Le 1er novembre 1940 Marcel Légaut et sa jeune épouse, Marguerite, visitaient le site montagnard des Granges de Lesches-en-Diois où ils allaient bientôt s’établir. En novembre aussi, 50 ans plus tard, Légaut achevait sur le quai de la gare des bus en Avignon, son itinéraire d’éveilleur spirituel incomparable. Jamais, jugeait-il à la fin de sa vie, il n’aurait accompli l’œuvre spirituelle qui fut la sienne, s’il n’avait pas pris à quarante ans le risque majeur de la descente sociale qui fut la sienne : quitter la Faculté des sciences de Rennes et de Lyon pour le métier de cultivateur et de berger, à la recherche de conditions de vie « élémentaires et essentielles ».
Dans une lettre ouverte à ses amis – la 4e Lettre des Granges, — un inédit de 1945 — il compare la « nécessité » et la fécondité de sa descente sociale au cycle de régénération des forêts millénaires. Feuillage et fruits, en tombant sur le sol, intègrent l’humus qui, de saisons en saisons, nourrira l’élan vital de la croissance des arbres. Car il était témoin en ces années d’après-guerre de la désertification des espaces ruraux comme de l’affaiblissement des traditions ancestrales de son pays blessé par « L’étrange défaite » de 1940, fasciné déjà par le mirage de ce qu’on nommerait « les trente glorieuses ».
En s’implantant aux Granges, Légaut, le citadin, inaugurait un autre style de vie. Il recevait de son nouveau milieu et par la médiation de son expérience antérieure à Paris, un second appel, celui d’œuvrer pour l’avenir au niveau de l’essentiel. Les autres Lettres des Granges portent cette espérance aveugle. Une grande œuvre en naîtra, à peine explorée jusqu’ici, à peine reconnue et comprise aujourd’hui : un renouvellement de la pensée de la foi. « Quand le Fils de l’homme reviendra, aurait dit Jésus, trouvera-t-il encore la foi sur la terre ? » C’était il y a deux mille ans.
Décembre 2015. Vingt-cinq ans plus tard. A la veille de la COP21 – La Conférence de Paris sur le climat – un ancien, « venu du bout du monde » a dessiné en traits vigoureux l’esquisse d’une autre civilisation, d’une nouvelle compréhension du progrès, celle de la responsabilité et de la solidarité à l’égard de la « maison commune », la planète Terre. Cette Conférence produira comme il se doit des montagnes de diagnostics, d’expertises et de recommandations. Depuis Rome, François adresse au monde une Lettre ouverte, Laudato si ! Son saint patron, François d’Assise était, selon l’écrivaine Marguerite Yourcenar, le seul vrai chrétien depuis Jésus. Et que dit cet autre chrétien, le pape François ? « Changez de paradigme, mettez la techno-science au service d’un autre type de progrès, plus sain, plus humain, plus social, plus intégral. »
Avril 2002. Un homme d‘exception, un de nos grands européens, Vaclav Havel, alors Président de la République tchèque libérée du totalitarisme communiste, s’adressait au Sénat romain pour exhorter l’Europe à retourner à l’une de ses traditions intellectuelles la plus intéressante, à la tradition du questionnement et du doute comme l’avait jadis établie Socrate. « Le moment approche, suggérait-il, où l’Europe cessera de croire qu‘elle a le devoir de s’exporter dans le reste du monde et le remplacera par une intention plus modeste mais plus exigeante, commencer la recherche sur la réforme du monde lui-même — malgré le risque qu’un tel exemple ne soit probablement suivi par personne d’autre .»
Qui parmi nous, sans attendre d’être suivi, ayant entendu la voix de ces prophètes, a déjà commencé
Thérèse De Scott