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Introduction 

Historiquement le modernisme désigne une crise majeure qui a éclaté dans le catholicisme à la fin du XIXème et au début du XXème  et qui a  révélé le profond iatus entre la doctrine officielle de l'Eglise catholique et la culture moderne. Cette crise, les autorités romaines du moment l'ont appelée le modernisme, car elle représentait pour eux la quintessence des idées modernes qu'elles considéraient comme foncièrement pernicieuses. Ceux qui étaient visés étaient des chercheurs chrétiens de grande qualité qui essayaient de réconcilier la religion catholique avec les exigences de la culture moderne dans les domaines historique, exégétique, philosophique, théologique, sociale et politique. Leur but n'était pas de détruire  l'Eglise catholique mais de la faire entrer dans la modernité afin d’actualiser l’Évangile en leur temps. Les autorités catholiques du moment leur ont répondu par  l'anathème, l'interdiction de publier, l'excommunication  et elles ont mis en place un système de dénonciation  et de surveillance pour  empêcher la résurgence de ce qui était pour elles des erreurs mortifères.

La question que  je pose dans mon livre[1] est la suivante :  la crise  moderniste est-elle une simple affaire du passé  ou  s'est-elle poursuivie jusqu'à nos jours ?  Je réponds qu'elle  n'a jamais cessé d'être d'actualité depuis un siècle et c'est sans doute là le drame de l' Eglise catholique qui demeure, dans la grande majorité de ses responsables et une partie de catholiques de base, enferrée dans le dogmatisme, le moralisme et l'autoritarisme  et qui ce fait n'est plus crédible aux yeux de beaucoup de chrétiens.

Pour le montrer, je vais faire un exposé d'ordre historique. Faire de l'histoire, c'est capital, cela permet d'aller à la racine des malaises  actuels  et de pouvoir ensuite lutter contre leurs causes. Je vais  d'abord évoquer  ce  que fut,  il y a  un siècle et plus, la crise moderniste proprement dite, le contexte dans lequel elle a pris naissance, ses acteurs et ses enjeux, les réactions de rejet et de condamnation des responsables de l'Eglise romaine et les mesures qu'ils prirent pour éradiquer tout questionnement. Cela  nous  mènera de 1880 à 1914.

Dans un second temps, qui nous conduira de 1914 à 1960, à la veille de Vatican II, nous verrons comment la politique romaine de suspicion et de condamnation  s'est poursuivie à l'égard de toute entreprise et initiative visant à repenser le christianisme  dans  la culture du temps.

Enfin  dans un troisième temps,  qui ira du Concile Vatican II  à nos jours (1960 -2017), nous constaterons que le catholicisme demeure, malgré quelques changements,  figé dans  sa doctrine, sa  morale et son organisation traditionnelle et que le pouvoir romain reste répressif face à ceux qui  pensent autrement que la doctrine officielle.

I. La crise moderniste 1880-1914

L'enjeu est le suivant  à l'époque :  comment actualiser le christianisme dans la culture moderne pour qu'il soit perçu comme chemin de vie et de liberté ? Cette  question n'est pas nouvelle. Elle se pose depuis l'avènement de ce qu'on appelle la modernité au 17ème siècle, qui fut une grande révolution dans la manière de penser.  Jusque là, dans un monde chrétienté  où tout le monde est sociologiquement  catholique, l'Eglise détient en la personne de ses responsables  le monopole de la Vérité. Il s'agit d'une vérité religieuse  à laquelle tout le monde doit se soumettre puisqu'elle a Dieu pour auteur. Or voilà que des voix s'élèvent pour  revendiquer l'autonomie de la raison et son droit légitime à  penser par soi-même, en utilisant les  découvertes et méthodes scientifiques,dans le but de  comprendre le monde et la condition de l'homme. Dans l'Eglise certains chrétiens se mettent  à lire scientifiquement les textes bibliques et à exercer un regard critique ( entendons de discernement) sur la doctrine catholique officielle....

L'Eglise dès le départ réagit vigoureusement à ce qui lui  semble des violations de son monopole d'exprimer la Vérité sur tout et pour tous. Elle dénonce les philosophes du XVIIIème s.  Au XIXs. c'est le grand affrontement.  Le pape Grégoire XVI  condamne Lamennais ; Pie IX désavoue sans ménagement ce qu'il appelle les erreurs modernes qui selon lui infestent l'Europe.

Malgré ces mises en demeure vaticanes, la vie intellectuelle se développe en milieu catholique dans le dernier quart du 19ème siècle.  Un certain nombre de prêtres et de laïcs chrétiens, fréquentant les universités d'Etat et au fait des recherches en tout domaines qui s'y pratiquent ne peuvent pas en conscience ne pas  vouloir repenser leur christianisme dans cette culture moderne à laquelle ils adhèrent.

La crise moderniste éclate en cette fin du XIXème s. lorsque plusieurs de ces prêtres et laïcs chrétiens, énoncent des positions qui font frémir les responsables de l'Eglise, car elles mettent en cause celles qui sont traditionnellement considérés comme la Vérité immuable d'origine divine. Elles concernent tous les domaines : l'histoire, l'exégèse biblique, la philosophie, la théologie, la vie sociale et politique. Je mets rapidement en scène  quelques-unes des figures emblématiques de  cette crise moderniste

1ère figure, celle de l'historien Louis Duchesne (1843-1922).  Après des études très poussées en histoire à l'Ecole des Hautes Etudes récemment créée,  et quelques années  consacrées à des fouilles archéologiques en Grèce et en Turquie dans le cadre de l'Ecole Française de Rome, il soutient en 1877 sa thèse de doctorat dont le sujet porte sur le Liber Pontificalis, catalogue  chronologique des papes du Ier au XVème siècle. Son travail éveille des soupçons en milieu catholique. On lui reproche de mettre en doute  les présentations des papes des trois premiers siècles, qui, selon lui, ont utilisé des données légendaires.  Il devient malgré tout en 1877 professeur à l'Institut Catholique de Paris( récemment créé en 1875) pour y donner un cours d'histoire du christianisme. Il envisage d'appliquer avec rigueur  « la méthode historique ordinaire », ce qui signifie pour lui « recueillir les témoignages, les peser, les comparer entre eux, non pas d'après des idées préconcues et des sentiments particuliers ». Il traite durant deux ans des origines chrétiennes  du Ier au IIIème siècle.  Les ennuis recommencent, car il souligne que les évêques des IIème et IIIème siècles, contrairement à ce qu'on  dit officiellement, ne professaient pas la stricte doctrine de la Trinité définie au concile de Nicée en 325. Lui explique cette diversité par la notion  de développement du dogme.  Mais il est fiché. On interdit au séminaristes de Paris de suivre ses cours.  On ne lui retire pas cependant son enseignement immédiatement Ce ne sera qu'en 1883.  Ses affaires se gâtent avec plusieurs autres publications. En 1885, ses cours sur L'origine des Eglises en Gaule,  en mettant à mal les  légendes concernant leur fondation, déchaînent les protestations de nombre d'évêques et de penseurs chrétiens traditionnels.  En 1900, son article dans les Annales du midi  où il démonte point par point la légende qui fonde le culte de St Jacques de Compostelle ( à savoir sa prédication en Espagne puis  la transfert miraculeux de ses restes par mer  de Palestine jusqu'en Espagne) lui vaut la hargne de ses ennemis.  Son salut, c'est  d'avoir quitté le milieu catholique et  d'enseigner à l'Ecole des Hautes études où il acquiert une réputation internationale auprès de ses pairs. En 1895, il est nommé par le gouvernement français  directeur de l'Ecole Française de Rome et il y reste jusqu'à sa mort en 1922. Cependant la chasse aux modernistes ne l'épargne pas sous le pontificat de Pie X, qui réprime de tous côtés. Son livre L'histoire ancienne de l'Eglise qui lui avait valu déjà des ennuis est purement et simplement mis à l'index en 1912.

Au fond, il ne s'en tire pas trop mal car il a toujours refusé de s'avancer publiquement sur les terrains exégétique et dogmatique

2ème figure :  celle de l'exégète Alfred Loisy (1857-1940).  Quand il commence en 1882 à l'âge de vingt-cinq ans à enseigner l'Ecriture Sainte à l'Institut Catholique de Paris, il  a déjà  acquis une formation très sérieuse. Il a suivi les cours de son aîné Duchesne et apprécie sa méthode  critique. Se passionnant pour la Bible,  il s'est initié à l'hébreu et aux langues orientales auprès de Renan « le meilleur cours d'hébreu qui fût à Paris »  et à l'Ecole des Hautes Etudes.  Son objectif est de fonder dans l'Eglise catholique l'étude scientifique de la Bible.  On en reste encore à une lecture littérale, fondamentaliste.  Par exemple, on croit dur comme fer que les cinq premiers livres de la Bible sont de Moïse et racontent l'histoire  de la création du monde et de l'homme. Ses premiers ennuis sérieux ( car il a déjà éveillé la méfiance) datent de 1893 lorsqu'il remet en cause, dans la revue L'enseignement biblique qu'il a créée, la version officielle de l'Eglise sur les cinq premiers livres de la Bible. Les évêques parisiens le démissionnent et le somment de mettre fin à sa revue. On le nomme aumônier dans  un pensionnat de jeunes filles. Durant  cinq années de solitude, il  fait le point sur sa pensée en écrivant de 1897 à 1899 un énorme livre qui ne paraîtra qu'en 2010[2] : « La crise de foi dans le temps présent. Essais d'histoire et de philosophie religieuse ». Il y traite de toutes les questions qui le taraudent : les théories de la religion, religion et révélation, la religion d'Israël, Jésus-Christ, l'Evangile et l'Eglise, L'Evangile et le dogme chrétien, l'Evangile et le culte catholique, le régime intellectuel de l'Eglise catholique, le dogme et la science, la raison et la foi, la religion et la vie, le passé et l'avenir. C'est une remise en cause des trois principes indiscutables sur lesquels reposent la théologie traditionnelle catholique, à savoir :

« 1° Les idées religieuses fondamentales, à commencer par l’idée de Dieu, ont été essentiellement invariables [...] depuis l’origine du monde ; 2°Jésus et l’Église ont été l’objet de prédictions formelles et claires dans l’Ancien Testament ;3° l’Église avec les degrés essentiels de sa hiérarchie, ses dogmes fondamentaux et les sacrements de son culte, a été directement instituée par le Christ ».

En 1900, il livre dans La revue du clergé français  l'essentiel de ses trois premiers chapitres. La publication  du troisième lui attire de très graves ennuis de la part de l'archevêque de Paris qui interdit la publication de la suite de l'article. Il y rappelle en effet que les textes bibliques à commencer par les premiers chapitres de la Genèse  ne peuvent prétendre à l'historicité. Ne pouvant plus enseigner  en milieu catholique, il obtient de donner un cours biblique à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes  Ses leçons sur les mythes babyloniens, sur le chapitre premier de la Genèse et sur les paraboles attirent un certain nombre d'ecclésiastiques. Léon XIII averti  de la situation de Loisy refuse de le condamner.

Sur les entrefaites, Loisy  trouve une occasion de donner des gages de fidélité à l'Eglise en réfutant l'ouvrage du protestant Harnack L'essence du christianisme  qui consiste selon l'auteur  uniquement dans la foi à Dieu Père.  Tout ce qui s'y ajoute est à rejeter. La réfutation de Loisy, c'est son livre qui paraît en 1902 : L'évangile et l'Eglise. L'ouvrage veut démontrer au contraire que l'Eglise est le déploiement normal  à travers les siècles et les cultures  de ce que Jésus enseignait ( idée du célèbre cardinal Newman).  Le  Cardinal de Paris interdit le livre au clergé et aux fidèles et la presse conservatrice pousse des cris d'alarme. Pour se défendre Loisy publie en octobre 1903 un autre ouvrage : Autour d'un petit livre pour s'expliquer sur les points litigieux : ainsi,  le Jésus de l'histoire est à distinguer du Christ de la foi ; la science illimitée du Christ est ignorée des évangiles ; on ne peut historiquement démontrer que l'Eglise comme les sacrements  aient été institués par Jésus ; les dogmes sont une expression relative de la foi en Dieu.

Juste à ce moment-là,  se produit un événement qui va être capital  pour l'avenir de Loisy et de sa pensée. En août 1903 succède à Léon XIII, pape plutôt ouvert,  un nouveau pape, Pie X, esprit fermé à toute modernité. La répression se met en marche :  à la fin 1903, cinq livres de Loisy sont mis à l'index ; le Cardinal de Paris demande à Loisy de démissionner de l'Ecole pratique des Hautes Etudes. Loisy accepte. Pendant ce temps, la crise moderniste  se propage en Italie et en Angleterre. Rome est aux abois. En  juillet 1907, le pape signe le décret du St Office Lamentalibi qui condamne soixante-cinq propositions «  sur les sciences sacrées, sur l'interprétation des Saintes Ecritures, sur les principaux mystères de la foi ». La plupart sont tirées des oeuvres de Loisy mais citées hors contexte. Deux mois après, en septembre 1907, L'encyclique Pascendi dénonce ce qu'elle appelle « le rendez-vous de toutes les hérésies », à qui elle donne le nom de modernisme. Six mois  encore et Loisy est excommunié en 1908 et déclaré vitandus c'est à dire personne à éviter..

Il va poser sa candidature au collège de France et sera élu à la chaire « Histoire des religions » Il continuera son travail d'exégète et ses publications jusqu'à sa mort en 1940.

3èmes figures : Les philosophes Blondel (1861-1949) et Laberthonnière ( 1860- 1932)

Pour comprendre les ennuis qu'ils essuyèrent, il faut se rappeler qu'en leur temps  l'Eglise ne reconnaît qu'une seule philosophie, celle de St Thomas d'Aquin datant du XIIIème siècle  ( en réalité un néo-thomisme enseigné hors de son contexte historique). Cette position est  défendue bec et ongles par le clan thomiste. En face se situent les affirmations du rationalisme professée par des philosophes modernes de l'Université qui nient a priori  toute réalité qui n'est pas expérimentée scientifiquement.

- Le  philosophe Blondel, laïc chrétien, professeur à l'université d'Etat d'Aix en Provence se propose de sortir des deux enfermements néo-thomiste et rationaliste.  Il s'agit  pour lui de conjuguer la rigueur d'analyse intellectuelle des premiers et la démarche expérimentale des seconds  dans l'étude sans a priori du devenir humain des individus. Le résultat c'est en 1893 sa thèse l'Action immédiatement publiée avec comme sous-titre : Essai d'une critique de la vie et d'une science de la pratique. L'originalité de Blondel, c'est de suivre le mouvement même du sujet évoluant à l'intérieur des déterminations de son existence, y déployant sa liberté dans la recherche jamais terminée d'une unification et d'un accomplissement intérieur. Cette démarche, emmenant l'homme intérieurement toujours plus loin dans sa réalisation, le conduit à penser que seul un absolu peut combler le coeur humain.  Sa méthode d'immanence est contestée par les thomistes et les rationalistes : pour les premiers il est impossible en partant de l'homme d'arriver à la nécessité d'un absolu qui lui confère son accomplissement ; pour les autres, Blondel franchit une frontière indue. Mal vu des autorités romaines et des philosophes thomistes, il échappe pourtant à la condamnation, en donnant  ultérieurement des gages de fidélité au pape par sa critique d'autres auteurs modernistes ( comme Loisy).

Laberthonnière est un religieux oratorien. Esprit très curieux et très libre, soucieux d'une pensée qui ne soit pas un ornement de l'esprit mais qui  donne sens à la vie, il  a acquis une  formation philosophique de haut niveau, d'abord en autodidacte puis  en fréquentant les cours de la Sorbonne où enseignent les philosophes les plus renommés.  Il est subjugué par la démarche de Blondel  dans son livre l'Action, c'est à dire une approche inductive du mystère de l'homme et de Dieu à partir du vécu de l'homme animé par le souci d'authenticité. Il s'en explique dans son livre Essais de philosophie religieuse de 1903.  Il fonde en 1905 une Société d'études religieuses et y dirige  Les annales de la philosophie chrétienne. Son crédit près des philosophes universitaires lui vaut d'êre élu à la Société française de philosophie qui est non confessionnelles et aux travaux de laquelle il sera fidèle.  Son livre Essais de philosophie religieuse est mis à l'index en 1906. Il n'en continue pas moins de penser et d'écrire. Mais les attaques contre lui et les Annales se multiplient à Paris et à Rome. On verra bientôt qu'elles lui seront fatales.

4èmes figures :  Elle interviennent dans le débat théologique et dogmatique, ce sont Les mêmes, Blondel et Laberthonnière, auxquels il faut ajouter  la figure d'Edouard Le Roy (1870 – 1954). Il faut remarquer que leurs positions ne sont pas unanimes.  

Blondel dans son livre Histoire et Dogme (1904) renvoie dos à dos deux positions opposées concernant le rapport des dogmes aux textes évangéliques. D'une part celle des théologiens qui prétendent retrouver tels quels dans les textes évangéliques les affirmations dogmatiques  ( il les appelle les extrinsécistes). D'autre part, la position qui ne s'intéresse dans les Evangiles qu'aux faits  historiques sous-jacents aux interprétations des premiers chrétiens,  sans retenir ces interprétations où les dogmes prennent leur origine ( il les appelle des historicistes).  Pour prendre un exemple concernant les dogmes  sur Jésus, Blondel pourfend autant ceux qui les déduisent directement des affirmations évangéliques sur Jésus que ceux qui les contestent, du fait que selon eux ils ne peuvent  découler des données historiques sur Jésus produites par l'exégèse moderne. Blondel  pense que le dogme actuel sur la divinité de Jésus auquel il adhère correspond à une prise de conscience progressive des disciples de Jésus au cours des temps sur son identité.

Sa position est mise en question  en 1904 par Edouard Le Roy, mathématicien de formation  mais passionné de philosophie et soucieux d'un christianisme actualisé dans la culture moderne.  Pour lui toute création humaine, scientifique  ou non,  est marquée par la relativité liée aux conditions dans laquelle est elle née. Les dogmes ne font pas exception à cette règle ;  pour être crédibles, ils doivent pouvoir parler à tous et être chemin de vie pour tous. Ses adversaires le traitent de relativiste  et le dénoncent à Rome. Son livre Dogme et critique est mis à l'index en 1907. Il fera paraître en 1929 un nouvel ouvrage Le problème de Dieu où il approfondit sa démarche. Il sera également mis  à l'index.

Le Père Laberthonnière intervient lui aussi entre 1907 et 1909 sur la question du dogme telle qu'elle est posée par E. Le Roy dont il rejoint la pensée. Il insiste lui aussi sur le fait que les affirmations de la foi chrétienne, pour être acceptées par le croyant, doivent avoir un sens vital pour sa vie. Son livre  publié en 1906 : Réalisme chrétien et l'idéalisme grec où il oppose la  parole biblique qui engage la vie et le concept grec qui est pure connaissance abstraite allait déjà en ce sens. Et si l'on remonte encore dans l'un de ses premiers textes de 1897, Laberthonnière professait  dès cette époque cette conviction. En 1913,  on lui assène un coup final : Rome lui interdit désormais de publier ; dans la foulée, les Annales  sont  supprimées.  Il continue  cependant d'écrire des livres qui ne seront publiés  qu'après sa mort ; il poursuit ses contacts oecuméniques, et anime de petits groupes de réflexion là où on l'invite.

5ème figure :  le politique Marc Sangnier

C'est l'un des laïcs  fondateur du Sillon, qui est un mouvement de laïcs chrétiens qui  souhaitent témoigner de leur foi dans la culture du temps. Eloignés d'une pensée chrétienne conservatrice à laquelle ils se sentent étrangers, il veulent être des ferments de renouveau dans leur Eglise et dans le monde. Il ne s'agit pas de défendre l'Eglise à coups d'arguments apologétiques. Leur souci est d'incarner l'Evangile dans le monde de leur époque, tel qu'il est, c'est à dire au sein d'une société démocratique et laïque. Cette conception va à contre courant de la doctrine officielle de l'Eglise qui rêve d'établir La cité catholique en en prenant les rênes.

Le mouvement le Sillon et son journal sont condamnés en 1910. Pour Rome, leur faute capitale a été de « se soustraire à la direction de ceux qui ont reçu  du ciel la mission de guider les individus et la société dans le droit chemin de la vérité et du bien ».

La stratégie romaine de surveillance et de répression à court et à long terme

Non seulement Rome  réprime au coup par coup mais elle installe un système  qui a pour but de  prémunir définitivement l'Eglise catholique de toute contamination moderniste à l'avenir.

Elle s'exprime en  trois documents principaux :

1° Le décret du St Office Lamentabili 3 VII 1907

C'est un recueil de soixante-cinq propositions condamnés. Y sont visés  notamment Loisy et ses défenseurs, Edouard Le Roy, les représentants de la démocratie chrétienne. Vous pouvez accéder au texte complet sur Internet. En prendre connaissance permet d'apprécier le retranchement de Rome sur ses positions les plus traditionnelle et les plus étroites. On y rappelle constamment que hors de la pensée du pape il n'est pas de salut. Ce décret  a pour but de clôturer une fois pour toutes le champ de la pensée et des initiatives chrétiennes.

2° L'encyclique  Pascendi du 8 VIII 1908 énonce les différentes mesures à mettre à exécution  pour faire régner l'ordre  catholique :

-  on ne doit enseigner dans les études cléricales que la philosophie et la théologie thomiste.

- on  doit vérifier que les enseignants  enseignent la bonne doctrine et y adhèrent, sans quoi ils seront exclus.

- On  n'ordonnera prêtres que les candidats qui pensent selon les normes romaines.

- On institue dans chaque diocèse un conseil de vigilance pour surveiller et dépister tout écart.

-  On proscrira tout livre pernicieux,  on imposera à tout auteur de soumettre  sa publication à un censeur diocésain, on veillera que les librairies catholiques ne vendent que des ouvrages orthodoxes.

- On supprime pratiquement les congrès de prêtres

- On demande à tous les évêques diocésains de rendre compte  de l'application de ces mesures à Rome tous les trois ans.

3° Le serment antimoderniste est imposé aux futurs prêtres 1910.  Ceux-ci doivent  professer la doctrine romaine  traditionnelle, réfuter les erreurs « modernistes » et promettre une fidélité totale au pape.

L'ensemble de ces mesures seront appliquées à la lettre jusqu'au concile Vatican II, comme nous allons le voir.

II. La grande peur du modernisme de 1914 à 1960

Les trois papes  qui se succèdent durant cette période de cinquante années, Pie XI, Benoît XVI, Pie XII maintiennent  le système  initié par Pie X, assurant  l'enseignement de l'orthodoxie romaine, et ils assurent une surveillance sans faille contre toute déviance. De nombreux chercheurs  dans le domaines biblique, philosophique, théologique, sont inquiétés. Je vais évoquer les plus célèbres

qui appartiennent à quelques hauts lieux de résistance  à la pensée unique de Rome.  En France j'en retiens  trois  : l'un est l'Ecole du Saulchoir qui est le couvent d'études des dominicains ; l'autre est  ce qu'on appelle L'Ecole de Fourvière  animé par les jésuites  où l'on enseigne la philosophie et  la théologie, le troisième est l'Ecole biblique de Jérusalem  où s'opère un regain de la pensée biblique.

1° L'école dominiqcaine du Saulchoir est animée par une équipe dont les deux grandes figures emblématiques sont le Père Chenu ( 1895-1990) et le Père Congar ( 1904 -1995). Leur ambition est de penser la foi chrétienne en  lien avec les attentes contemporaines. Pour ce faire, ils  affirment que la vraie fidélité à Thomas d'Aquin n'est pas de le répéter tel quel car il a élaboré son oeuvre  dans un contexte  culturel, politique, économique qui n'est plus le leur. La fidélité à St Thomas c'est pour eux de poursuivre ce qu'il a fait en son temps, c'est à dire  de penser le christianisme dans la culture  et les conditions de vie de leur époque, en lien avec les acteurs contemporains . En se sens, le Père Chenu publie en 1937  « Une école de théologie, le Saulchoir ». C'est une sorte de manifeste justifiant une nouvelle manière de faire de la théologie pour rejoindre les hommes et les femmes du XXème s. En 1942, son livre est mis à l'index  et lui-même est démis de sa fonction et éloigné du Saulchoir.

De son côté, le père  Congar publie en 1938 Chrétiens désunis, principes d'un oecuménisme catholique », puis en 1950 Vraie et fausse réforme dans l'Eglise.  Il  appelle aussi les respnsables romains à ouvrir un espace de liberté pour que s'expérimentent un certain nombre d'initiatives prometteuses jusqu'ici brimées. En fait il se voit à son tour victime en 1952 d'une vaste purge qui atteint plusieurs dominicains. Lui est expédié en  pénitence au couvent de Cambridge et il est interdit d'enseignement. Chenu, lui et les autres ne seront réhabilités  qu'à la veille de Vatican II. Il faut lire les mémoires de Congar pour comprendre quelles souffrances et humiliations  tous ces hommes ont endurés.

2° L'école de Fourvière est un autre lieu  de renaissance catholique entre 1914 et 1960. Les grands jésuites philosophes et théologiens qui y enseignent  sont les Pères Fessard, De Lubac, D'Ouince, de Montcheuil. Rejetant la philosophie néo-thomisme désséchée et intellectualiste, ils sont de fervents  disciples de la pensée existentielle de Blondel. Par ailleurs, pour contrer l'absolutisation de la théologie thomiste de la part de Rome, ils mettent en valeur la pluralité de la pensée des pères de l'Eglise des cinq premiers siècles. Loin d'être unanimes en effet, ces penseurs chrétiens expriment leur foi selon des approches qui ne se recouvrent pas. C'est l'objectif de la collection Sources chrétiennes  que les jésuites de  Fourvière fondent en 1944. Leur constatation d'une pluralité de pensée dans les premiers siècles de l'Eglise les conduit à revendiquer dans l'Eglise du XXème siècle la légitimité d'une pluralité théologique.. L'un des auteurs, le Père Bouillard,  écrit que « Une théologie qui ne serait pas actuelle serait une théologie fausse ».

Evidemment les perspectives de ces penseurs  jésuites sont à l'opposé de la théologie officielle de Rome qui fige la pensée à un moment de son évolution. A l'inverse, ces perspectives ont les faveurs des chrétiens cultivés  et engagés qui ont le souci de penser librement leur foi  dans  une société en pleine transformation  culturelle, sociale, politique économique.

Rome intervient une première fois en 1946. Pie XII s'émeut des dérives  de ce qu'il appelle la nouvelle théologie des jésuites.  En mai 1950 les jésuites Bouillard et De Lubac,  sont sanctionnés, interdits d'enseignement et éloignés de Lyon. Le coup de massue  est porté en  août  1950, par Pie XII dans son encyclique Humani generis, qui condamne ce qu'il appelle  le relativisme et le subjectivisme en philosophie et théologie et réaffirme l'autorité du magistère du pape en matière de foi à côté de la Bible et des Pères. Dans la foulée, Pie XII  canonise Pie X en 1954. C'est dire où est sa référence. En 1954, c'est la suppression des prêtres ouvriers. Et ce n'est pas la seule et dernière condamnation :  qu'on pense à Teilhard de Chardin  depuis longtemps inquiété et interdit  comme Laberthonnière de publier... 

3° Le troisième pôle de résistance aux positions intransigeantes de Rome est l'école Biblique de Jérusalem fondée et animée depuis 1890 par l'exégète dominicain Lagrange (1855-1938). il  fonde la revue Biblique en 1892 et s'ingénie à faire progresser la méthode historique en dépit des suspicions romaines. Comme Loisy ( mais d'une manière plus feutrée) il s'en prend à l'exégèse  littérale des textes, il réfute le fondamentalisme, il  affirme que les premiers livres de la Bible, le Pentateuque, n'ont pas de prétention historique.  Il est jusqu'à sa mort objet de censures, mais ses idées font leur chemin.

Cependant, une commission biblique est créée au Vatican en 1938 dans les derniers jours de Pie XI, dont les responsables sont deux disciples de Lagrange. Ceux-ci rompent publiquement en 1941 avec  le conservatisme de leurs prédécesseurs ; ils défendent le travail scientifique sur les textes bibliques. Deux ans plus tard en 1943, le pape Pie XII dans l'encyclique  Divino Afflante Spiritu déverrouille la recherche exégétique qui stagne depuis Pie X. On y invite à prendre en compte pour l'interprétation des textes, la personnalité des auteurs ainsi que le genre littéraire de leurs écrits. La liberté de recherche est tout de même assortie d'une mise en garde solennelle : le travail exégétique ne doit en aucun cas remettre en cause les dogmes immuables. Les biblistes se remettent au travail  plus sereinement. L'une de leurs réussites est la traduction en français des livres de la Bible  ( de 1948 à 1945) qui seront réunis en un seul volume en 1956, la  célèbre Bible de Jérusalem. Mais l'inquisition veille : en 1958, le St Office déconseille l'utilisation dans la formation des futurs prêtres du premier tome de l'introduction à la Bible paru en1957 dont les auteurs sont les Pères Feuillet et Robert professeurs à l'université catholique de Paris.

En conclusion de ce demi siècle de 1914 à 1960, quel bilan  tirer ?  Une régression, une stagnation ? Assurément tout cela malgré les quelques avancées  dans le domaine biblique. On peut donc dire que la crise moderniste est loin d'être terminée. Malgré tout, il s'est fait parallèlement un important travail de réflexion philosophique et théologique et de notables progrès dans la compréhension des textes bibliques. De plus, la conscience de beaucoup de chrétiens devenant plus instruits et donc plus critiques ne supporte plus l'arbitraire du pouvoir  romain. L'Eglise va-t-elle  selon l'expression de Marcel Légaut opérer la mutation[3] qui s'impose pour témoigner de l'Evangile en notre temps ?

III.  Les questions de fond demeurent (1960-2016) :  trois indicateurs

1°  Le Concile Vatican II  campe sur une doctrine traditionnelle

L'initiative du Concile par Jean XXIII a éveillé de grands espoirs. Mais en fait qu'en est-il sorti ?

Que disent exactement les textes concernant les objectifs majeurs qu'il s'était donné ? Je les tous relus attentivement.  En fait, on  constate que leurs présupposés  d'où découlent leurs contenus reproduisent, à quelques rares exceptions près, la doctrine  dogmatique traditionnelle. On part de Dieu, de son dessein, de sa réalisation en Jésus son Fils unique et on en déduit ce qui concerne le dogme, l'Eglise, son organisation hiérachique et les sacrements. Le tout est sacralisé et absolutisé.

2° Depuis Vatican II, les réactions conservatrices de Rome prennent le dessus.

Il suffit de faire le catalogue depuis cinquante ans des déclarations de Paul VI, de Jean-Paul II et de Benoît XVI  pour s'en convaincre. Raidissement doctrinal et régression de la pensée vers des positions traditionalistes s’affirment. Enumérons un certain nombre de ces positions significatives qui manifestent chez les responsables de l’Église une fixation sur la doctrine dogmatique et morale  et l’impossibilité pour eux de penser autrement, tant cette référence est considérée immuable, parce que, disent-ils, révélée par Dieu lui-même.

-  Il y a eu en 1968  l’encyclique Humanae vitae,  qui réprouve la contraception  au nom de la Loi de Dieu.

Dans ce document solennel, le pape Paul VI, à l'encontre de la majorité de la commission d'évêques et de théologiens à qui il avait demandé leur avis, prend solennellement position contre les moyens anticonceptionnels. Il justifie  sa position  en se référant à la loi naturelle en matière de sexualité qui  selon lui s'oppose à  l'emploi de tout moyen technique. On sait la consternation  générale qui s'en suit en Europe et aux USA et qui a provoqué un schisme silencieux dans l'Eglise. 

 – Il y a eu en 1971 lors du synode romain sur le sacerdoce  un refus net de réinterroger la doctrine traditionnelle  face aux questionnements de  prêtres en France et en Hollande.

On en reste en tout point au statut quo sur la doctrine du sacerdoce ministériel, énoncé par le décret du Concile Vatican II sur le ministère et la vie des prêtres, qui se réclamait déjà de l’enseignement des conciles antérieurs.

- Il y a eu en 1976, le refus d'envisager que les femmes puissent accéder  aux mêmes fonsctions que les hommes. En voici   les arguments résumés. D'une part Jésus n'a choisi que des hommes pour être ses apôtres ; L'Eglise l'a toujours imité en n'ordonnant que des hommes. En plus, dans la doctrine  romaine, puisque  le prêtre tient la place du Christ dans l'administration des sacrements, il faut que ce soit un homme. En dernier lieu, c'est le magistère qui décide. Comment ne pas voir la relativité des arguments avancés ?

-  Il y a eu en 1992, le catéchisme de l’Église catholique de Jean-Paul II  1992. Cet énorme livre  de plus de 700 pages promulgué en 1992 par le pape Jean-Paul II [4], à l'occasion du trentième anniversaire du début du concile Vatican II, se veut « une norme sûre pour l'enseignement de la foi ».Il s'agit de rappeler aux catholiques du monde entier  la vraie foi catholique de A jusqu'à Z,  de façon à  clarifier les doutes, à mettre fin aux incertitudes, à faire cesser les positions ambigües ou fausses, bref à témoigner de l'éternelle Vérité catholique valable pour tous les temps et les lieux  et s'imposant à la conscience de  la totalité des fidèles et des penseurs de l’Église.  A lire chapitre après chapitre qui exprime la vérité catholique avec une assurance dénuée de tout doute, on a l'impression qu'on a là un discours achevé sur lequel il n'y aura plus à revenir, qu'il ne s'agit désormais que de le décliner, de le commenter, que toutes les questions qu'on peut se poser ont leurs réponses  argumentées et définitivement arrêtées. Son rédacteur en chef, le cardinal Ratzinger devenu le pape Benoît XVI en 2006 a eu l'idée d'en faire un résumé ( par questions et réponses), à l'usage des jeunes chrétiens et spécialement des participants aux JMJ à qui il est distribué gratuitement. Ce résumé s'appelle Youcat  ( A vous le Catéchisme) [5] et a été traduit  en quinze langues.

-  Il y a eu en l'an 2000 la glaciale déclaration Dominus Jesus 2000 qui humilia profondément les protestants Le pape Jean-Paul II et le cardinal Ratzinger réagissent contre ce qu'ils appellent le relativisme, c'est à dire la  remise en cause de la doctrine traditionnelle qu'ils considèrent comme d'origine divine.  Ils excluent toute remise en cause qui ne pourrait que bouleverser l'ensemble structuré de la foi catholique. Voici le passage qui a mis le feu aux poudres chez les protestants  :

« Les fidèles sont tenus de professer qu'il existe une continuité historique  - fondée sur la succession apostolique – entre l'Eglise instituée par le Christ et l'Eglie catholique. C'est là l'unique Eglise du Christ...Les Communautés ecclésiales qui n'ont pas observé l'épiscopat valable et la substance authentique et intégrale du mystère eucharistique, ne sont pas des Eglises au sens propre ». Dans les milieux anglicans et protestants , ces propos provoquent un immense protestation contre ce qu'ils considèrent comme une prétention arrogante et non fondée.

-  Il y a eu en 2006 Le discours à Ratisbonne de Benoît XVI en 2006 qui met en question la démarche d'inculturation de la foi chrétienne dans les différentes cultures. Benoît XVI veut démontrer le lien étroit et selon lui inséparable entre la révélation biblique et la culture grecque antique. Ainsi rapproche-t-il la notion de Parole de Dieu ( le logos)  qui court dans la Bible et  les évangiles, notamment en celui de Jean, signifiant la pensée créatrice de Dieu et la notion de Parole dans la philosophie grecque ( le logos) contemporaine de la Bible juive, synonyme de parole conforme à la raison. Pour lui il y a correspondance entre ces deux notions. « Cet intime rapprochement mutuel ici évoqué, qui s'est réalisé entre la foi biblique et le questionnement philosophique grec, est un processus décisif non seulement du point de vue de l'histoire des religions mais aussi de l'histoire universelle, qui aujourd'hui encore nous oblige ». Ce disant, Benoît XVI absolutise  la manière dont historiquement,  dans les premiers siècles du christianisme, l'événement Jésus a été interprété dans les catégories de la philosophie grecque en usage dans le monde méditerranéen  à l'intérieur duquel se diffusait le christianisme, ce qui a donné  les déclarations dogmatiques des conciles des IVème et Vème siècles élaborées dans  cette culture grecque et considérées comme vérités divines. 

3°. Rome a continué la chasse aux théologiens « déviants »

De nombreux théologiens catholiques de  renom sont condamnés sous les trois pontificats successifs de Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI : le français Jacques Pohier est interdit de présider l'Eucharistie et de prêcher ;  le suisse Hans Küng, est destitué de sa chaire de théologie ; le néerlandais Edward Schillebeeckx est condamné par deux fois, une première, pour avoir avancé que les communautés chrétiennes privées de prêtres pourraient, par exception, choisir en leur sein un président qui serait habilité à présider à la vie de ces communautés et donc à l'Eucharistie,  et une seconde, pour son interprétation de la succession apostolique ; l'américain Charles Curran, théologien moraliste est exclu de l'Université catholique d'Amérique en 1986  pour ses positions non conformes sur divers sujets de mœurs, dont les relations pré-conjugales, la masturbation, la contraception,  l'avortement, le divorce, l'euthanasie et la fécondation in vitro ;  l'allemand, Eugen Drewermann est interdit d'enseignement à l'université catholique par l'archevêque de Paderborn en 1994, à la suite du succès de son livre Fonctionnaires de Dieu en 1989 et de ses travaux comparatistes sur le « récit chrétien de la naissance virginale du "Fils de Dieu" et de sa résurrection », il est privé de chaire au séminaire universitaire et ne peut plus célébrer ou conférer les sacrements ; une grande partie de théologiens de la libération comme le brésilien Leonardo Boff et le sansalvadorien Jon Sobrino sont  également sanctionnés. Le théologien belge Jacques Dupuis enseignant en Inde est fortement inquiété en remettant en cause l’unicité du rôle du Christ dans le salut du monde. Cette liste est loin d'être exhaustive...

Conclusion

En fonction de tout ce que je viens de décrire de la période post Vatican II, comment ne pas reconnaître que  la crise moderniste n'est pas terminée ? En effet, L'Eglise catholique en ses responsables prétend toujours détenir la Vérité ; elle maintient une représentation de Dieu  héritée d'un monde où son existence et son action paraissaient évidentes ; elle présente un Jésus hors sol et divinisé, auréolé de titres tous plus glorieux les uns que les autres ;  elle  absolutise les dogmes  traditionnels datant des 4ème et 5ème siècle ; elle sacralise les ministères du pape et des évêques, pourvus, selon elle, du privilège divin d'infaillibilité ; elle se dit maîtresse de la bonne interprétation de la Bible et des évangiles,  en raison d'un mandat divin  confié au  magistère du pape et  des évêques ; elle  se réclame d'une anthropologie héritée du néo-thomisme, héritage lui-même de la pensée grecque ; elle maintient la femme dans un statut d'infériorité et de dépendance pour des raisons tenant à la volonté divine ;  elle continue,  dans les débats politiques et de société de prétendre parler au nom de tous les catholiques alors que ce n'est pus le cas.  Faut-il s'étonner que L'Eglise catholique et son message  soient exculturés[6] et marginalisés 261 ?

On m'objectera qu'avec le pape François, une  rupture s'est opérée. Est-ce si sûr ?  Ses efforts de réforme de la curie qui sont de l'ordre de l'organisation sont très louables. Ses paroles  et actes généreux en faveur des pauvres et son implication dans l'accueil des émigrés sont excellentes comme  ses prises de position pour la sauvegarde de la planète. Son souci d'ouverture aux personnes et groupes marginalisés ne peuvent être que saluées. Mais sur le plan de la doctrine il demeure très classique et pourtant c'est là sa responsabilité spécifique. Son entretien  avec les journalistes dans l'avion qui le ramenait  de Suède en novembre dernier en est un bel exemple. Il n'y a pas à attendre de lui qu'il remette en question  le socle dogmatique, moral et hiérarchique de l'Eglise catholique. A la question sur la possibilité pour les femmes d'accéder à tous les ministères réservés aux hommes,  sa réponse est négative. Elle a été définitivement tranchée par Jean-Paul II. De même, dans la foulée, ses propos sur l'ecclésiologie  catholique sont archi-traditionnels en plus d'être passablement  alambiquées : pour lui l'Eglise catholique reposent sur deux piliers, le pilier pétrinien (c'est le pouvoir du pape) et  le pilier marial ( ce serait la dimension maternelle de l'Eglise). Par ailleurs sa grande joie de fêter le  cinquantième anniversaire du mouvement charismatique ne manifeste pas une lucidité aiguë sur un mouvement qui charrie des représentations de Dieu, de Jésus, de la prière, à la limite parfois du magique. Enfin ses paroles sur la sécularisation  dont les causes seraient selon lui la tiédeur spirituelle des chrétiens alors que la sécularisation est en réalité le résultat  du mouvement de la modernité qui revendique pour la raison humaine une autonomie aussi bien personnelle que sociale et politique.  A vues humaines,  je ne vois rien qui laisse penser  que la mutation de l'Eglise catholique appelée par Légaut puisse se réaliser, tellement elle demande  une révolution copernicienne.  « Laisse les morts enterrer les morts disait Jésus mais toi viens et suis-moi » Pour ceux qui refusent le dogmatisme, le moralisme et l'autoritarisme  du catholicisme, mais qui demeurent passionnés par l'esprit qui animait Jésus , il leur  reste personnellement et en communauté  à s'en imprégner et à l'actualiser dans leur façon de vivre.                  

Jacques Musset



[1]                        Sommes-nous sortis de la crise du modernisme ? Enquête sur le XX° siècle catholique et l'après-concile Vatican II Karthala 2016

[2]                      Texte inédit publié par François Laplanche,  Bibliothèque de l'Ecole des Hautes Etude, Sciences religieuses, Brepols

[3]      Mutation de l'Eglise et conversion personnelle, Aubier, 1975 (l'annexe II du livre est intitulée : Intelligence de la recherche dite moderniste, pages 307 à 313 )

[4]      Edition française  1998, Centurion, Cerf, Fleurus, Mame

[5]               Editions du Cerf, Collection Documents d'Eglise, 308 pages, 2001

[6]      Le mot est de la sociologue Danielle Hervieu-Léger dans son livre : Catholicisme, la fin d'un monde, Bayard, 2003