Étudiant, j’avais fait le projet d’aller dans un pays communiste et un pays en voie de développement. Je prends donc un train pour Prague, pendant l’interruption des cours au moment de Noël. Je ne savais pas où j’allais trouver un toit, mais j’ai fait la rencontre pendant le voyage d’une Allemande qui allait dans la même ville et la connaissait déjà. Elle m’a dit que dans l’hôtel où elle descendait habituellement il y avait normalement des chambres libres.
Nous nous sommes donc présentés à l’accueil de cet hôtel après avoir quitté la gare décorée d’immenses faucilles et marteaux sur drapeaux rouges. Il s’est vérifié qu’il y avait de la place. Un ami tchèque de l’Allemande nous a emmené dans un restaurant, en sous-sol voûté, de la vieille ville, où les Tchèques avaient l’habitude de passer de longs moments autour d’une bière. Après qu’il ait fait de l’humour tchèque – dans un allemand que j’ai eu du mal à suivre, je suis rentré à l’hôtel vers 1 heure du matin.
A 1h30, coup de sonnette ! Intrigué, je me lève. C’était le fils d’amis qui savaient que j’arrivais ce jour-là, mais que je ne voulais pas déranger en logeant chez eux. Je lui ai demandé comment il avait appris dans quel hôtel j’étais descendu. Il m’a répondu qu’il venait du Ministère de l’Intérieur : deux heures après mon arrivée et à 1 heure du matin, il y avait un fonctionnaire qui savait où un simple étudiant français se trouvait !
Mon interlocuteur m’a appris qu’il avait récupéré un appartement (de moins de 25 m2) où il habitait avec ses deux enfants. Il a tellement insisté pour que je vienne chez eux que j’ai accepté. Il a ajouté qu’il fallait retourner au Ministère de l’Intérieur, car de toute façon il serait dénoncé. Nous nous sommes donc rendus au Ministère, vers 2 heure du matin, pour remplir les papiers obligatoires.
C’est dans une telle ambiance que j’ai pu rencontrer des Tchèques en résistance avec le régime et que j’ai été reçu par un philosophe qui, après 1968, avait perdu son poste à l’Université de Prague. Évidemment, je devais me taire avant d’arriver chez lui, pour ne pas faire remarquer que j’étais étranger : consigne impérative ! Quand j’ai pénétré dans son appartement, toute la famille du philosophe était là – dont huit enfants qui ne parlaient strictement que le tchèque et le russe. Ce qui n’a pas empêché des marques constantes d’attention.
Avec le couple, je pouvais converser en allemand en anglais ou en français. Il m’ont fait part de ce qui leur donnait la force de résister et m’ont dit l’importance des penseurs chrétiens français comme Maritain, Blondel et Marcel Légaut. Ils supposaient que je les connaissais, alors que le nom même de Légaut m’était inconnu. Ils m’ont dit alors : « Attendez ! » et le mari est revenu avec L’homme à la recherche de son humanité et Introduction à l’intelligence du passé et de l’avenir du christianisme.
Mon hôte m’a alors expliqué les risques que sa femme et lui prenaient pour garder chez eux la nourriture substantielle, contenue dans ces livres qu’ils étaient évidemment contraints de cacher soigneusement. Rentré en France, je me suis mis moi-même à la recherche de ces livres. Je me disais : ce qui a permis à des êtres d’avoir une telle qualité humaine et une telle force dans la recherche de la démocratie doit certainement valoir la peine d’être lu ! Voilà comment j’ai découvert Légaut : il allait avoir une bonne part dans le changement qui devait se produire dans ma vie.
TL