JÉSUS ET LA SAMARITAINE
Seigneur, comme vous étiez fatigué, vous vous êtes assis. Et je vois là, loin de tout romantisme, de toute exaltation factice, l’acceptation de votre fatigue, de votre condition humaine comme un fait. Ah ! si nous savions toujours prendre notre fatigue comme un fait, comme un événement normal, sans lui donner une valeur quasi métaphysique, sans en faire le point de départ de raisonnements et de spéculations sur notre vie ! Ce n’est pas quand on est fatigué qu’on peut raisonner sur sa fatigue et tirer les leçons qu’elle comporte. Non, il vaut mieux s’asseoir tout simplement. (…)
Jésus commence par demander à boire, car il a soif. Simple requête d’un voyageur altéré. Mais les dispositions intérieures du voyageur donnent à sa parole une profondeur symbolique et pleine de mystère. « Donne-moi à boire. »(…) La femme répond comme elle eût répondu à n’importe quel Juif : « Comment toi qui es Juif me demandes-tu à boire ?
Pauvre femme, comme tu nous apparais lamentable avec cette réponse, la réponse de la Samaritaine quelconque au Juif quelconque : de vieilles rancunes collectives que tu prends à ton compte sans les avoir jamais comprises ni voulues.
Le Seigneur, au contraire, en face de toi, avec son sens aigu de l’individuel ; en toi certes, il voit non pas une Samaritaine, mais l’âme que tu es. Et il va ramener ta pensée sur ce que tu es, toi, comme personne, avec ta responsabilité propre et ta vocation, ta destinée, et il va t’amener à découvrir ce qu’Il est, Lui, ce qu’Il peut t’apporter. Il tentera de t’arracher aux cadres du conventionnel, du tout fait, de ce tout fait qui empêche les hommes de penser qu’ils ont chacun à faire leur vie.
Que de gens, comme toi, se sont complu dans des oppositions formelles, pour se dispenser de penser ; amis du définitif, du bien rangé, classé, étiqueté. C’est tellement commode.
Oh ! n’y a-t-il pas dans cette absence de personnalité quelque chose de plus affligeant, de plus pénible que dans le péché même ? Tant de gens pour qui le christianisme est une affaire classée, une question qui ne se pose même pas. C’est cela qui les rend imperméables.
On comprend alors la profonde tristesse du Christ devant cette parole si pleine de suffisance et si creuse. Pauvre femme, il ne s’agit pas de ces vieilles querelles dont tu ne sais même plus le sens.
Il s’agit du don de Dieu et de toi… Si tu savais…
Marcel LÉGAUT
Prières d’un croyant
Grasset 1933 (éd. 1947 : p. 148 et suiv.)