« Un inconnu de moins en moins étranger »
À l’automne de sa vie, le vieux sage Gustave Thibon livre modestement cette confidence : « Plus je vieillis, plus Dieu m’est de plus en plus inconnu et de moins en moins étranger. » Celui qui a été l’ami de Jacques Maritain et de Gabriel Marcel et qui a mené sans les opposer sa recherche de philosophe et son travail de paysan rejoint ici l’attitude d‘un autre philosophe-paysan, son contemporain, Marcel Légaut. Thibon est né en 1903, Légaut en 1900 : ils ont traversé le siècle comme des guides qui ont découvert le chemin au fur et à mesure qu’ils s’y sont aventurés. Ces croyants au long cours ont suivi les étapes qui les ont conduits des formulations doctrinales à la question du mystère de Dieu dans leur vie telle qu’aujourd’hui elle plane au-dessus des frontières des religions et se retrouve toujours intense dans le champ sans limite des consciences.
Dans leur jeunesse, ils étaient plus proches de l’expression de la foi des jeunes témoins contemporains telle qu’elle s’exprime joyeuse et confiante, à l’occasion des grands rassemblements chrétiens de la jeunesse. Bien sûr, ces jeunes témoins ne représentent pas toute la jeunesse, et même si leur témoignage est quelque peu sélectif, il n’en représente pas moins clairement la spontanéité et le bonheur de leur foi.
Bien loin de suspecter l’authenticité de leur parole, je fais confiance à l’avenir – aujourd’hui imprévisible –, dont ils seront les acteurs, alors que nous-mêmes, leurs anciens, aurons rejoint, dans un ultime regard de bienveillance, nos aînés. Peut-on penser que chaque génération doit recommencer, à son tour, dans le domaine de l’expression de la foi et de l’expérience spirituelle, l’itinéraire des générations précédentes pour aller « de commencement en commencement » vers plus de silence ? Comme si, au cours des âges, l’essentiel devenait si essentiel qu’il n’est plus possible ni de l’enseigner, ni même d’en témoigner ? Le mystère de Dieu deviendrait-il alors si intime à nous-mêmes qu’il échapperait à toute affirmation, pour n’être plus que notre être même, « de moins en moins étranger », sans que nous puissions en faire usage autrement qu’en devenant ce que nous avons à être ?
Sans doute est-il un âge où la présence de Dieu demande à être saisie dans une heureuse fraternité, en un lieu chantant, en des moments dont le souvenir permettra de durer quand reviendra la solitude. Peut-être faudra-t-il alors suggérer que la halte était rafraîchissante, mais qu’il n’était pas possible de s’y arrêter…
Bernard FEILLET, L’arbre dans la mer, DDB, 2002, p. 94-96.