Edito février 2023
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Qui perd la terre, perd son âme
Bruno Latour n’a jamais cessé d’interpeller philosophes, théologiens et scientifiques mais aussi le tout-venant dont nous sommes sur la mutation à laquelle nous conduit le Nouvel État de la planète en ce temps dit de l’Anthropocène. Il ramasse en quelques mots la mutation spirituelle qu’elle implique :
« Pour le dire de façon brutale, c’est la transcendance qui est devenue mensongère, pour ne pas dire diabolique, et c’est l’immanence, cette immanence méprisée par des siècles de spiritualité, qui devient désirable, morale et civique. L’horizontale a désormais préséance sur « la dimension verticale ».
Il prolonge le propos en invitant à transformer le langage de la prédication chrétienne. Il s’agit de saisir l’immanencecomme incarnation et l’imminence comme lutte contre le hors-sol. Il ne s’agit plus d’attendre ou de prêcher l’Apocalypse mais d’empêcher la fin du temps sous la forme totalement pratique, mondaine, objective, matérielle de la disparition du sol sous le poids des humains.
« L’originalité de ce temps, c’est d’ouvrir une situation qui n’est pas sans rapport avec les débuts du christianisme ».
On a beau dire que Marcel Légaut ne se positionnait pas en son temps comme un écologiste ... la radicalité de ses choix de vie, son attention à la qualité de l’immanence, son audace pour trouver des solutions viables, pour encourager l’humain créateur sur la voie qui est la sienne lui donne et nous donne une longueur d’avance dans le combat engagé. « Pour se libérer de la nature, il faut au contraire s’incarner davantage et rejoindre la chair en douleur d’enfantement »(Latour)
Nos débats d’idées peuvent sans doute y contribuer et plus encore nos pratiques d’action et de création pour une mutation en cours. Tel est le sens qu’il faut donner dorénavant à l’amour de la terre. « L’Église en appelle à l’Univers ! » prophétisait Paul Claudel.
Joseph Thomas
Quelques nouvelles février 2023
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Rencontre avec Jésus-Christ (6)
Pour être disciple de Jésus, il ne faut pas tellement s'attacher, me semble-t-il, aux raisons extérieures qui ont aidé les premiers chrétiens à le connaître. Ces raisons extérieures n'étaient déjà pas suffisantes pour eux, il fallait qu'ils aillent au-delà pour découvrir le Christ. Ces raisons extérieures le sont encore bien moins pour nous, pour la bonne raison que vingt siècles nous en séparent et que notre mentalité est absolument différente de celle d'il y a vingt siècles car nous avons une formation intellectuelle, en particulier scientifique, qui nous interdit absolument d'avoir des évidences spontanées, les candeurs mêmes, que pouvaient avoir nos anciens quand ils adhéraient par le dedans à Jésus. Ils adhéraient réellement mais par des moyens, par des biais, par des médiations qui étaient au fond, semble-t-il à nos yeux, des candeurs. Nous sommes beaucoup plus exigeants qu'eux.
Nous avons besoin de beaucoup plus de vérifications, de certitudes pour vraiment croire en Jésus. Et dans la mesure où nous nous dispensons de ces certitudes, de ces vérifications, par bonne volonté, par docilité ou par paresse, il y a en nous un manque de puissance manifeste. Peut-être cette paresse, que les chrétiens ont connue depuis vingt siècles en se contentant d'exploiter le trésor initial sans y ajouter de leur propre cru, de leur propre travail, de leur propre découverte, explique que le christianisme de notre époque soit aussi peu vivant. C'est une nécessité dans l'Église de relire non seulement l'Évangile mais les Pères de l'Église, cette littérature abondante qui se trouve religieusement confinée dans les bibliothèques des séminaires et qui est fort peu lue, quoique fort utilisée dans les références. Mais c'est une erreur de croire que cela suffit.
À part quelques grands théologiens ou quelques grands saints, il y a chez nous beaucoup plus de répétition que d'invention, mais la répétition n'est pas une invention, ce n'est même pas une fidélité. Les vrais fidèles, ce sont ceux qui inventent et qui, par conséquent, ne répètent pas. S'il y a si peu de disciples de Jésus en définitive, c'est qu'il y a beaucoup d'écoliers et très peu de chercheurs. Il y a beaucoup de gens qui enseignent ce qu'on leur a enseigné et il y a peu de gens qui témoignent de ce qu'ils ont eux-mêmes découvert. La vitalité de l'Église est beaucoup plus conditionnée par la puissance de ceux qui cherchent et qui découvrent et qui par conséquent témoignent, que par l'exact enseignement de ceux qui ne font simplement qu'enseigner.
Aussi ne faut-il pas s'étonner que nos jeunes séminaristes soient déistes vis-à-vis de Jésus, puisqu'ils n’ont pas encore vécu ni peut-être jamais rencontré quelqu'un qui leur parle de Jésus autrement que dans les chapitres d'un livre d'enseignement, puisqu'ils se sont efforcés de connaître Jésus par des moyens scolaires qui ne sont qu'une répétition appauvrie des moyens qui ont pu être utiles jadis mais qui ne le sont plus. Fatalement, ces jeunes, malgré toute leur bonne volonté, malgré toute leur générosité, ne peuvent avoir de la vocation qu'une option formelle.
D'ailleurs, entre nous soit dit, on fait tout ce qu'il faut pour la leur donner. Quand je voulais partir au séminaire, j'avais demandé à mon directeur, qui m'avait prêté un livre sur la question, comment au fond savoir si on a la vocation. Sa réponse : avoir la vocation, c'est être missionné par son évêque. Nous avons repris ça d'ailleurs pour l'Action Catholique. Bien des choses se revivifient en ce moment dans l'Église. Mais autrefois, quand un jeune de 20 ans venait demander à son directeur s'il avait la vocation, le directeur, qui désirait qu'il l'ait, ne savait pas trop quoi dire parce que ce n'était pas très palpable, vu que la personne humaine de Jésus lui était au fond une image d'Épinal. Le résultat, pour lui donner une certitude, il lui disait : « Si tu es appelé par ton évêque, c'est que tu es appelé ». Cette certitude sociologique, appuyée sur l'appel de l'évêque, semblait pour ainsi dire un point d'appui suffisant. À mon sens, c'était plutôt une canne qu'une véritable base. Cela ne ressemble pas du tout à la mission de St Paul, à la mission des premiers apôtres. Il faut dire aussi que les résultats ne se ressemblent pas non plus.
Marcel LÉGAUT 1963
Archives jean Ehrhard
Ed. X. Huot Cahier n° 8, pp. 66-67
Les Dialogues de Mirmande
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Les Dialogues de Mirmande
À côté de la vie communautaire du groupe Légaut à Mirmande (méditation de 11h à 12h ; topo de 17h à 18h), Marcel Légaut s’entretient avec Geneviève Lanfranchi en octobre 1984 et octobre 1986. Légaut accepte la demande de sa vieille amie d'entretenir une réflexion dialoguée au sujet de la vie intérieure et de la nature de cette réalité qu'il conçoit comme Dieu et elle comme Vide. Un dialogue fruit du respect et de la confiance qu’ils se professent, qui peut-être pourra servir à construire des ponts entre le théisme et l'athéisme. Lanfranchi enregistre et transcrit ces entretiens avec Marcel Légaut sous le titre de Dialogues de Mirmande, avec un sous-titre, Vie intérieure dans le théisme et l’athéisme. Ces dialogues se présentent sous la forme de deux documents : 139 pages pour celui de 1984 avec trois lettres de Marcel Légaut ; 116 pages pour celui de 1986.
La parabole dite de l’Enfant Prodigue, de Jean Ehrhard
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La parabole dite de l’Enfant Prodigue
Les trois échecs
En ce 4ème dimanche de Carême, la liturgie de l’Église nous présente comme thème de méditation, la parabole lucanienne dite de « l’Enfant Prodigue ». Au cours de nos vingt siècles de christianité, bien des lectures nous ont été proposées, souvent en liaison avec les aspirations ou les difficultés des communautés. Je vous en propose une ce matin ; point de vue partiel et sans doute partial, mais trouvant écho en moi.
Parabole de trois êtres qui sont des hommes véritables et non des figures de cire,parabole de l’histoire de naissances à soi et de l’histoire de l’avortement de ces naissances, parabole de l’échec du fils cadet, de l’échec du fils aîné, de l’échec de l’image du Père qui hante la conscience des deux fils. Tout cela nous fait signe, à nous d’en faire sens. Nous sommes tour à tour, ou parfois simultanément, des fils cadets et des fils aînés. Et souvent une même représentation de Dieu nous habite.
Le fils cadet revendique sa part d’héritage. Qu’est-ce à dire ? N’est-ce point vouloir prendre la place du père, se substituer à lui ? N’est-ce point transformer le père en distributeur de richesses, le sens de ces biens divisés étant une figure de pouvoir-faire et de pouvoir-être ? Bref, pour exister, le fils cadet n’a pas su intégrer l’image du Père et dans son aventure, il n’est pas libéré du père, car c’est encore de son père qu’il doit sa liberté. L’ombre du père l’accompagne. D’une certaine manière, par-là, le père le tient encore. Certes le départ du fils cadet aurait pu avoir une dimension positive : cela pouvait être une prise de liberté pour être soi, une prise de liberté pour être responsable de sa vie – et ne pas rester une copie conforme de son père ou de son aîné. Quitter le père-modèle, quitter le grand frère-modèle pour se trouver en présence de soi, pour exister dans sa vérité ! Il aurait pu en être autrement si ce fils puîné était parti sans demander son reste : le départ aurait alors manifesté qu’il était libre à l’égard de son père. Mais de la manière dont il est parti, toujours le père est sourdement présent.
À ce premier échec, s’ajoute un second. Traite-moi comme un de tes serviteurs, dit-il. De quoi s’agit-il ? Le retour est-il le fait du besoin (de besoin de pain) ou le désir de l’autre, le désir de rencontrer l’autre tel qu’il est en lui-même et par conséquent ne pas avoir de l’autre une image fabriquée à partir de soi ! A-t-il su faire cette conversion du besoin au désir ? En fait comme mercenaire, il abdique ; en un certain sens, il redevient la chose du Père. Le Père aura récupéré le fils, il n’est plus rien ; ou mieux, il attend une existence servile. (Remarquons au passage que tel est le père qui vit dans le fils, ou plus exactement telle est l’image du père que le fils s’est faite). Deuxième échec.
Relire Ernst Wiechert
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Relire Ernst Wiechert
Le cœur de Missa sine nomine, rédigé par Ernst Wiechert peu avant sa mort (1950) et publié en France en 1953 (chez Calmann-Lévy, puis en format poche en 1973) porte sur l’apaisement d’Amédée, un des trois frères d’une famille de la noblesse rurale allemande, après quatre ans de camp de concentration. Le fait d’avoir vu l’horreur absolue (un pasteur crucifié par les nazis, p. 125), d’avoir tué, d’avoir expérimenté le vécu concentrationnaire, l’amène à vivre à l’écart dans une bergerie. Plusieurs branches de réflexion se dégagent et j’en choisis un seul pour éclairer le titre Missa sine nomine. Certes, le traducteur propose un itinéraire pour comprendre ce titre : cette messe sans nom serait empruntée à l’œuvre d’un compositeur, entendue à Zurich en mai 1950, et évoquerait la transsubstantiation. Certes, pour qui connaît les débats liés à la Cène entre protestants et catholiques, la mutation de la haine en paix avec autrui peut donner cohérence à ce titre.
Je vois pour ma part, parmi les personnages-clés – outre Amédée, ses frères (Aegide et Érasme) et leurs épouses, Barbara, ses parents, Christophe le cocher, Jacob, qui a perdu femme et enfants – un personnage qui se détache : le pasteur Wittenkopp. Ce pasteur a fait le constat concernant ses confrères pasteurs que « beaucoup d’entre nous ont servi l’État, beaucoup souvent l’Église, et il s’en est trouvé pour servir le veau d’or (p. 222) […] les gens du château [des réfugiés] se méfient non seulement de ‘‘ notre père qui est aux cieux ’’ mais aussi de ceux qui l’ont invoqué en chaire. Ils veulent du pain et de quoi se vêtir. Ils n’aiment pas que leur pasteur ait les mains blanches (p. 223) […] Il extrait de la tourbe pour empêcher l’un de ses enfants de souffrir du froid cet hiver […] Et dans ses deux mains noires, il peut y avoir une certaine force de persuasion. Peut-être même un fragment d’Évangile. » Ce pasteur a perdu sa femme, devenue folle après la mort de ses trois enfants du fait du froid. Il refuse que lui soit attribuée une paroisse : « Nous n’avons ni église, ni chaire, ni autel mais il me semble que, malgré cela, le Bon Dieu est devenu un peu plus proche. Il ne se sent peut-être pas très à l’aise dans les grandes églises, où tout va du même train qu’avant (p. 415) [… l’Église ou notre confession ou les fidèles, les vainqueurs ou les réfugiés] ne songent pas un instant à se demander si l’Église doit rester ce qu’elle était il y a mille ou deux mille ans. Si les pasteurs doivent rester semblables, eux, leur langage et leurs consolations. Si le culte n’est pas, peut-être, un péché ? Si ce qu’on appelle la hiérarchie ecclésiastique n’en est pas, peut-être, un autre ? »
Oui, ce pasteur célèbre, dans cette tourbière, une messe sur le monde, en attendant que les uns et les autres scrutent ce qui est possible après Auschwitz…
Écrivant en 1955 à un de ses anciens étudiants de Rennes, Jean Le Chevalier, gravement handicapé suite à une crise d’épilepsie, Légaut accorde une importance capitale à Wiechert :
« As-tu lu Les enfants Jéromine et Missa sine Nomine d’Ernst Wiechert ? [chez Calmann-Lévy]. Tu devrais le faire. Si tu ne trouves pas à les emprunter, dis-le moi, je te les enverrai. Ces livres te feront du bien. Depuis Bernanos, je n’ai jamais rien lu d’aussi religieux et d’aussi exact sur notre temps […] » ( 1955).
« Je suis heureux que tu découvres Wiechert, c’est un de mes pères suivant l’esprit °» ( 1962) .
Dominique Lerch
° Ces lettres se trouvent aux archives de l’évêché de Quimper,dans le fonds Fauvel