Pourquoi j'ai quitté l'enseignement ?
Châlons, le 24 octobre 1963
J’étais professeur à Rennes, en zone occupée par conséquent, et j’avais fait des tentatives pour pouvoir être professeur en zone libre. En zone occupée, évidemment, j’aurais été incapable de faire quoi que ce soit. Et on a réussi à me muter à Lyon. Par conséquent, j’ai écrit à tous les notaires et avoués des environs de Lyon, en zone montagneuse, en mettant cette annonce : « Je désire une propriété en montagne, sans confort » et j’ajoutais en plus quelque chose qui m’a permis de trouver ma propriété et qui n’était pas très indiqué : « Accès facile non exigé ». Je reçus une proposition d’une propriété en montagne, avec beaucoup d’eaux vives et d’accès pas facile. Quelques jours plus tard, je l’ai achetée dans de bonnes conditions, personne n’en voulait !
Et c’est là que je me suis installé avec ma femme, en continuant à faire mes cours à Lyon. Au bout de deux ou trois ans, pendant les vacances, j’avais assez facilement des étudiants parce qu’il y avait à ce moment-là un service civil des jeunes. Les étudiants faisaient les récoltes et ils étaient évidemment beaucoup plus désireux de venir avec moi, comme paysan, comme patron, que d’être avec un paysan moyen. Une vingtaine d’étudiants sont venus passer avec moi deux mois pendant les vacances de 1941-42. Nous travaillions, nous rentrions le foin, nous reconstruisions des maisons. C’était un hameau abandonné, j’avais deux maisons démolies, nous les avons refaites à ce moment-là. Pendant la guerre, j’ai eu pas mal de gens chez moi.
Puis je me suis rendu compte petit à petit qu’être professeur de fac et paysan en même temps, (surtout un paysan qui travaille !), ça n’allait pas. Je n’étais pas un châtelain. Je travaillais de mes mains de manière à ce que le contact de la nature soit réel et équilibre le travail abstrait des mathématiques. Je me suis aperçu qu’il y avait tout de même autre chose que les maths et j’ai pris un congé.
Après la guerre, le ministère m’a intimé l’ordre de rentrer dans l’enseignement ou de démissionner. Alors, j’ai tapé du poing sur la table et j’ai dit : « Pour une fois qu’un professeur de faculté fait quelque chose d’intéressant au point de vue éducatif, vous voulez me démissionner ? » Alors ils ont été braves. Vous savez, et j’ose le dire à des jeunes comme vous, quand on est au bas de l’échelle, on est toujours très sévère, intransigeant. Quand on est en haut de l’échelle, même si on s’engueule, on se tape sur l’épaule et on se planque. Alors ils m’ont dit : « Bon, on vous donne un congé de longue durée ». C’est-à-dire : j’aurais ma retraite dans quelques mois, dans des conditions fort confortables.
Et je suis en congé de longue durée depuis 1943… Et depuis 1944, je travaille dans une ferme, ma ferme, dans un pays pauvre, mais où il y a une population saine, vigoureuse, qui porte lourdement l’existence par le fait qu’elle n’est pas très facile, qu’elle se vit dans des conditions difficiles, plus ou moins menacée parce que le capitalisme actuel les élimine progressivement. Enfin ils sont de bonne souche. J’espère qu’ils résisteront. En ce moment, un de mes amis me remplace et garde le troupeau pendant que je suis absent. Voilà mon itinéraire !
Vous le voyez, pour comprendre des choses comme ce que je viens de vous dire, pour bien les comprendre, il ne suffit pas d’être professeur. Il y a un renouveau au contact de la terre et des réalités humaines que jamais les études ne peuvent remplacer. C’est ça qu’il faut que je vous souhaite à vous tous qui êtes jeunes : c’est précisément de vous apercevoir que votre formation humaine est à peine ébauchée, peut-être même déjà un peu corrompue, et que, si vous voulez réussir votre vie, il est nécessaire que chacun prenne sa destinée en mains (chacun la sienne) pour arriver à découvrir, au-delà des préjugés de vos milieux, des insuffisances de vos milieux, ce qui pourra donner à chacun d’entre vous une valeur réelle. (à suivre)
Marcel LEGAUT Topos de Granges (été 1963) Ed. Xavier Huot