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L’ECHEC

LES ÉCHECS DANS L’ORDRE DE LA MISSION .

Mais il y a une autre source d'échecs fondamentaux qui n'est pas de l'ordre de l'amour ni de la paternité. Ce sont des échecs plus particuliers, en rapport avec la mission de chacun.

a)   La grandeur des échecs est proportionnée à la profondeur des grandeurs de la mission. Plus la vie spirituelle est réelle, plus les chrétiens peuvent connaître une vocation singulière (n'entendez pas par là une vocation singulière comme devenir ecclésiastique, religieux, il y a d’autres vocations singulières).

La fidélité à la réponse exige en général des facilités  au  départ qui se montrent  extérieurement assez ruineuses. Quand un jeune entre au séminaire, il a des facilités qui lui permettent plus facilement de faire le pas mais ce sont des facilités dont il  paiera  chèrement  le  prix  ultérieurement. Entrer au séminaire peut paraître une voie glorieuse, une vocation qui élève au- dessus des autres. Quand M. Portai parlait du recrutement des jeunes filles pour son œuvre, il me disait : "Je rencontre souvent des jeunes filles qui veulent se donner à Dieu mais quand je leur dis qu'il n’y a pas de vœux à prononcer, elles répondent : moi, il m'en faut plus". Quand on commence à laisser les chemins d'humilité en disant : "Va plus haut", cela facilite les choses certainement, mais ça les complique après terriblement.

Il y a aussi une certaine aisance dans le don de soi  qui  tire  sa  légèreté  d'une  certaine  inconscience, une inconscience qui va peut-être même au-delà de l'inconscience normale de celui   qui ne connaît pas encore l’existence. Le succès des petits séminaires vient en partie du besoin de protéger les enfants du contact de la vie, suffisamment pour que l'accès au grand séminaire, avec tout ce que ça implique de vœux  et de  renoncement affectif  pour être  prêtre,  ne soit pas trop  lourd. Quand un enfant n'a jamais connu les réalités de la vie, le célibat lui paraît quasi normal. Ultérieurement, les choses changeront d'aspect. La  facilité  du  départ  sera  lourdement  payée  après, à tel point qu'il est possible que le jour où le prix sera  à  payer,  on  n'ait  plus  que  des chèques sans provision. 11 y a des faillites qui sont la conséquence des facilités avec lesquelles on a pu être généreux au départ. Je parle du célibat parce que  c'est  un  exemple  facile  mais  je  pourrais vous en citer d'autres. Un autre exemple : quelqu'un qui se marie. Une jeune fille ne se  marie pas toujours par sagesse ; à partir d'un certain âge, elle se marie parce qu'elle a peur de la solitude qui va arriver. Par certains côtés, le mariage va régler son problème actuel, elle ne sera plus seule ; mais après elle ne sera plus jamais seule et cela arrive précisément à devenir plus difficile. Il y a donc  des décisions  de  ce  genre  qui sont facilitées par des considérations précaires et qui ultérieurement deviennent extrêmement onéreuses. Tout cela représente des  échecs,  des échecs en puissance.

 

b)    Il faut encore ajouter autre chose pour les vocations exceptionnelles.

Il est rare qu'une vocation exceptionnelle ne soit pas une vocation violente. Quand on se met à ne   pas ressembler à son milieu, quand par conséquent on s'en détache,  on ne le fait  pas  sans  violence. Plus on est faible, moins on est libéré  spirituellement,  plus  on  est violent. La rupture  d'un enfant qui part au séminaire ou dans un monastère, loin de sa famille sera d'autant plus vigoureuse qu'il aura moins  de force  pour tenir sa propre décision contre l'avis de sa famille. Ce sont des violences qui se paient ultérieurement parce que tout ce qui dépasse la force et  qui devient violence porte poids pour l'avenir. L'enfant se souviendra après qu'il a brisé un foyer ou  qu'il a fait une peine dont le père ou la mère ne s'est jamais relevé, de telle sorte que le père ou la mère ont perdu la foi par exemple ou que le père et la mère n'ont jamais été capables d'être autre chose que terrassés par la décision de l'enfant. Tout cela qui  au  départ était  trop facilement porté et peut-être nécessairement facilement porté pour que la décision puisse être prise, devient ultérieurement de lourdes traites pour l’avenir.

Au fond, si le Christ a bouleversé tant de vies, c'est que non seulement il a bouleversé par son  passage la faiblesse de l'homme qu'il appelait mais il a bouleversé aussi, par conséquence  indirecte, la faiblesse et la non préparation spirituelle de tous ceux qui entouraient cet homme et en particulier les plus proches.

Toutes ces épreuves de vigueur, de fidélité, de ténacité, de persévérance ne sont pas sans mettre l'homme entier sur le banc d’essai. Pratiquement tout ce qu'il y a en lui de bon et de mauvais est obligé  de  sortir.  C'est pourquoi des gens qui sont extraordinairement généreux par certains côtés, et par certains autres sont au contraire très intéressés, très tatillons ; au fond, des êtres qui sont humbles  ont besoin  d'honneurs pour tenir,  parce  que la situation dans laquelle ils se trouvent ne les nourrissant pas suffisamment par le dedans humainement parlant, ils ont besoin d'égards, d'admiration. Ils font vœu de pauvreté mais ils ont besoin de richesses. Ils font vœu de célibat  mais ils ont besoin d'admirateurs ou d'admiratrices. Ils font vœu d'obéissance mais il n'y a pas plus individualistes. Ne nous en scandalisons pas, c'est tout à fait normal. Dans la difficulté qu'ils ont de  tenir et dans  la  mesure  où la vitalité spirituelle n'est pas à la hauteur des difficultés de la  vie qu’ils ont choisie, il faut des ersatz. Ces ersatz manifestent tout ce qu'il y a en eux beaucoup plus encore que dans les vies ordinaires où  le  sociologique vient colmater les brèches autrement  que par les  agissements  profonds. Le résultat, c'est qu’il y a des paradoxes essentiels dans la vie des hommes. Plus un homme a une vocation singulière, plus il peut manifester d’hétérogénéité foncière entre ce qu’il veut être et ce qu’il est, entre ce qu'il devrait être et ce qu'il est. Il n'est pas naturel à l'homme d'aller ainsi au-delà de l'humain. Même  les  plus  parfaits  pour  longtemps  portent les lourdes conséquences de ces  conditions  inhumaines  parce  que,  en  substance,  elles  sont surhumaines.

Que de duretés dans une vie de dévouement viennent de vies trop dures ! Que d'assurances  excessives et d'affirmations intempestives de soi pullulent comme champignons sur l'humilité pourtant souvent réelle de vies trop tendues contre elles-mêmes ou secrètement minées par le vertige du doute ! Combien sont dogmatiques parce que, au fond, ils n’y croient pas, ils veulent y croire mais ils n'y croient pas. C’est la raison pour laquelle ils ne se posent jamais de questions,   mais c'est la raison aussi pour laquelle ils  ont  toujours des  réponses  aux  questions des autres. Que de sentimentalismes envahissent des vies sans amour, soit qu'ils aient toujours  ignoré  cet amour, soit qu’ils l’aient nié pour mieux se dominer  et  vaincre  les  obstacles  rencontrés  sur  la voie, soit encore qu’ils l'aient déprécié (cet amour) pour moins le regretter  !  Que de choses  secrètes dans le cœur de ceux qui, d’une manière ou d'une  autre,  veulent  vivre  dans  ces  conditions.

Les moments forts de ces prises de conscience de ces échecs sont l'exacte réplique des moments

de joie où l'homme découvre sa vocation. La joie toujours vivante de ces heures de départ est bien nécessaire pour surmonter les obstacles et les troubles qui naissent dans le cœur de l'homme quand il découvre ses échecs fondamentaux. En vérité, ces  souffrances  de  base  lui  sont  nécessaires et lui sont libératrices à condition bien entendu qu'il n'en soit pas écrasé, c’est-à-dire que les joies initiales restent suffisamment pures et vigoureuses pour être comme les langes qui protègent cet homme. "Tu n'aurais pas connu de tels échecs dans ta vie si tu ne m'avais pas suivi si loin, avec tant d'amour".

L'échec d'un Judas, comme l’échec de Pierre (car les deux se ressemblent fortement avec cette différence que Pierre n’a été que jusqu'aux larmes tandis que Judas a été jusqu'à la corde), sont des manifestations de leur amour et de leur fidélité à Jésus-Christ. Depuis ces échecs de base, constamment des échecs semblables se renouvellent ; ces échecs sont plus que des  paroles  édifiantes, le témoignage de la persistance du spectacle vivant de Jésus-Christ.

Les échecs unis à ceux qui parsèment le chemin du plus grand amour et de la paternité totale sont pour la gloire de la race humaine car ils peuvent la hisser, en ses meilleurs enfants, jusqu’à la grandeur de Jésus-Christ et la grandeur de Dieu.

…/… A suive : « ON PEUT REFUSER DE VOIR SES ECHECS »