DEVENIR DISCIPLE DE JÉSUS (5)
Le troisième épisode, qui va être décisif pour Jésus dans sa vie publique, c'est ce texte bien connu de Luc. À la synagogue de Nazareth, on lui demande de lire un passage d'Isaïe. Il avait une trentaine d'années. (Bien sûr je n'ensais rien, tout cela est subjectif et je vous le dis à mes risques et périls, vous pouvez facilement dire que tout ça,c'est du roman). On lui demande de lire ce passage d'Isaïe, ce qui montre que Jésus savait lire. Je ne pensepas qu'à ce moment-là tous les habitants de son village savaient lire. Il était donc un homme assez cultivé. Ilavait certainement entendu ce texte plusieurs fois, il l'avait peut-être même déjà lu plusieurs fois. Cette fois,après l'avoir lu, il y a en lui cette lumière insensée, stupide, inacceptable et pourtant impérieuse, que c'est de lui dont il s'agit.
« Les yeux de tous dans la synagogue sont braqués sur lui ». Ce texte n'est peut-être pas voulu mais c'est intéressant parce que le reste est un peu systématique, il s'est passé quelque chose de tellement important dans lecœur de cet homme qu'on le regardait. On ne savait pas ce qui se passait mais, dans cette sorte de prise deconscience implicite, quelque chose de solennel, de décisif est en train de se passer dont on est lestémoins silencieux et inconscients, mais suffisamment conscients pour se rendre compte que quelque chose se passe.
Toute proportion gardée, cela existe aussi dans nos vies. Quand nous lisons la vie des saints, faite par desgens qui ne sont pas trop édifiants pour ne pas transformer nos saints en mannequins de sainteté, il y a desévénements de ce genre. Ainsi par exemple, une sainte qui a eu une très grande influence, elle qui a fait entrer le Carmel en France, Mme Acarie, veuve suffisamment tôt pour se sanctifier, s'est convertie un jour, vers l'âge de 50ans, en lisant ce passage d'un livre pieux : Trop est avare à qui Dieu ne suffit. Voilà une phrase qui ne va pastrès loin mais pour elle, grâce à la secrète préparation qui se faisait en elle depuis longtemps sans qu'elle lesache, elle a été interpellée par cette phrase à tel point que ce qui pour les autres n'était qu'un passage depiété, a été pour elle l'occasion d'une réponse décisive. Dans toutes nos vies, si nous sommes suffisamment intériorisés, certaines phrases peuvent vraiment nous interpeller et nous apporter tout autre chose que ce queles autres peuvent en recevoir parce que ça s'adapte exactement à ce que nous sommes depuis longtemps etlà où la décision doit être prise.
Et voilà Jésus parti sur les routes de son pays. Il ne devait pas tellement sortir de son village. Les paysans, la classeinternationale la plus commune, quand ils sont dans leur pays, n'en sortent pas volontiers, enracinés dans cepays, sur cette terre. Alors, chose singulière, s'actualise ce texte d'Isaïe qui était pour lui si éclairant. Il ne pouvait pas en douter et il ne pouvait pas non plus penser que c'était extravagant. Alors sort de lui, à certaines heures,dans certaines situations, cette puissance de guérison, les aveugles voient, certains au moins, les paralytiquesmarchent, certains du moins... La foule le suit. Ce qu'il leur dit correspond si profondément à ce qu'ils attendentsecrètement. Quelle confirma-tion de tout ce passé de trente ans qui petit à petit émerge de sa conscience claireet qui lui apparaît maintenant avec une évidence extérieure, objective, celle qui avant n'était qu'une évidence intérieure et subjective, au point qu'on peut être tenté d'en douter si l'on n'est pas suffisamment intériorisé pouravoir en soi une certitude qui va au-delà des raisons qu'on peut s'en donner.
C'est l'heure du succès pour Jésus. C'est aussi l'heure de la tentation. (à suivre)
Marcel LÉGAUT (1976 Bruxelles)
Marcel Légaut, Articles et Conférences
Cahier 8 Tome II p.276-277)