Edito mars 2023
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La démarche inductive de Marcel Légaut
dans son approche de l’homme, de Jésus et de Dieu
Une révolution spirituelle prometteuse
Dès mes premières lectures des grands livres de Marcel Légaut à partir de 1970, puis dans les suivants, j’ai été profondément marqué par son approche originale des mystères de l’homme, de Jésus, et de Dieu.
Dans l’Église de son temps, – et dans celle d’aujourd’hui c’est encore le cas - tout chrétien était censé connaître ces trois réalités fondamentales et y avoir accès par un enseignement venu de l’extérieur - les dogmes - issu d’une inspiration divine et dispensé par une autorité hiérarchique dûment mandatée par le ciel. L’homme chrétien était un réceptacle de vérités. Sa seule responsabilité était de les intérioriser docilement.
Marcel Légaut a perçu progressivement, sous l’influence du Père Portal, des penseurs modernistes, de philosophes (Blondel, Gabriel Marcel) mais aussi de par sa formation scientifique, que pour l’homme moderne la connaissance d’une réalité - quelle qu’elle soit - ne peut se faire que par expérimentation. Pour le mathématicien qu’il était, c’était une évidence. Pour le chrétien qu’il s’efforçait d’être, il en allait de même. D’où pour lui la question : comment accéder à une connaissance expérimentale de l’humain, de la personne de Jésus et du mystère de Dieu sans faire appel à une doctrine préexistante s’imposant à soi du dehors ?
Sa « trouvaille géniale », ce fut d’emprunter un tout autre point de départ, à savoir la prise de conscience de son expérience d’humain engagé dans une aventure singulière d’humanisation, en lien étroit avec d’autres humains poursuivant la même démarche. On sent déjà dans Prières d’un croyant (1932) que la ferveur et la profondeur de ses méditations d’évangile sont toutes imprégnées de sa recherche personnelle d’humanisation, en constant approfondissement. Mais c’est dans ses livres à partir de 1970 qu’il exprime nettement sa démarche inductive d’approche du mystère de l’homme, base incontournable pour lui de l’approche des mystères de Jésus et de Dieu. « Partir du plus connu pour aller vers le moins connu, disait-il, partir du moins obscur par aller vers le plus obscur ». C’est en ce sens que Légaut répétait sans cesse que l’on ne peut être chrétien si l’on ne devient pas humain à longueur de vie. La démarche décrite dans son ouvrage L’homme à la recherche de son humanité était pour lui le socle à partir duquel il pouvait, sans tricher, envisager une relation vraie avec le vécu de Jésus et avec le divin mystérieusement présent au plus intime de lui-même.
Sa connaissance intime de la densité du vécu humain de Jésus, il l’a acquise à partir du sérieux avec lequel il approfondissait sa propre humanité et qui le faisait consoner avec celle du nazaréen. De même sa découverte de la mystérieuse présence de Dieu dans sa propre vie, il l’a faite en constatant dans son expérience d’humain cherchant à s’humaniser des émergences d’humanité qui lui semblaient dépasser ses simples capacités humaines. Sa foi en Jésus et en « son » Dieu n’étaient pas de l’ordre de la preuve, mais d’une conviction enracinée dans son expérience d’humanisation dont la profondeur à certaines heures lui faisait percevoir avec intensité une inspiration plus qu’humaine.
Pour les chrétiens modernes qui, animés d’esprit critique, ne peuvent plus se contenter de répéter la doctrine officielle des Églises, figée dans des dogmes élaborés dans la culture grecque des IVe et Ve siècles qui n’est plus la nôtre, la démarche croyante de Légaut peut être inspirante. En tout cas, elle l’est pour moi. Si je me dis disciple de Jésus aujourd’hui et que je crois en Dieu au cœur même de mes questionnements, c’est pour m’être mis à l’école de Marcel Légaut, et d’avoir vérifié dans mon propre cheminement la fécondité de sa voie. Il est d’autres chemins, mais celui-ci me paraît vrai car il ne peut que s’expérimenter dans le souci et l’effort que chaque humain déploie pour « devenir soi et rechercher le sens de sa propre vie ». Ce peut être un chemin d’avenir pour nos contemporains, quel que soit ce qu’ils en parcourent.
Jacques Musset
Quelques nouvelles marsr 2023
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Rencontre avec Jésus-Christ (7)
La première chose essentielle pour les chrétiens de notre époque, après avoir compris ce qu'est l'Église, c'est-à-dire après avoir dépassé le triomphalisme latent dans lequel nous sommes tous plus ou moins plongés, après s'être posé la question « pourquoi est-ce que l'Église n'est pas ce qu'elle devrait être pour être fidèle ? », c'est de découvrir toujours plus, dans la mesure où nous ne l'avons pas encore fait, la personne de Jésus. Pour cela, nous avons des moyens que les premiers chrétiens n'avaient pas. Les premiers chrétiens ont eu des facilités que nous ne pouvons plus utiliser parce que nous ne sommes pas de leur époque. Nous avons vingt siècles de christianisme derrière nous. Nous avons une expérience de ce qu'est l'homme, beaucoup plus profonde, beaucoup plus totale quoiqu'elle soit encore très incomplète, que celle que pouvaient avoir les quelques hommes qui se réunissaient auprès de Jésus.
Toute l'histoire de l'Église, son évolution à partir du tout premier départ, est essentielle pour comprendre Jésus, non pas parce que l'Église aurait correspondu à ce que le Christ en attendait, mais précisément pour comprendre pourquoi l'Église n'a pas répondu et ne pouvait pas vraiment répondre à ce que le Christ désirait instituer lors de son passage parmi nous. C'est à travers l'échec de l'Église beaucoup plus qu'à travers son succès que nous pouvons découvrir Jésus. De même, c'est à travers la mort de Jésus, beaucoup plus qu'à travers les premiers faits de son existence, ses miracles, sa première prédication, que nous trouvons l'originalité de Jésus.
Au départ, c'est un prophète comme les autres et son enseignement n'est pas tellement différent ni supérieur à celui des prophètes de jadis. Mais incontestablement, dans la dernière phase de sa vie, il y a quelque chose en lui qui manifeste sa transcendance. Cet échec de l'Église à travers vingt siècles de christianisme, les premiers apôtres ne l'avaient pas et cela leur manquait fondamentalement pour comprendre Jésus. Ils ont été obligés de chercher le premier Adam pour expliquer la mort de Jésus.
En vérité, pour nous autres maintenant, il nous faut découvrir d'autres raisons qui nous feront comprendre les causes profondes de la mort de Jésus, beaucoup mieux que la faute du premier Adam. Le péché originel existe mais il faut le découvrir. Ce que nous appelons péché originel actuellement, c'est un schéma qui correspond à une histoire qui est de moins en moins réelle. Mais ce péché originel est partout, il faut que nous le redécouvrions. C'est un point d'interrogation. Il faut que nous le découvrions, non pas à travers une histoire qui n'est pas vraie, mais il faut que nous en découvrions l'existence, la réalité profonde à travers ce que nous sommes, non seulement ce que nous sommes en tant qu'individus, ce qui est déjà vrai, mais ce que nous sommes en tant que membres de la société.
Il faut découvrir d'une certaine manière que le péché originel est une réalité qui exigeait la mort de Jésus mais non pas comme une réparation comme on l'a conçue jadis. C'est la manière la plus facile, la plus juridique, la plus simple; car le juridisme est beaucoup plus facile. Le juridisme par certains côtés n'est pas faux mais c'est le papier qui enveloppe l'affaire. Le plus difficile, ce n'est pas tant d'envelopper l'affaire que de découvrir ce qui est derrière. C'est ça qu'il faut que nous trouvions. Si nous nous contentons de l'enveloppe, en vérité, nous ne pouvons nous en contenter que d’une manière verbale, d'une manière superficielle. D'ailleurs, il n'y a pas de plus grands optimistes dans le monde que ceux qui croient au péché originel. Jadis, la croyance au péché originel était la source du pessimisme foncier de notre religion du 17ème siècle et ainsi de suite. Maintenant nous croyons au péché originel mais nous construisons la cité du monde, la cité moderne, qui ressemble fort bien à ceux qui n'y croient pas.
Marcel LÉGAUT - 1963
Archives Jean Ehrhard
Ed. Xavier Huot Cahier n° 8 - tome I, pp. 67-68
Marie-Dominique Chenu
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Marie-Dominique Chenu (1895-1990) par Étienne Fouilloux
(Paris, Salvator, 2022, 276 p., index, 22,50 €)
Étienne Fouilloux est l’un des rares historiens du catholicisme contemporain à mesurer l’importance de Marcel Légaut en France et dans l’espace francophone, aux côtés de Denis Pelletier ou de Régis Ladous. En dernier lieu, on se rapportera à sa postface de l’ouvrage posthume de Marcel Légaut, Historique du groupe Légaut (1925-1962) : une entreprise « parmi celles qui structurent l’intelligentsia catholique au début des années 1920 (1) » ; ce qui invite à (re)lire ses interventions aux colloque de Lyon 2000 « Marcel Légaut un chrétien en son siècle » ou lors de la journée d’études aux Archives nationales de 2016 « Jacques Chevalier, Robert Garric, Marcel Légaut : trois profils normaliens ».
Les Dialogues de Mirmande
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Les Dialogues de Mirmande
À côté de la vie communautaire du groupe Légaut à Mirmande (méditation de 11h à 12h ; topo de 17h à 18h), Marcel Légaut s’entretient avec Geneviève Lanfranchi en octobre 1984 et octobre 1986. Légaut accepte la demande de sa vieille amie d'entretenir une réflexion dialoguée au sujet de la vie intérieure et de la nature de cette réalité qu'il conçoit comme Dieu et elle comme Vide. Un dialogue fruit du respect et de la confiance qu’ils se professent, qui peut-être pourra servir à construire des ponts entre le théisme et l'athéisme. Lanfranchi enregistre et transcrit ces entretiens avec Marcel Légaut sous le titre de Dialogues de Mirmande, avec un sous-titre, Vie intérieure dans le théisme et l’athéisme. Ces dialogues se présentent sous la forme de deux documents : 139 pages pour celui de 1984 avec trois lettres de Marcel Légaut ; 116 pages pour celui de 1986.
La parabole dite de l’Enfant Prodigue, de Jean Ehrhard
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La parabole dite de l’Enfant Prodigue
Les trois échecs
En ce 4ème dimanche de Carême, la liturgie de l’Église nous présente comme thème de méditation, la parabole lucanienne dite de « l’Enfant Prodigue ». Au cours de nos vingt siècles de christianité, bien des lectures nous ont été proposées, souvent en liaison avec les aspirations ou les difficultés des communautés. Je vous en propose une ce matin ; point de vue partiel et sans doute partial, mais trouvant écho en moi.
Parabole de trois êtres qui sont des hommes véritables et non des figures de cire,parabole de l’histoire de naissances à soi et de l’histoire de l’avortement de ces naissances, parabole de l’échec du fils cadet, de l’échec du fils aîné, de l’échec de l’image du Père qui hante la conscience des deux fils. Tout cela nous fait signe, à nous d’en faire sens. Nous sommes tour à tour, ou parfois simultanément, des fils cadets et des fils aînés. Et souvent une même représentation de Dieu nous habite.
Le fils cadet revendique sa part d’héritage. Qu’est-ce à dire ? N’est-ce point vouloir prendre la place du père, se substituer à lui ? N’est-ce point transformer le père en distributeur de richesses, le sens de ces biens divisés étant une figure de pouvoir-faire et de pouvoir-être ? Bref, pour exister, le fils cadet n’a pas su intégrer l’image du Père et dans son aventure, il n’est pas libéré du père, car c’est encore de son père qu’il doit sa liberté. L’ombre du père l’accompagne. D’une certaine manière, par-là, le père le tient encore. Certes le départ du fils cadet aurait pu avoir une dimension positive : cela pouvait être une prise de liberté pour être soi, une prise de liberté pour être responsable de sa vie – et ne pas rester une copie conforme de son père ou de son aîné. Quitter le père-modèle, quitter le grand frère-modèle pour se trouver en présence de soi, pour exister dans sa vérité ! Il aurait pu en être autrement si ce fils puîné était parti sans demander son reste : le départ aurait alors manifesté qu’il était libre à l’égard de son père. Mais de la manière dont il est parti, toujours le père est sourdement présent.
À ce premier échec, s’ajoute un second. Traite-moi comme un de tes serviteurs, dit-il. De quoi s’agit-il ? Le retour est-il le fait du besoin (de besoin de pain) ou le désir de l’autre, le désir de rencontrer l’autre tel qu’il est en lui-même et par conséquent ne pas avoir de l’autre une image fabriquée à partir de soi ! A-t-il su faire cette conversion du besoin au désir ? En fait comme mercenaire, il abdique ; en un certain sens, il redevient la chose du Père. Le Père aura récupéré le fils, il n’est plus rien ; ou mieux, il attend une existence servile. (Remarquons au passage que tel est le père qui vit dans le fils, ou plus exactement telle est l’image du père que le fils s’est faite). Deuxième échec.
Relire Ernst Wiechert
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Relire Ernst Wiechert
Le cœur de Missa sine nomine, rédigé par Ernst Wiechert peu avant sa mort (1950) et publié en France en 1953 (chez Calmann-Lévy, puis en format poche en 1973) porte sur l’apaisement d’Amédée, un des trois frères d’une famille de la noblesse rurale allemande, après quatre ans de camp de concentration. Le fait d’avoir vu l’horreur absolue (un pasteur crucifié par les nazis, p. 125), d’avoir tué, d’avoir expérimenté le vécu concentrationnaire, l’amène à vivre à l’écart dans une bergerie. Plusieurs branches de réflexion se dégagent et j’en choisis un seul pour éclairer le titre Missa sine nomine. Certes, le traducteur propose un itinéraire pour comprendre ce titre : cette messe sans nom serait empruntée à l’œuvre d’un compositeur, entendue à Zurich en mai 1950, et évoquerait la transsubstantiation. Certes, pour qui connaît les débats liés à la Cène entre protestants et catholiques, la mutation de la haine en paix avec autrui peut donner cohérence à ce titre.
Je vois pour ma part, parmi les personnages-clés – outre Amédée, ses frères (Aegide et Érasme) et leurs épouses, Barbara, ses parents, Christophe le cocher, Jacob, qui a perdu femme et enfants – un personnage qui se détache : le pasteur Wittenkopp. Ce pasteur a fait le constat concernant ses confrères pasteurs que « beaucoup d’entre nous ont servi l’État, beaucoup souvent l’Église, et il s’en est trouvé pour servir le veau d’or (p. 222) […] les gens du château [des réfugiés] se méfient non seulement de ‘‘ notre père qui est aux cieux ’’ mais aussi de ceux qui l’ont invoqué en chaire. Ils veulent du pain et de quoi se vêtir. Ils n’aiment pas que leur pasteur ait les mains blanches (p. 223) […] Il extrait de la tourbe pour empêcher l’un de ses enfants de souffrir du froid cet hiver […] Et dans ses deux mains noires, il peut y avoir une certaine force de persuasion. Peut-être même un fragment d’Évangile. » Ce pasteur a perdu sa femme, devenue folle après la mort de ses trois enfants du fait du froid. Il refuse que lui soit attribuée une paroisse : « Nous n’avons ni église, ni chaire, ni autel mais il me semble que, malgré cela, le Bon Dieu est devenu un peu plus proche. Il ne se sent peut-être pas très à l’aise dans les grandes églises, où tout va du même train qu’avant (p. 415) [… l’Église ou notre confession ou les fidèles, les vainqueurs ou les réfugiés] ne songent pas un instant à se demander si l’Église doit rester ce qu’elle était il y a mille ou deux mille ans. Si les pasteurs doivent rester semblables, eux, leur langage et leurs consolations. Si le culte n’est pas, peut-être, un péché ? Si ce qu’on appelle la hiérarchie ecclésiastique n’en est pas, peut-être, un autre ? »
Oui, ce pasteur célèbre, dans cette tourbière, une messe sur le monde, en attendant que les uns et les autres scrutent ce qui est possible après Auschwitz…
Écrivant en 1955 à un de ses anciens étudiants de Rennes, Jean Le Chevalier, gravement handicapé suite à une crise d’épilepsie, Légaut accorde une importance capitale à Wiechert :
« As-tu lu Les enfants Jéromine et Missa sine Nomine d’Ernst Wiechert ? [chez Calmann-Lévy]. Tu devrais le faire. Si tu ne trouves pas à les emprunter, dis-le moi, je te les enverrai. Ces livres te feront du bien. Depuis Bernanos, je n’ai jamais rien lu d’aussi religieux et d’aussi exact sur notre temps […] » ( 1955).
« Je suis heureux que tu découvres Wiechert, c’est un de mes pères suivant l’esprit °» ( 1962) .
Dominique Lerch
° Ces lettres se trouvent aux archives de l’évêché de Quimper,dans le fonds Fauvel