangile de Jean , Petite Bibliothèque Payot , sept. 1994

26 (1893-1972)

27 Paul Diel , Psychologie de la motivation, Payot 1948, réed. 1984, 1991

28 Jeanine Solotarff , L'aventure intérieure. La méthode introspective de Paul Diel, Payot , 1991

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Je me suis occupé du sort de mon village. En janvier 1994, la montagne s'est écroulée et la commune de Boulc s'est trouvée totalement coupée de sa vallée naturelle. C'était une condamnation à mort, car les familles nouvelles commençaient déjà à s'installer ailleurs. L'école aurait fermé, il n'y aurait pas eu de nouveaux arrivants, sinon des retraités. Nous avons mené une campagne pour arracher le percement d'un tunnel. Les gens, qui ne connaissaient peu, se sont regroupés régulièrement dans La commission de l'avenir de Boulc, qui comptait quinze à vingt personnes. Nous avons organisé des manifestations, des démarches auprès du Conseil Général à Valence, auprès du Conseil régional à Lyon. A un certain moment, il y avait des rivalités, et j'ai imposé au conseil de la commission de démissionner et de tenir une assemblée générale et élire un nouveau bureau. Le tunnel a été inauguré en 1997, un tunnel de 830 mètres pour 90 habitants... Les gens des environs et le Président du Conseil Général étaient admiratifs du punch de la population.

Tu as cité Joseph Moingt, Eugen Drewermannn, Placide Gaboury, Paul Diel. Quelles ont été tes autres lectures ?

En 1993, j'ai lu Corps Âme Esprit" de Michel Fromaget. L'homme corps-âme-esprit, c'est l'anthropologie ternaire présente dans tous les écrits des mystiques et de toutes les religions et civilisations, et que Descartes a biffée d'un trait de plume sans explication ni démonstration, réduisant l'être humain à être corps et âme, physique et psychique.

J'en ai retenu la relation entre corps-âme-esprit et terre-lune-soleil, et que l'amour, c'est surtout favoriser l'accomplissement de l'autre. Je retrouvais également Légaut qui découvre la présence de « Dieu » à partir de « ces actes qui sont de moi, qui ne sont pas que de moi et qui ne pourraient être sans moi ». Fromaget croit en la divinité de Jésus, il est très anti Vatican, il cite beaucoup des chrétiens orthodoxes. J'aime bien les Chrétiens qui sont chrétiens, pour qui le mystère pascal est le coeur de leur inspiration. Mais s'ils sont attachés à des pratiques, à des dévotions, sans aucune attention au mystère pascal, ils ne m'intéressent pas.

J'ai été marqué aussi par des livres de Annick de Souzenelle 30 (développer...)

J'ai été marqué aussi, bien sûr, par le livre Devenir soi de Légaut 31. ...(développer)...

Je notais régulièrement le résumé de mes lectures, le résultat de mes méditations, de mes réflexions. J'ai rassemblé plus tard ces textes, prières, et divers courriers dans un petit recueil que j'ai nommé Sauvageries, bien sûr... Par exemple, le 27 septembre 1993, dans mon texte « Bouquet d'un jour », j'ai noté des conclusions dont voici des extraits :

« Jésus : Dans un climat religieux et politique archi-conditionné, Jésus, par son authenticité, sa fidélité à lui-même, son respect des autres et sa communion avec Celui qu'avec un brin de tendresse il appelait « Père », a introduit dans le judaïsme de son temps un ferment d'authenticité et de créativité dont certains pensent qu'il constitue son message essentiel :

passer de l'obéissance envers une autorité ou une loi extérieure à une fidélité active aux appels et aux exigences qui montent de la profondeur de mon être, là où se conjuguent l'humain et le divin.

Cela lui a valu d'être soupçonné, accusé, traqué et enfin arrêté, condamné et exécuté sur un gibet à l'âge d'environ trente-cinq ans. Mais son expérience lui a valu un impact universel, véritable ferment d'humanité pour tout individu ou tout groupe qui s'en inspirerait délibérément.

« Églises : (...) En maintenant, à l'inverse de Jésus, la prépondérance de l'obéissance envers une autorité et des lois extérieures sur la fidélité exigeante aux appels intérieurs, les Églises maintiennent l'humanité dans un statu quo sécurisant, stérilisant et répétitif. Elles annulent ainsi le message essentiel de Jésus.

' Michel Fromaget , Corps Âme Esprit. Introduction à l'anthropologie ternaire, Albin Michel, 1991, et Edifie,

1999

Annick de Souzenelle, La Parole au coeur du corps. Entretiens avec Jean Mouttapa, Albin Michel, 1997

31 Marcel Légaut, Devenir soi et rechercher le sens de sa propre vie , rééd. Cerf, 2001

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Il me semble que la note juste pour les Églises serait de s'exprimer sur Dieu avec humilité, discrétion et amour, comme en paraboles, sans prétendre à un monopole ou à une infaillibilité sur l'identité, la volonté ou la pensée de ... l'Impensable.

« Religion et spiritualité : On peut être spirituel sans être religieux. On peut être religieux sans être spirituel.

Serait spirituel, au sens où je l'entends ici, celui qui vit avec la conscience d'un sens profond, d'une transcendance au-delà de l'apparent ou de l'immédiat. Même s'il ne croit pas en « Dieu » ? Et d'ailleurs quel « Dieu » ?

Serait religieux sans être spirituel celui qui vivrait avec Dieu une relation intéressée, réglementée, magique, superstitieuse, ritualiste ou servile.

En 1995, tu as écrit un texte « Travail de la foi »

Oui, c'était le bilan de dix années de recherche vécues en ermitage, dans ma loge de concierge puis à Bonneval. Je le concluais ainsi en août 1995 :

« Ici et maintenant.

Je me situe avec une espérance de vie d'une dizaine d'années, tout en sachant que je peux mourir aujourd'hui même.

Je crois en moi. Je ne suis que ce que je suis, dérisoire et éphémère et pourtant unique, ferment d'humanité, appelé à un accomplissement maximal de mes potentialités au bénéfice des autres par ma qualité d'être, par simple fidélité à ce que je suis en répondant aux appels et aux exigences de la vie. Je suis passionné, sans angoisse, par le sens de ma vie, par tous les au-delà de la vie quotidienne et de la mort, intéressé par tous les messages, tous les témoignages ; non pas agnostique, mais conscient de mon faible taux de conscientisation au Réel, et, selon l'expression du journaliste Roger Stéphane, « ouvert à toute surprise ».

J'accepte de ne pas pouvoir identifier « Dieu », l'Inconnaissable, le Sans-Nom. Je souhaite passer d'une recherche intellectuellement intensive à une recherche vraiment spirituelle en menant une vie ordinaire où la convivialité, la participation à des activités ou même à des actions collectives, quelques travaux de plein air et des randonnées en montagne correspondant à un érémitisme plus authentique et plus discret que celui d'une grotte.

Jésus est la lumière de ma vie ».

1995 - Jésus simplement

Comment est venue ton idée de créer un réseau et une revue Jésus simplement ?

Je me suis demandé : pourquoi sommes-nous si peu à oser franchir le pas, à rendre à Ieshoua son humanité, à le démythifier, à le dé-diviniser ?

Zone de Texte: 31Jésus, par Rouault


J'aime bien ce passage de Marcel Légaut 32, où la foi chrétienne est comparée à un écrin et Jésus à une perle :

« L'écrin permet de conserver la perle pour les temps plus heureux où l'on saura estimer la perle et la dégager de l'écrin... Mais quels longs délais ne faudra-t-il pas pour qu'on vienne à préférer la perle à l'écrin et à ne pas faire jouer inconsciemment à l'écrin le rôle d'écran qui cache la perle ! »

C'est la fréquentation régulière du groupe Légaut de Villars - St Étienne entre 1989 et 1995 qui a fait mûrir en moi inconsciemment le projet Jésus simplement, destiné à aider les uns et les autres à s'exprimer à eux-mêmes les questions qu'ils se posent et les éléments de réponse qu'ils recueillent dans un sens ou dans l'autre. Librement.

Le 5 novembre 1995, j'ai écrit ce texte :

« Il y a des hommes et des femmes

qui croient assez en Jésus pour s'inspirer de lui dans leur vie

sans jamais penser qu'il soit Dieu, Fils Unique, Seconde Personne de la Trinité.

Il y a des hommes et des femmes qui,

ayant cru longtemps que Jésus était Dieu,

soit par discipline, soit par conformisme,

soit par conscience profonde et vivante d'un Mystère d'Amour,

ont cessé de croire en lui de cette façon

par prise de conscience d'un Jésus, prophète exceptionnel de Dieu,

et témoin non moins exceptionnel de la grandeur de l'homme,

ferment d'humanité par le témoignage de toute sa vie et de sa mort.

Ces hommes et ces femmes

Se trouvent en porte-à-faux constant et en frustration fondamentale

Dans les expressions de la vie de l'Eglise, même la plus ouverte

son type de structure, d'autorité et de partage

sa prière liturgique, foncièrement trinitaire

sa façon de parler de Jésus ou de s'adresser à lui

son interprétation imposée des récits évangéliques

sans pouvoir faire état de leurs propres manières

d'être disciples de Jésus, de s'inspirer de lui dans leur vie,

sans pouvoir proposer d'autres types de célébrations

qui leur sembleraient plus authentiques.

Il nous semble important que ces hommes et ces femmes,
respectant ceux qui adhèrent au credo officiel de l'Eglise,
puissent partager entre eux leurs expériences de disciples de Jésus
afin d'en mieux déployer la richesse et la fécondité
dans une libre fidélité à eux-mêmes

et dans un esprit résolument oecuménique.

Je leur propose ce modeste bulletin ».

Quelques jours plus tard, j'ai lu ce texte devant un groupe d'environ 25 personnes réunies à Villars autour du témoignage de Marcel Légaut. Antoine Girin refusait à juste titre que Quelques Nouvelles, le bulletin de l'Association Culturelle Marcel Légaut (ACML), soit l'organe de transmission du projet.

J'ai donc décidé de lancer le bulletin Jésus Simplement. Nous sommes le seul groupe, à ma connaissance, à nous intéresser spécifiquement à l'homme Jésus de Nazareth.

32 Marcel Légaut , Méditation d'un chrétien du XXème siècle , Aubier, 1983, p. 84

32


Non, Georges. Il y a même un site Internet 33 d'athées qui s'intéressent à Jésus.
Ah bon, c'est très intéressant, j'en suis heureux.

Dans le premier numéro de Jésus simplement (JS), en février 1996, tiré en photocopies à 50

exemplaires, est paru le texte que j'avais écrit le 5 novembre 1995. Jean Taravel donnait également son témoignage :

« Et puis, en quelques semaines, sans crise, sans trouble, sans argumentations, tout cela s'est effondré. Je n'ai pas perdu la foi, bien au contraire : je me suis mis à croire en Jésus autrement, d'une manière plus simple, plus claire, plus inspirante; plus exigeante aussi ».

Il concluait avec beaucoup de respect :

« Quant à ceux qui croient sans l'Événement de l'Incarnation du Fils de Dieu, notre témoignage les

aidera à prendre une conscience plus forte d'un Mystère qui ne peut être une banalité.

L'initiative est audacieuse et sera ressentie comme dangereuse, c'est évident. Ceux qui la prennent le

font à leurs risques et périls ; il s'agit pour nous de répondre à des appels et des exigences qui

viennent peut-être de plus loin que nous.

Nous l'entreprenons avec grande joie et juste crainte. »

Au début, le bulletin paraissait tous les trois ou quatre mois, quand il y avait quelque chose à dire. Mon idée, c'était qu'on éditerait un numéro chaque fois que les choses auraient mûri, mais qu'on n'était pas obligé de sortir un numéro régulièrement.

Le deuxième numéro de JS (mai 96) était consacré au témoignage émouvant, original et très

particulier de Charlyne Valensin, d'appartenance juive. Elle a découvert notamment à travers l' oeuvre de l'historien britannique Hugh Schonfield (1901 — 1988) Jésus, un Messie juif, dont le visage lui était inconnu.

Dans les numéros suivants se sont exprimés des femmes et des hommes très divers, membres ou non du réseau JS.

Dans le n° 7 de novembre 1996 de JS, j'ai fait le bilan d'un an de courrier et rendu compte des réactions aux premiers numéros de la revue.

Cette remise en cause de la divinité de Jésus est une véritable déconstruction...
Dans le n° 9 de JS, en février 1997, j'ai traité ce sujet.

« Le mot « déconstruction», emprunté à Paul Ricoeur, est employé par Joseph Moingt sj dans son gros ouvrage L'homme qui venait de Dieu. Après avoir décrit sur 220 pages la construction du dogme de l'Incarnation, il présente sur 60 pages les tentatives de déconstruction, dont la première est le Traité théologico-politique de Spinoza, philosophe juif exclu de la Synagogue, ouvrage publié en 1670.

Joseph Moingt

Il faut en effet prendre ses risques et ses responsabilités, oser croire en soi et regarder en face l'ampleur de la déconstruction.

33 Atheists for Jésus - www.atheists-for-jesus.com

33


Si Jésus n'est pas Dieu fait homme pour nous sauver, mais un exemple exceptionnel de l'accomplissement humain,

- Jésus n'est plus l'unique Sauveur du monde

- Dieu n'est plus Trinité : Père, Fils, Esprit

- L'Église n'est plus Corps mystique du Christ, ni Sacrement obligé du Salut

- Les Sacrements ne correspondent plus à ce qu'est ni à ce que propose Jésus

- Les Pouvoirs « sacrés » des évêques et des prêtres, participation indélébile au Pouvoir suprême du Fils de Dieu « rétabli » avec son humanité dans son statut divin, ces Pouvoirs n'ont plus aucun fondement : pouvoir de transsubstantiation, pouvoir de pardon des péchés...

- L'infaillibilité de l'Église ou du pape s'effondre. Elle est définie comme la « participation à l'infaillibilité propre du Christ, lui qui est la Vérité » (Catéchisme catholique publié en 1992, n° 889 et 2035)

- Marie n'est plus Mère de Dieu. Elle est la mère de Jésus. »

J'imaginais le désarroi scandalisé de quelques lecteurs de la revue, et à plus forte raison des Chrétiens de base. La divinité de Jésus, ce n'est pas un détail, c'est la pièce maîtresse de la « grande tradition chrétienne ».

« L'ampleur de la déconstruction n'est pas étonnante. Cette déconstruction est vaste, voire vertigineuse, ou simplement impossible, pour celles et ceux qui ont baigné depuis leur enfance dans les dogmes et les sacrements du christianisme et du catholicisme. Pour certains, elle peut être douloureuse, pour d'autres, elle est libératrice ».

L'ampleur de la déconstruction s'est déployée en moi grâce au sentiment d'avoir découvert, dans l'exemple de Ieshoua, le Georges Sauvage qui se cherchait en moi et qui a à peine commencé à s'accomplir.

À partir du moment où Jésus est délesté de son label divin trinitaire et de son statut de sauveur incontournable et obligatoire, son témoignage va acquérir une universalité d'un tout autre type.

Il va atteindre celles et ceux qui, dans le monde entier, au coeur des populations, des organismes, des institutions auxquels ils appartiennent engagent toute leur vie à contre-courant des normalités établies, aux prix de tous les risques, conscients ou non de l'Énergie fondamentale à laquelle ils sont reliés - qu'ils appellent Dieu ou autrement ­osant croire en eux-mêmes et dans les potentialités singulières de tout être humain.

Je pense à des hommes et femmes algériennes, africaines, latino-américaines. À des compatriotes solidaires des sans-travail, des sans-logement, des sans-papiers. À des amis prêtres-ouvriers dont certains ont préféré l'insoumission au reniement. Aux théologiens, évêques, pasteurs de base ou croyants de base de toutes les religions qui affrontent honnêtement le pouvoir des orthodoxies définitives. Aux grévistes de la faim. A ceux qui risquent prison, torture et assassinat. Ils sont de la trempe de Ieshoua. Comme le sont des millions de gens ordinaires, qui vivent des fidélités ordinaires.

Qu'est-ce que cela a changé dans ta vie, la remise en cause de la divinité de Jésus ?

Voici encore ce que j'écrivais :

Ce Jésus, que j'aime de plus en plus simplement, est plus percutant pour ma vie quotidienne et même plus authentiquement « divin » que lorsque je croyais qu'il était Dieu. Mais de l'avoir fréquenté si longtemps, ce Jésus, en croyant qu'il était Dieu, m'a déjà familiarisé avec lui ; sinon, je ne l'aurais pas connu.

Ma nouvelle façon de croire en lui a pour conséquence une façon toute différente de ressentir ses déclarations et ses comportements et de d'en inspirer.

D'abord, je n'inscris plus ma vie comme celle d'un homme congénitalement pécheur dans une humanité naufragée, dans un mouvement de Salut Universel en Jésus-Christ. J'inscris mon devenir humain d'homme inachevé dans une humanité en quête d'un accomplissement authentique, et Jésus représente pour moi un type d'homme particulièrement accompli sur des points fondamentaux pour moi :

- la justesse et la pureté de sa relation à « Dieu »,

- son estime inconditionnelle pour l'être humain,

- sa lucidité sur le caractère oppressif, aliénant de la religiosité inculquée à son peuple,

- son courage pour entreprendre avec quelques hommes et quelques femmes proches de lui une action de grande envergure,

- enfin sa sagesse profonde telle qu'elle se dégage des Béatitudes, du Sermon sur la Montagne, de ses réactions spontanées et de ses actions symboliques, de son refus de prendre le pouvoir.

34


Des hommes comme ça, tu en connais beaucoup ?

É.G. : Pas beaucoup, mais au moins un : Gandhi ! Martin Luther King disait : « Jésus nous a donné l'objectif Gandhi nous a donné le mode d'emploi... »

C'est très beau et c'est très vrai. Mais moi aussi, j'en connais, des moins célèbres. J'ai rencontré dans ma vie des hommes et des femmes comme lui, et j'en rencontre encore, même s'ils ne rassemblent pas une telle plénitude d'accomplissement. Leur action ne dure pas trois ans, mais toute une vie. Ce ne sont pas des saints, au sens usité et usé du terme, ce sont des êtres humains qui font progresser l'humanité vers un accomplissement humain authentique et fondamental. Les uns sont des croyants déclarés, les autres des incroyants déclarés.

Jésus a mis 35 ou 40 ans à devenir cet homme-là, à acquérir cette maturité exceptionnelle : ses

intuitions, ses réflexions, ses observations, ses réactions intérieures, sa sensibilité aux

conditionnements imposés aux habitants de Nazareth et même à la Synagogue : je relis à cette lumière sa première prise de parole à la synagogue de Nazareth : ce ne fut pas un succès !

Ma foi - et celles de bien d'autres hommes et femmes avec moi - au Dieu que cherchait et que révélait le rabbi Ieshoua n'en devient que plus vive, plus aiguisée, plus brûlante même.

Et dans ta relation à l'Église, ça change quoi ?

Jésus n'a jamais voulu fonder une religion, et encore moins une Église, mais les Églises chrétiennes existent, j'ai passé ma vie dans une d'elles. L'Église est pour moi l'espace d'humanité où je rencontre ceux qui s'intéressent au témoignage de Jésus. Je ne me laisse pas enfermer dans les logiques du Vatican et des organismes officiels. Je suis conscient des ambiguïtés, des inconséquences et des régressions. Je relativise l'importance de ce qui est officiel. L'Église n'appartient pas au Vatican, mais si je ne suis pas le disciple de Ieshoua que je pourrais être, c'est à mon manque de lucidité et de maturité que je le dois.

É.G. : Je voudrais faire figurer dans ce texte ton Credo de 1996, paru dans JS n° 9. Je m'y retrouve autrement plus que dans les mythologies du Symbole de Nicée...

Credo de l'homme que je suis, là où j'en suis

Je crois, humblement, mais sur un mode poignant, à l'être humain

fruit improbable des milliards d'années de l'évolution du cosmos,

du monde de la matière, de la vie, de la nature ;

corps et âme, et - perfectionnement suprême, inouï - esprit ;

tragiquement inachevé, en plein devenir, en constante et imprévisible évolution.

Je crois en l'être humain tel que je le pressens en moi et dans les autres.

Je crois d'abord en l'être humain que je suis,

infime et éphémère, perdu dans cette immense histoire,

fragile et précaire, ambigu, complexe à ne pas le croire !

embrigadé, conditionné de mille façons, menacé de mille dangers,

moi-même dangereux quand je dérive au lieu de m'accomplir.

Cocktail singulier, original, unique, de potentialités enfouies, imprévisibles,

qui vont se déployer au fur et à mesure des situations, des événements,

et surtout des rencontres, des multiples convivialités,

informelles ou organiques, harmonieuses ou conflictuelles.

Singulier, mais aussi mystérieux, tant pour moi-même que pour les autres,

Indéfinissable, inclassable, rebelle à toute nomenclature.

Relié en mon être même, corps, âme, esprit, inséparablement ;

à mes environnements naturels, proches et lointains, restreints et immenses ;

aux autres êtres humains, visiblement et - tellement plus - invisiblement.

35


Je crois en l'être humain qu'est l'autre, comme je crois en moi ;

d'abord en ce qu'il est en lui-même, singulier et mystérieux.

Je crois que je peux être pour lui, comme il peut être pour moi,

ferment d'humanité, facteur d'accomplissement humain,

mais aussi empêcheur, aliénateur, mystificateur.

Je crois en ce que je dois aux autres, ancêtres ou contemporains ;

Seul, je peux déjà beaucoup ; avec les autres, tout est multiplié.

Je crois plus vitalement en certains êtres humains,

en raison d'affinités, de correspondances, d'appels et d'invitations

dont leur vie et leur mentalité sont porteurs pour moi.

D'emblée, pour moi, Jésus est en tête de liste :

sa profondeur, sa justesse, son authenticité, sa simplicité ;

son assurance, son courage, son intrépidité ;

son attention à l'être humain, ses prises de position pour les exclus ;

sa façon de parler de "Dieu" et de vivre en symbiose avec lui ;

tout cela fait de Jésus quelqu'un qui compte pour moi exceptionnellement.

Je crois dans la société humaine,

en sa fragilité, ses insuffisances, ses abus et ses injustices odieuses,

ensemble de compromis institutionnalisés, barbarie cynique de l'ordre établi,

en sa perfectibilité qui m'invite à m'y investir,

en l'héritage fabuleux qu'elle a transmis à ma génération :

aménagement de la planète, élaboration des civilisations ;

transmission des connaissances, des inventions, des savoir-faire ;

gestion des intérêts contradictoires prometteurs d'un chaos monstrueux ;

Je crois en l'éveil possible des humains, en notre conscientisation progressive.

Je crois en une Réalité ultime, immanente et transcendante :

le Divin, "Dieu", inconnaissable, inexprimable ;

accessible par intermittences, quand cela m'est comme "donné".

Je suis attentif et sensible aux messages et aux témoignages de tous bords ;

sensible à la beauté et à la cruauté de la vie humaine.

J'écarquille mes yeux, mes oreilles, mais surtout, je l'espère, mon coeur ;

je cherche à laisser se déployer tout mon être, corps, âme et esprit,

vers son accomplissement, au bénéfice de beaucoup d'autres.

Georges Sauvage, 25 juillet — 20 août 1996.

Ce n° 9 de JS, qui traitait de l'ampleur de la déconstruction, a suscité des réactions que l'on peut résumer par le mot « Enfin ! » : Enfin, nous voici enfin dans une situation claire. Une vraie communauté humaine ne peut se réaliser qu'avec des êtres libres et créateurs qui n'attendent pas des consignes et des mots d'ordre, mais qui aiment partager leurs trouvailles, leurs initiatives et leurs questions.

Je n'avais pas l'idée de faire de Jésus simplement un groupe constitué. Il n'a d'ailleurs jamais eu de création d'une association avec une personnalité juridique. JS n'est ni un groupe structuré, ni un mouvement : seulement une réunion de solitaires, comparables à des voyageurs qui, de temps à autre, échangent de leurs nouvelles, s'informent sur les chemins possibles, mais ne s'imposent aucune route commune.

Zone de Texte: 36J'ai assuré la coordination des 12 premiers numéros. Nous avons eu une rencontre de six jours à Mirmande en septembre 1997. Je cherchais un successeur pour m'occuper de la revue. Françoise Lucot et quelques autres ont demandé à Agnès Munier, qui s'était installée sur le territoire de la commune de Boulc, de prendre la responsabilité de la revue et du groupe qui se réunissait tous les ans.


J'ai regretté ensuite que les thèmes de réunion du groupe ne soient pas spécifiquement consacrés à la personne et à l'apport de Ieshoua, mais aussi à des sujets variés comme le développement personnel, les sages de tous les temps, la spiritualité orientale, etc. Ce sont des thèmes évidemment très intéressants, mais il y a d'autres lieux pour les aborder, et nous n'avons pas été jusqu'au bout de notre recherche sur Jésus.

Les gens qui m'ont rejoint dans Jésus simplement, surtout ceux qui sont venus à Mirmande, m'ont dit

« Georges, on ne saurait trop te remercier, tu nous a libérés ». Cette croyance en Jésus Dieu fait homme ne leur convenait plus et les empêtrait. Guy Lecomte écrivait récemment dans le bulletin Quelques Nouvelles qu'une forte majorité des adhérents de l'Association Culturelle Marcel Légaut ne croit plus au dogme de l'Incarnation et ne reconnaît plus la divinité de Jésus.

Mais se sont-ils suffisamment demandé : « Maintenant que Jésus n'est plus Dieu, quel intérêt garde-t-il pour moi, pour nous ? ». En plus, les participants, année par année, étaient toujours plus ou moins renouvelés, et l'arrivée de personnes pas assez avancées dans l'exploration de Jésus-homme-divinisé-malgré-lui nous obligeait non pas à nous censurer, mais à expliquer, à piétiner, à recommencer. Par exemple, j'ai retrouvé un article ce matin dans un vieux numéro de Jésus simplement : « Jésus homme, un nouveau dogme ». Ce n'est pas un nouveau dogme, c'est la conclusion que j'ai tirée après un cheminement de 66 ans, et c'était l'hypothèse de départ quand j'ai lancé la revue il y a bientôt dix ans.

En 1998, on m'a demandé « Enfin, Georges, où veux-tu en venir ? ». Dans la fidélité à Jésus, qui, loin de vouloir créer une nouvelle religion, a voulu rendre à l'être humain la priorité absolue dans l'interprétation de la Torah, j'ai écrit comment je me situais :

- religieux : je suis libre dans ma quête du Divin sans être contraint par une hiérarchie infaillible Ma relation au Sans-Nom est entièrement distincte de ma relation avec Jésus

- franciscain : François ressemble beaucoup à Jésus et inversement.

- prêtre : je ne me reconnais plus le droit à cette qualification. Ne croyant plus à la divinité trinitaire de Jésus, je ne puis plus croire au caractère ontologique et indélébile de ma consécration sacerdotale. Jésus n'était pas prêtre, François d'Assise non plus.

- l'Église : la vie communautaire est fondamentale et indispensable. Jésus a mené son action avec une poignée d'hommes et de femmes comme lui, sans mission officielle. Après son élimination, ceux qui avaient eu la chance inouïe de le rencontrer ont eu absolument besoin de « se réunir en son nom » pour parler de lui et se renouveler sans la vigueur de son message. Mais pour Jésus, pas de super-organisation, pas d'autorité infaillible. Seulement un critère fondamental, une priorité absolue : l'être humain. Nous aussi nous avons besoin de communautés pour vérifier l'authenticité et la qualité de nos comportements et de nos engagements.

- Jésus : Il n'est plus un absolu pour moi. Il a vécu et il s'est exprimé dans un univers mental, culturel, et politico-religieux complètement différent du mien. La portée de son message tient à son authenticité par rapport à lui-même, à ses contemporains et à « son » Dieu. Son Dieu n'est pas nécessairement « mon » Dieu. Mais il me renvoie si fortement à moi-même au milieu de mes contemporains qu'il demeure pour moi la référence incomparable dans l'accomplissement responsable et solidaire de ma propre vie.

Le témoignage de Ieshoua est universel : on peut vivre de cet état d'esprit dans n'importe quelle religion ou culture, sous s'importe quelle latitude.

D'autres rencontres du groupe JS ont eu lieu à Mirmande. En septembre 1998 par exemple, le groupe rejetait le mot « mission » cher à Légaut pour lui préférer l'« accomplissement humain ».


37


Georges Sauvage et Étienne Godinot à Mirmande en 2002

En 1999, j'ai annoncé ma décision de cesser de publier des articles pendant un temps parce que j'avais besoin de solitude, d'intériorité pour avancer plus profondément encore dans cette recherche, cette découverte de Ieshoua.

Le 20 septembre 2000, lors de la 4' rencontre du groupe JS, nous avons défini une refondation

« En ce début d'automne de l'an 2000, nous avons constaté ensemble que Jésus simplement est devenu pur nous l'emblème de notre liberté par rapport aux Églises, tout en respectant les cheminements de nos amis de toujours.

Pour nous, le christianisme reste une interprétation grandiose du message initial de Jésus.

Mais nous sommes conscients que cette interprétation est issue d'un contexte culturel

particulièrement effervescent. Les détenteurs des pouvoirs religieux l'ont mise en oeuvre au cours des siècles selon leurs tendances, tantôt généreuses, tantôt conservatrices, voire répressives, et tout cela au nom de "Dieu".

La tradition chrétienne qui a imprégné la plupart d'entre nous a pour base la Divinité de Jésus et comme perspective le Salut, octroyé d'En-Haut grâce à son Sacrifice couronné par sa Résurrection. Notre perspective à nous, attentifs à « ce qui est de nous, ne pourrait pas être sans nous, mais n'est pas que de nous » est de tendre vers l'accomplissement humain le plus authentique possible, « à nos risques et périls ».

Ainsi, comme Jésus, nous sommes liés à un Divin positif, gratifiant, mystérieux, se déployant en nous selon l'évolution de notre conscience et notre disponibilité intérieure.

C'est pourquoi l'expérience vécue pas Jésus, des rives du Jourdain au sommet du Golgotha, nous touche et nous inspire tout particulièrement »

Quelles sont les attitudes qui te semblent les plus significatifs de la vie et du message de Ieshoua ?

Il y a beaucoup de gens qui se sont efforcés de reconstituer la personnalité de Jésus à partir des textes, canoniques ou apocryphes, de leur méditation, de leurs travaux ou lectures. J'ai lu la plupart de ces livres : Bérulle, un mystique français du XII' siècle, Ernest Renan, Robert Aron' , Marcel Légaut 35, Emile Gillabert 36, Albert Nolan 37, Gerd Theissen 38, Hugh Schonfield 39, Joseph Moingt, Marie Vidal 40, Gilles Bernheim 41, Eugen Drewermann 42, Marie-Emile Boismard 43, Jacques Duquesne 44, Marcus Borg 45, André Monjardet 46, Bernard Besret 47, Etienne Trocmé 48, Pierre Nautin, Charles

' Robert Aron , Les années obscures de Jésus, DDB, 1960, revu en 1979

35 Marcel Légaut, Introduction à l'intelligence du passé et de l'avenir du christianisme, Aubier, 1976 et Méditation d'un chrétien du XXème siècle, Aubier, 1983

36 Emile Gillabert, Paroles de Jésus et pensée orientale, éd. Métanoïa, 1974

37 Albert Nolan, Jésus avant le christianisme , éd. Ouvrières , 1979. Le titre déjà est significatif...

38 Gerd Theissen , L'Ombre du Galiléen , éd. du Cerf, 1989

39 Hugh Schonfield , Le Mystère Jésus, Pygmalion, 1997 et Jésus, Messie ou Dieu , Pygmalion, 1997

Marie Vidal, Un juif nommé Jésus, Albin Michel, 2000, et Le Juif Jésus et le Shabbat , Albin Michel, 1997

41 Gilles Bernheim, Un rabbin dans la cité, Calmann-Lévy, 1997

42 Eugen Drewermann , La parole et l'angoisse. Commentaire de l'Evangile de Marc, Desclée de Brouwer, 1995

43 Marie-Emile Boismard , À l'aube du christianisme. Avant la naissance des dogmes, éd. du Cerf, 1999

44 Jacques Duquesne , Jésus , DDB-Flammarion , 1994

45 Marcus Borg , Un nouveau regard sur Jésus, éd. Pierre d'Angle, 1996.

46 André Monjardet , Jésus de Nazareth, autobiographie , éd. Berg International , 1996

47 Bernard Besret, Manifeste pour une renaissance , éd. Albin Michel

38


Perrot 49, Jacques Schlosser 50, Eric Edelmann, Laurent Guyénot 51, Jérôme Prieur et Gérard Mordillat 52, Jean-Louis Maisonneuve 53, Jean Onimus 54, Michel Benoît 55

Ernest Renan

Eugen Drewermann

Selon moi, trois traits caractérisent l'accomplissement de Jésus :

* Ieshoua a cru en lui-même. Il a laissé vivre ce qu'il portait au plus profond de lui, il l'a partagé. Il a cru à son Dieu tel qu'il se le représentait, à ses morceaux choisis de la Torah qu'il a privilégiés au détriment des autres. Il a tenu compte de son ressenti intérieur, de ses interprétations de la vie.

* Comme il croyait dans celles et ceux qu'il côtoyait, Ieshoua les a amenés à croire chacun en soi-même. « Homme de peu de foi », « ta foi ta sauvé », ces expressions évoquent le croire en soi, la confiance en soi, la « la foi des tripes ». Jésus formait des compagnons, il les initiait à ce qu'il découvrait, il leur expliquait les paraboles qu'il utilisait volontiers.

* Ieshoua était inséré dans une société et dans une institution humaine, mais il restait libre. Il faisait partie du judaïsme. Il connaissait et se positionnait par rapport au judaïsme des Scribes, celui des Pharisiens, celui des Esséniens, celui des Zélotes. Il fréquentait la synagogue, la maison pour tous de son époque, mais utilisait aussi d'autres lieux pour parler et pour agir. Il prenait ses distances avec l'institution : « On vous a dit..., moi je vous dis... », « Le shabbat est fait pour l'homme et non l'homme pour le shabbat ». Il citait peu les écritures (on les lui a fait citer par la suite pour montrer qu'il était le Messie).

Ainsi, le message central de Ieshoua est l'appel à chacun à devenir soi, à laisser "Dieu" devenir en soi, comme Jésus l'a vécu en invitant ses contemporains à le vivre avec lui.

Devenir soi - Rechercher le sens de sa propre vie selon le titre du livre de Marcel Légaut 56 est la tâche la plus fondamentale et la plus spirituelle de l'être humain.

Ce que j'aime, c'est surtout son style. Les gens à qui il s'adresse, la façon dont il réplique, les mots neufs qu'il emploie. La dépossession de soi-même, la disponibilité totale (« Vends tes biens et suis moi ») pour recevoir l'intentionnalité immanente qui le travaille, ce qu'il appelle l'appel du Père en lui. Son ressenti du divin, il l'exprime par Abba, Papa, Papounet.

Ieshoua n'est pas seulement l'homme de foi et de fidélité que décrit Légaut, c'est aussi le troubadour du Royaume. Je n'ai pas trouvé cet aspect-là de Jésus dans la recherche menée par mes amis, même Suzanne Warrot, même Françoise Lucot qui est pourtant poète. Elles ont été enchantées d'être libérées de Jésus-Dieu, elles se sont intéressés à Jésus-homme-fidèle-à-lui-même, pas au troubadour de l'intériorité.

48 Etienne Trocmé, L'enfance du christianisme , éd. Noésis, 1997

Charles Perrot, Jésus , éd. Que sais-je ? , 1998

so Jacques Schloser , Jésus de Nazareth , éd. Noésis , 1999

'Laurent Guyénot, Jésus et Jean-Baptiste. Enquête historique sur une rencontre légendaire, Chambéry, 1999

52 Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, Jésus, illustre et inconnu, éd. DDB, 2001

53 Jean-Louis Maisonneuve, Jésus sans l'Eglise, éd. Calmann-Lévy, 2000

54 Jean Onimus , Jésus en direct, DDB, 1999 et Jean Onimus - Portrait d'un inconnu. L'homme de Nazareth , L'Harmattan, Coll. Chrétiens autrement, 2003

55 Michel Benoît, Dieu malgré lui. Nouvelle enquête sur Jésus , Robert Laffont, 2001

56 Marcel Légaut, Devenir soi. Rechercher le sens de sa propre vie, Cerf , 2001

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Tu as continué ta recherche, tes lectures ?

Bien sûr. En 1996, j'ai été fortement impressionné et étonné par le livre de Marcus Borg, Un nouveau regard sur Jésus. Borg est professeur de Religion à L'Oregans State University. Il est considéré comme l'un des chefs de file de la nouvelle génération des historiens de Jésus. Il présente un Ieshoua fascinant de vérité, en soulignant les deux dimensions fondamentales de sa vie : d'abord son interaction vivante avec Dieu et le monde intérieur ; ensuite don engagement passionné dans les affaires sociales, religieuses et politiques de sa nation.

me,

Georges Sauvage à Bonneval en 2005

J'ai continué à lire, à chercher, à méditer. L'Évangile retrouvé, de Pierre Nautin57, m'a intéressé, car il a fait tout un travail d'exégète pour retrouver les logia de Jésus, l'évangile primitif, et montrer tout ce qui avait été des ajouts successifs ou des transformations du message initial par les évangélistes, les prédicateurs, les catéchistes, les copistes. Il montre bien tout ce qui a été inventé pour faire concorder la vie de Jésus avec les Écritures (ou les mauvaises traductions) de l'Ancien testament, à commencer par la naissance à Bethléem, jusqu'à la Résurrection. Il décrit bien les traits caractéristiques de Jésus.

Fin 2000, j'ai lu le très bon livre d'Éric Edelmann, Jésus parlait araméen 58. Il s'appuie sur la Peshitta, il s'intéresse à la traduction des récits symboliques, il montre que l'évangile est un précis de transformation intérieure, il traduit bien les termes araméens et leur donne une signification et une saveur tout à fait nouvelles.

Récemment, j'ai lu un bouquin d'Ouspensky 59, écrit en 1914, récemment traduit. Ouspensky est né à Moscou en 1978, et mort à Londres en 1947. J'ai retrouvé le Jésus de mon enfance, et l'ésotérisme de Ouspensky, ça me plait bien. On se rend compte de toute l'amplification qu'on a donnée à des paroles de Jésus, des rajouts, des corrections. L'ésotérisme permet de mieux recevoir les exigences très fortes de Jésus : la porte étroite; il est plus facile à une corde (et non pas à un chameau comme on l'a mal traduit...) de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans l'intériorité, etc... Des exigences qui ne supposent aucune structure ecclésiale, ne reposent sur aucun dogme, mais qui s'adressent à des gens en route selon un certain style. Beaucoup d'orientaux du temps de Jésus, beaucoup d'Italiens du temps de François d'Assise, dans ces pays du soleil, étaient heureux de recevoir ce langage libre, décontracté, nouveau et novateur. Cela a changé tout le contact que j'ai pu avoir avec les textes évangéliques.

Je pense que ces textes sont des données très précieuses, des écrins qui cachent une perle comme disait Légaut, des écrins qui se sont constitués par une multitude d'interventions très noblement motivées et respectables. Ces écrins n'ont pas été voulus comme tels, n'ont pas été faits par des faussaires ou des gens de mauvaise foi ou pervertis, mais par des gens qui interprétaient Jésus dans leur démarche à eux, dans leur mode de pensée. Cela donne beaucoup de valeur aux évangiles, des fruits qui ont mûri dans toutes sortes de terreaux d'humanité. J'ai pu retrouver Ieshoua, totalement

57 Pierre Nautin, L'Evangile retrouvé. Jésus et l'Évangile primitif, Beauchesne, 1998

58 Eric Edelmann , Jésus parlait araméen, éd. du Relié, 2000

59 P.-D. Ouspensky , Un nouveau modèle de l'Univers , éd. Stock, 1996

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différent du Christ Fils de Dieu fait homme pour nous sauver du péché, personnage imposant et imposé par les évangiles selon l'interprétation de l'Église.

J'ai aussi profité des recherches des autres, notamment des membres du réseau Jésus simplement.

Ainsi, Georges Vinchon m'a tenu ou courant de l'évolution de sa pensée religieuse.

Dans sa brochure Église catholique ou Église romaine, écrite au début de l'arrêt de ses activités professionnelles, il montrait que la communauté ecclésiale s'est peu à peu transformée en organisme de puissance et de pouvoir, mais surtout que l'Église « devenue exclusivement romaine s'était crispée sur une pensée unique, une vérité objective, une idéologie religieuse portant le label "Esprit Saint" qui empêche la recherche personnelle et communautaire dont les conclusions contrediraient une "vérité" imposée ».

Il est allé ensuite beaucoup plus loin et a publié en 2003 une très bonne étude, La foi revisitée. Un homme : Jéshoua 61, qui explique quel homme était vraiment Jésus et comment il a été divinisé.

Dans sa conclusion Georges Vinchon écrit :

« J'ai accepté de vivre de mythes, de légendes, de superstitions, de rites et de croyance dont la réelle beauté me détournait d'une authentique réalité spirituelle. (...) En revisitant ma foi, en refusant de me plier aux catégories et aux affirmations gratuites de l'Église, je me suis revivifié, ressourcé près de celui qui continue à me parler parce que son message est celui d'un vivant et non d'un mort ».

« Si l'on ne devait retenir qu'une parole de Jésus, que tous les croyants de toutes les religions peuvent partager, ce serait « Le royaume de Dieu est en chacun de vous ». Par cette simple phrase, Jésus a, par avance, résumé la destinée de tout homme, et il a relativisé l'intérêt de toutes les religions. Le Souffle nous traverse pour que nous soyons nous-même et que grâce à nous, si cela est possible, d'autres puissent aussi devenir eux-mêmes. Croire en, Dieu, c'est simplement être » (...) Vivre la parole libératrice de Jésus, rechercher sans se lasser le secret d'une Présence, est bien plus difficile que d'adhérer à une religion bâtie sur des dogmes, des croyances et un catéchisme ».

Je me retrouve bien dans ce passage.

Je profite aussi de la recherche et des écrits de Jean Jacob, un belge, ancien jésuite. A la suite de Légaut, mais ayant digéré tout un appareil exégétique, Jean Jacob réinvente une lecture à la fois libre et savoureuse des évangiles, une sorte de communion avec ce Jésus d'avant l'élimination-par-sa-divinisation, comme il dit, qui fait vibrer et vivre. Il dit qu'il a rarement vu quelqu'un être lui-même comme Marcel Légaut, et que Jésus, comme Bouddha, était un être qui ne s'est jamais référé qu'à lui-même en son intériorité. Le fond de nous-même, c'est de devenir présent les uns aux autres.

Jean Jacob est l'auteur de ...... livrets. .(compléter)........

Je reçois également des revues proches de Jésus simplement, y compris sans l'avoir demandé. Par exemple dans Libre pensée chrétienne 62 ce texte d'André Verheyen :

« L'idée que la Résurrection de Jésus constitue une sorte de miracle supérieur, censé emporter la conviction, est malheureusement tenace en christianisme. Mais surtout cette idée occulte la seule chose qu'il importe de dire : c'est que l'expérience pascale, et les énoncés qui en découlent, présentent un caractère "pneumatique", qu'il serait permis aujourd'hui de nommer mystique ».

Quelle a été ta dernière lecture ?

C'est le Traité d'athéologie 63 de Michel Onfray. Il fait bien sûr quelques erreurs, complaisamment dénoncées dans les critiques. Mais ce que j'aime chez Onfray, c'est la dénonciation sans concession, plutôt que sans nuance, de la nocivité, de la malfaisance, de la nuisance fondamentale des religions.

60 Georges Vinchon , Église catholique ou Église romaine, commandes chez l'auteur : 3, Allée des Chênes, 45000 Orléans

61 Georges Vinchon , La foi revisitée. Un homme : Jeshoua — commandes chez l'auteur .

62 Libre pensée chrétienne, http://librepenseechretienne.over-blog.com/

63 Michel Onfray , Traité d'athéologie , Grasset , 2005

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Les religions ont peut-être, ont probablement eu un rôle utile dans l'histoire, ne serait-ce que pour transmettre le message de ceux qu'elles considèrent, à tort ou à raison, comme leur fondateur. Sans la religion chrétienne, je ne saurais probablement rien du prophète de Nazareth. Mais à l'époque actuelle, les religions me semblent plutôt nuisibles, car elles substituent aux éveils personnels des vérités imposées. Imposées sous peine d'être déviant, exclu, voire condamné au feu éternel, par exemple quand j'étais gamin ou dans certaines interprétations fondamentalistes, et pas seulement dans le christianisme.

2005 — Croire, espérer, aimer

Les religions sont-elles appelées à disparaître ?

Tu connais peut-être cette boutade de Guy Bedos : « Mon Dieu, si vous existez, délivrez-nous des religions ». Oui, nous avons bien besoin d'être délivrés des religions qui souvent nous paralysent, mais c'est à nous-mêmes d'opérer cette libération au lieu de la quémander auprès d'un Dieu extérieur et tout-puissant.

Les religions sont des expériences humaines du divin. Grâce aux écritures, elles deviennent des paraboles du Divin, ni infaillibles, ni exhaustives, ni détentrices de la vérité, mais, comme paraboles, d'une valeur inestimable.

Fruits merveilleux, mais aussi dérives désastreuses ; rien de scandaleux à cela. Les comparaisons entre elles pour désigner la meilleur dont sans intérêt : suis-je meilleur que mon voisin ? que mon cousin ? que mon frère ? Aucun intérêt.

Mais le Divin, le Spirituel, l'Esprit vivent dans l'enfant, dans l'ado, l'adulte et le vieillard indépendamment des institutions religieuses. L'Esprit ne s'institutionnalise pas, ne se normalise pas, mais se discerne à nos risques et périls et déborde largement toutes les expressions établies.

L'oecuménisme des états-majors dont chacun possède la vérité en monopole (Bible, Coran, etc.) est faussé à la base.

Aujourd'hui, tu dénonces quoi, tu dénonces qui ?

Je n'accuse pas les chrétiens. J'ai trop de copains merveilleux qui ont consacré toute leur vie aux hommes et à Dieu, toute leur générosité, avec sincérité, avec dévouement. J'ai trop d'amis qui ont quitté la boutique, écoeurés, obligés de répudier la femme qu'ils aimaient s'ils voulaient rester prêtres, ou même invités à la fréquenter en cachette. Et puis il y a trop de gens écrasés par les soucis pour avoir le temps de réfléchir, de lire, de chercher. Trop de gens maintenus dans l'infantilisme, la dévotion, les rites, les indulgences, les rogations...

Non, je n'accuse pas les chrétiens, je les interpelle, mais j'accuse l'institution Église catholique romaine, caricaturée par l'État et la Cité du Vatican. Les révélations dites surnaturelles, les visions du monde et de l'homme soi-disant révélées par Dieu, le Dieu de juifs, ou des chrétiens, ou des musulmans, sont catastrophiques. Le monothéisme est la source d'intolérance. Le polythéisme est moins dangereux. Dans les religions abrahamiques, on a le monopole de la pleine vérité, de la Révélation, on est le Peuple élu, le Peuple de Dieu. Ce sont des inventions inconscientes, auto-justificatrices, pour se donner à soi-même et collectivement une identité et une consistance.

L'Église qui se prétend ouverte est foncièrement méfiante envers toutes les découvertes exégétiques, historiques, qu'elle essaye en vain de censurer. Elle prend les textes inspirés, les Écritures, pour des réalités historiques alors qu'elles sont un langage symbolique. La Visitation, la naissance Virginale, la Transfiguration, la Résurrection, l'Ascension, la Pentecôte, les miracles de l'Ancien Testament ou ceux Jésus, tous ces mythes ont un sens profond, très bien expliqués par Diel, Drewermann, Edelmann, Balmary, etc., mais pas un sens historique ou descriptif. La hiérarchie ecclésiastique ne veut pas le reconnaître pour ne pas déstabiliser un milliard de croyants, mais aussi pour garder son confort intellectuel et son pouvoir sur les fidèles.

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Les conférences épiscopales, les universités catholiques, les congrégations, elles font quoi pour sortir de la langue de buis ? Les évêques, les prêtres, les laïques, au moins ceux qui n'ont pas le goût du pouvoir, ils font quoi, pour secouer le cocotier ? Je reçois le bulletin des capucins. C'est désespérant, il n'y a rien là-dedans, ou si peu... Ce sont des gens formidables, fidèles à leur engagement initial, mais sont-ils fidèles à eux-mêmes aujourd'hui ?

L'éveil humain, le déploiement d'une spiritualité humaniste et laïque est une réalité récente en occident : je pense à Sigmund Freud, Carl-Gustav Jung, Paul Diel, Marc Oraison, Maurice Bellet, etc. L'Église est blindée, allergique et opposée à cet éveil humain qu'elle ne contrôle pas, et au déploiement de la spiritualité naturelle de l'homme : conscientisation, autonomie, foi en soi, souci d'authenticité.

Georges Sauvage à Bonneval en 2004

Mais les milieux « laïques », notamment ceux de l'Éducation Nationale, sous prétexte de fidélité aux valeurs de la laïcité, ne semblent pas suffisamment conscients de l'importance capitale de cette spiritualité, de cet éveil humain. Si la laïcité est une réaction contre la théocratie ou le cléricalisme, contre les perversions de la religion, alors bravo ! Mais si la laïcité, c'est se refuser au spirituel qui est une dimension essentielle de l'homme, si c'est ne pas s'intéresser à l'intériorité, si c'est abandonner le spirituel aux religieux et aux religions, alors c'est une laïcité tout à fait catastrophique.

Je suis heureux qu'une maison d'édition catho comme Bayard ait publié Le Livre des sagesses 64 Ce gros pavé, magnifique, c'est un trésor, c'est une mine, c'est un événement. Je picore dedans de temps en temps avec bonheur. C'est fantastique que cela existe : les sagesses de l'humanité sont mises à la disposition du public.

Quand renaît le spirituel, c'était le très beau titre du colloque organisé à Lyon en 2000 dix ans après la mort de Légaut, cent ans après sa naissance. Les religions, les Églises n'ont pas le monopole du spirituel, du divin, de la transcendance, de l'au-delà de la mort. Elles contribuent au patrimoine spirituel de l'humanité quand elles ne stérilisent pas en offrant du prêt-à croire, du prêt-à-prier, du prêt-à-penser obligatoires et impératifs.

Etienne à Georges : Au nom de Dieu, on a imposé la vérité, l'Inquisition, la guerre sainte, l'évangélisation-conquista ou l'évangélisation-colonisation, la charia islamique. La vérité de l'Institution se substitue à la vérité scientifique (Galilée, Darwin...) ou à la vérité qu'on découvre soi-même. Dans l'institution catholique, c'est la condamnation de Giordano Bruno, de Johann Eckhart, ou d'Eugen Drewermann. Dans l'islam, c'est la condamnation de Al Halladj ou de Mahmoud Muhammad Taha.. Chez les protestants, c'est la haine de Luther pour les juifs et l'hostilité à Erasme, c'est la condamnation au bûcher de Michel Servet acceptée par Calvin. Dans l'orthodoxie, c'est la condamnation de Tolstoï.

64 Le livre des sagesses — L'aventure spirituelle de l'humanité — sous la direction de Frédéric Lenoir et Ysé Tardan-Masquelier , Bayard, 2003

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Mais l'Église est ce qu'elle est car les Chrétiens la laissent faire. Les Chrétiens ont l'Église qu'ils méritent. Le principe de non-coopération mis en oeuvre par les leaders non-violents repose sur une constatation toute simple : la force des injustices dans une société ou une institution vient de ce qu'elles bénéficient de la complicité, du silence, de la coopération de la majorité des membres de cette institution.

Et aujourd'hui, Georges ?

Ce qui m'intéresse maintenant, dans la fidélité à moi-même, c'est de vivre en compagnonnage intérieur avec ce Jésus devenu pour moi Ieshoua, à partir de ma singularité naturelle, dans le contexte d'un hameau de montagne et de la région dioise, sans aucun rôle officiel, en participant à la base à la vie de quelques associations à visée locale, nationale et internationale.

Ce qui m'intéresse, c'est Ieshoua, héros, héraut et aventurier du Royaume intérieur, avec ses répercussions sur les environnements extérieurs. Voilà mon ressenti singulier, ce qui s'appelle encore mon idiosyncrasie (tu ne peux pas savoir comme j'adore ce terme !). Cela me rapproche de François d'Assise, et aussi de mon intuition d'enfance. Chacun a son royaume, sa représentation intérieure, sa vision intérieure du monde, une attitude vis à vis des réalités. Jésus est un poète, et il parle sans cesse de son Royaume. Dans l'expression ecclésiale et dogmatique, Jésus est le Sauveur du monde, il faut tous faire partie de l'Église, il y a une interprétation officielle, un enseignement, le Royaume devient une source d'obligations, d'interdits, de réglementation. Mais non !, Ieshoua était un poète, un affectif, mais surtout un mystique. On peut être un mystique intellectuel, ou un mystique affectif, ou un mystique burlesque. Il y a des gens burlesques qui vivent des expériences mystiques authentiques.

Un mystique, c'est quoi pour toi ?

Un mystique, c'est quelqu'un qui a vécu une expérience de l'Ultime, du Réel ultime, soit "Dieu" perçu comme une personne, soit autre chose. C'est quelqu'un qui a vécu - comme dit St Paul, « est-ce dans ma chair, est-ce dans mon esprit ? », - qui a touché le divin, qui a eu une intuition de l'Ultime. Je connais une femme, Ninou, au service des clochards, des zonards et des routards du côté d'Aix-en-Provence, qui a vécu plusieurs expériences mystiques, dont une au cours d'un accouchement, qui est vraiment une spirituelle. Même dans l'expérience de l'Ultime, il y a une diversité. Il peut être marqué par la Bretagne ou par l'Afrique, par Spinoza ou par Ricoeur, par Sri Aurobindo ou par le Dalaï Lama.

C'est un fruit de l'intentionnalité immanente dans cet homme ou dans cette femme, cet enfant ou ce malade.

L'intentionnalité immanente, c'est un autre nom du Divin, ou de "Dieu", ou de l'Ultime ?

Je n'aime pas le mot "divin" car dedans il y ale mot "Dieu", et j'aime encore moins le mot "Dieu". Dieu, c'est le Zeus des Grecs, c'est le Jupiter des Romains, c'est le barbu dans les nuages des chrétiens, c'est la personnification abusive, limitative et fausse de l'inconnaissable. J'aime mieux les expressions de "Réel ultime" comme dit Bernard Besret, ou d' "intentionnalité immanente" comme dit Paul Diel ou de ...(retrouver) comme dit Eric Edelmann.. Ils dé-personnifient l'Ultime en lui gardant son mystère.

Maître Eckhart, Marcel Légaut à la fm de sa vie, le disaient avant moi : Le concept de Dieu

correspond à la tendance, naturelle chez l'être humain, à personnifier l'invisible, l'insondable, l'inconnaissable, le mystérieux. Il faudrait que les Églises, si elles ne veulent pas disparaître, amènent les croyants à dépasser leur façon de croire, par une pédagogie progressive et lente, mais aussi par une pédagogie forte.

Dans la réalité, il y a infiniment de tendresse comme infiniment de cruauté. "L'intentionnalité immanente" travaille une réalité chaotique pour la faire évoluer vers son accomplissement, mais ce n'est pas quelque chose de rationnel. Chaque atome, chaque être minéral, végétal, animal, humain est marqué par ses atavismes, ses conditionnements, mais aussi habité par une intentionnalité immanente. Afin que le rosier produise une rose, que le châtaigner produise des châtaignes. Afin que chacun de nous devienne lui-même et produise des actes humains colorés par son affectivité et ses potentialités à lui, son cocktail de potentialités.

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Étienne : La nature est cruelle. Le coucou jette les petits des fauvettes hors de leur nid, le tsunami ravage les côtes du sud-est asiatique, les éruptions volcaniques engloutissent des villes, les sauterelles ravagent les récoltes des paysans misérables. On pourrait développer aussi le règne des animaux carnivores, les virus, les cinq extinctions quasi-totales de la vie sur la terre depuis 4,5 milliards d'années. Et surtout la maladie, la souffrance, la vieillesse, la mort... Que signifie alors l'intentionnalité immanente ?

Ces réalités-là, ces atrocités du « monde de la matière et de la vie », selon l'expression de Légaut, sont encore plus inacceptables de la part d'un Dieu qui serait conscient, responsable à la manière d'un être humain. Ce Dieu-là est injustifiable, surtout si l'on dit qu'il est tout-puissant. Les savants, la physique quantique qui ont découvert l'infmiment petit, les atomes, les protons et les gluons nous décrivent une organisation, donc une intentionnalité immanente. Il ne s'agit pas d'un plan cosmique, dont l'homme serait le centre par dessus le marché. La Terre n'est presque rien, l'homme est un élément de la Terre.

L'intentionnalité immanente est que le résultat d'une constatation, mais cela ne supprime pas le mystère. Comment se fait-il que ce proton ait une organisation ? On ne sait pas... Le mystère reste total.

Pour toi, est-ce qu'il y a eu une création, un avant big bang ?

D'abord je ne me reconnais aucune compétence pour dire oui ou non. J'écoute et je consulte ce que disent les astrophysiciens, les biologistes. Autrefois, quand on interviewait un savant chrétien comme Louis Leprince-Ringuet, il refusait de se prononcer personnellement en s'en tenant à ce que disait l'Église, il avait la foi du charbonnier. Je trouvais cela inadmissible. Aujourd'hui, les gens comme Hubert Reeves, Albert Jacquard disent des choses qui ne sont pas de l'ordre de la démission, mais de l'ordre de l'exigence de ne rien dire de plus que ce qu'on sait, sans se permettre de recourir à l'existence d'un Dieu qui explique tout. Pour un homme de science, ce n'est pas pensable.

Maintenant que tu ne crois plus à la divinité de Jésus, je suppose que tu interprètes et que tu vis autrement les mythes de la Résurrection et de l'Ascension ?

Le mystère pascal est l'aboutissement d'élaborations multiples qui avaient une cohérence inconsciente. J'ai découvert le mystère de l'Ascension grâce à Xavier-Léon Dufour, puis la Pentecôte : l'humanité de Jésus est source de vie divine pour toute l'humanité dont il est solidaire. Peu de pasteurs chrétiens, aumôniers, curés me semblaient imprégnés de cette conviction.

Les mystères chrétiens, l'Incarnation , par exemple, doivent être interprétés avec le regard du symbolisme.

Au fond, toi, Georges, tu crois à quoi ?

Je crois à ce qui vient de moi. À « ce qui est de moi, qui ne vient pas que de moi, qui ne pourrait être sans moi », comme le disait Légaut. Je suis le seul à être celui que je suis, à percevoir les choses comme je les perçois, et personne ne pourra les percevoir comme cela à ma place. Mais je crois aussi à mon pouvoir de discernement, à ma capacité à me laisser bousculer par les autres. C'est plus exigeant que de m'en remettre à la foi des autres, à l'enseignement d'une autorité infaillible et supérieure. « Être un homme de foi et de fidélité », comme dit Légaut 65, c'est être assez fidèle pour reconnaître que la croyance que j'avais hier, le choix que j'ai fait il y a cinq ans, je les révise à la suite d'une lecture, d'une rencontre, d'un événement.

C'est l'aventure intérieure de chaque être humain, à ses risques et périls. Je suis en état permanent de discernement, je navigue à vue comme les marins. L'aventure intérieure est pleine d'exigence. Je suis en devenir. Ieshoua, c'est cela, c'est un homme de foi et de fidélité, avec beaucoup de compassion, de liberté et d'humour. Légaut m'a appris la différence entre l'obéissance et la fidélité. La fidélité à soi-même conduit parfois à désobéir, les exemples sont nombreux dans l'histoire.

65 Marcel Légaut , L'homme à la recherche de son humanité , Aubier, 1971

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Les personnes qui m'impressionnent et dont tu vois les photos près de mon lit sont Etty Hillesum, Théodore Monod, Vaclav Havel, Paul Diel, Germaine Tillon, et là un conseiller municipal communiste de Die.

Etty Hillesum

Théodore Monod

Germaine Tillion

Le devenir naturel de la chenille, larve d'un papillon, est pour moi, depuis quelques années, une parabole fortement expressive et stimulante pour mon élan essentiel vers mon accomplissement pleinement authentique, dans mon actuelle et évidente précarité. En dépit des apparences et des évidences, la chenille porte en elle tous les éléments du papillon qu'elle est appelée à devenir.

De quels mouvements fais-tu partie aujourd'hui ?

Je milite à ATTAC pour une autre mondialisation, en dehors et au-delà des partis politiques et en jonction avec tous les réseaux d'éveil à la politique, à l'économie, au culturel, au principe d'humanité66, comme dirait Jean-Claude Guillebaud.

Je fais aussi partie de France-Palestine Solidarité Drôme-Ardèche. (compléter)

Et après la mort ? Ton médecin te dit que ton coeur est fatigué, et tu as réservé ta place au cimetière, de l'autre côté de la route...

Je ne sais pas ce qu'il y a dans l'au-delà. Je n'ai pas de crainte de châtiment ou d'espoir de récompense, je n'ai pas d'attente. Ce qui est important pour moi, c'est d'habiter le moment présent, de vivre ma vie d'aujourd'hui. Je pense que je partirai dans la gratitude, parce que je suis content de ce que j'ai eu à vivre, de ce que j'ai vécu. Michel Onfray a des mots qui me conviennent : accepter ma finitude dans toute sa densité, plutôt qu'une finitude diluée dans l'espoir d'un au-delà. J'aurais parfois tendance à reprendre la parole de l'abbé Pierre : « Une fois, ça suffit, je n'ai pas envie de remettre ça ! »

Et la prière, que devient-elle pour toi ?

Je ne personnalise plus l'intentionnalité immanente en la désignant comme un Dieu extérieur à la création. Ma prière est une centration en moi-même en communion avec l'humanité, avec le monde de la matière et de la vie, avec le cosmos, avec l'intentionnalité immanente, mystérieuse, qui me travaille vers mon accomplissement authentique.

66 Jean-Claude Guillebaud , Le principe d'humanité, Seuil, 2001