Le titre pourra paraître curieux et mal venu, comme si de prime abord le spirituel Marcel Légaut avait une parole à dire en ces temps que nous vivons, marqués par l’incertitude, la peur du lendemain et de l’inconnu, le sentiment d’impuissance face aux questions posées par la mondialisation, le repli frileux sur son microcosme, le doute sur la capacité du politique à maîtriser le pouvoir de la finance et à promouvoir un monde plus juste. De fait Marcel Légaut ne s’est jamais engagé en politique au grand sens du terme ni à fortiori au sens politicien qu’il déplorait.
Alors que peut apporter sa pensée et sa démarche dans notre monde en pleine gestation ? Il n’a pas manqué d’objecteurs du vivant de Légaut et encore aujourd’hui pour prétendre que Légaut était un spirituel un peu évaporé, sans beaucoup de souci pour la marche du monde, vivant lui-même comme un semi-ermite et s’adressant à une élite. Ces gens-là n’ont approché ou lu Légaut que très superficiellement et n’ont rien compris à sa spiritualité.
Car Légaut n’était pas un spirituel désincarné, loin de là, et il a parlé de l’engagement à partir de sa propre expérience d’homme, dans des termes qui demeurent source d’inspiration pour tous ceux qui s’efforcent, avec authenticité et solidarité, de tenir leur place véritable dans la société des hommes. Certes l’enracinement historique et social de Légaut a été très particulier, comme le sont toutes les vies (enseignant pendant 15 ans, paysan et père de famille durant 30 ans, enfin écrivain et conférencier nomade pendant 20 ans). Mais c’est précisément dans cette existence située qu’il a tenté de réaliser ce qu’il appelait sa « mission » : ce qu’un homme doit être et faire pour devenir lui-même et prendre sa juste place dans la société.
Car pour Légaut, le mot engagement n’a pas le sens restrictif qu’on lui donne spontanément : engagement syndical, politique, associatif, religieux. Pour lui, l’engagement désigne avant tout l’investissement de tout l’ être dans sa manière de vivre le plus humainement possible tous les éléments de sa vie : son propre cheminement personnel, sa vie de couple et de parent, sa vie professionnelle, sa vie de citoyen, sa vie de croyant. Ce qui est essentiel à ses yeux, c’est que chacun, à la mesure de ses capacités et de ses charismes, découvre au mieux sa propre « mission » : ce pourquoi il est fait. C’est dire que pour Légaut chacun a une voie propre, originale qu’il a à créer et que personne ne peut lui dicter. Mais c’est dire aussi que c’est un chemin exigeant puisqu’il appelle tout homme à écouter les exigences qui sourdent au plus intime de lui-même et à les incarner à sa façon singulière. C’est d’ailleurs à ce niveau profond que les hommes communient entre eux.
Il en résulte que la spiritualité de Légaut, loin d’être démobilisatrice ou d’appeler à se retirer sur un Aventin tranquille et sans histoires, est un puissant stimulant à prendre en main sa vie, à ne se dessaisir de sa liberté de penser et d’agir sous aucun prétexte, à inventer d’une manière responsable et originale son existence dans la communauté des hommes et ainsi d’y apporter sa pierre irremplaçable. Comme Jésus, Légaut n’a pas défini de monde idéal – il connaît les ambiguïtés, les lourdeurs et les faiblesses humaines –, mais il a constamment cherché à « devenir un vivant et non demeurer simplement un vécu » qui prend son parti et reste passif.
Lire Légaut personnellement, le partager en groupe en se disant l’écho que ses paroles ont en soi, prendre une semaine à Mirmande (voir le programme d’été) sont, entre autres, des formes de ressourcement spirituel dont la fécondité peut être attesté par ceux qui s’y sont livrés. Leurs engagements particuliers sont comme irrigués par cette source vive. Le monde d’aujourd’hui n’est ni pire ni meilleur que les précédents : c’est la manière de le vivre, chacun à sa façon et selon sa « mission », qui lui donne une figure humaine. C’est notre responsabilité à tous. Comme tous les vrais spirituels, Légaut demeure d’une brûlante actualité.
Jacques Musset