Quelques notes à propos de « Vie spirituelle, présence à soi, présence aux autres »[1]
Plan :
Aujourd’hui, penser « l’autre » ? ( approche culturelle)
- C’est l’écart qui fait l’autre (F.Jullien)
- L’approche plurielle s’impose
« L’autre » dans l’écriture de Marcel Légaut : trois manières de dire (approche spirituelle)
Dire, écrire : des actes de parole.
- le récit, ou la parole adressée. L’ouverture.
- la relecture apaisée. La réciprocité.
- l’écriture poétique. L’accomplissement.
***
Le titre de ma prise de parole , ce matin, est trop ambitieux et trop vaste pour ce que je suis capable d’en traiter. Je dirais que je n’en fais qu’une approche.
Cette question de « soi » et de « l’autre » m’a certainement toujours intéressée, mais le contexte sociétal , médiatique, met en exergue, dans les courants d’opinion et les discours politiques, des recherches identitaires, nationalistes, des énoncés déformés, proches de la propagande, des thèses de ‘post-vérité’, qui m’inquiètent.
Le souci de l’autre, le ‘goût de l’autre’ (E.Lasida), le goût de l’étranger (K.Berger, qui parle d’hospitalité spirituelle), trouveront-ils place dans nos échanges culturels, dans la manière de bâtir les projets, qu’ils soient d’entreprise, d’urbanisme, d’éducation, d’économie ou d’église ?
D’heureuses initiatives solidaires, associatives, culturelles, démocratiques, montrent qu’un développement humain est possible, où la vie de l’autre, des autres, peut se faire dans une dynamique où la sienne propre a aussi à gagner.
Des voix s’élèvent pour que les logiques du profit et de la finance, n’aient pas le dernier mot.
Aujourd’hui des risques pour un devenir humain apparaissent comme plus importants, sans que ceux que l’on a déjà connus, aient disparu.
Des titres récents font écho à ce risque :
- « Penser l’humain au temps de l’homme augmenté » de Thierry Magnin (théologien et enseignant-chercheur en sciences physiques, participant à plusieurs reprises à la session organisée par Antoine Girin)
- « Un monde sans esprit : la fabrique des terrorismes ». Roland Gori, psychanalyste, invite à ‘un pacte d’humanité’ pour échapper au vide spirituel du néo-libéralisme.
- « Plaidoyer pour l’altruisme » de Matthieu Ricard
ou encore « Les tisserands. Réparer ensemble le tissu déchiré du monde » d’Abdennour Bidar .
Les spirituels, témoins et porteurs de vie spirituelle, nous sauveront-ils d’un monde « sans esprit » ? Est-ce la poésie qui sauvera le monde, comme disait Yves Bonnefoy ?
Des évènements culturels ont attiré mon attention. Ils sont signes d’une pensée qui cherche à porter la question de l’autre, une pensée qui ne se laisse pas formater et garde une créativité active pour que la question « d’être avec l’autre » » ne se referme pas.
Une « chaire sur l’altérité » a été créée dans un partenariat entre la Maison de l’Homme et le Collège d’études mondiales. La leçon inaugurale a été prononcée par F.Jullien, philosophe. Il est à la fois hélleniste et sinologue. Il propose de penser l’Être, non plus comme les philosophes le font depuis la Grèce antique, mais penser « l’entre ». Sa leçon s’intitule : « L’écart et l’entre ». [2] « ‘L’entre’ renvoie toujours à de l’autre que soi. L’entre qu’engendre l’écart est la condition de faire lever de l’autre et la médiation qui nous relie à lui. L’écart est inventif ».
Dans un colloque, en 2014 [3], il disait ceci :
« Si j’insiste donc, ici, sur la vertu de l’écart générant de l’entre, et de l’entre générant de l’autre, c’est que je crois que la notion d’altérité se trouve menacée aujourd’hui des deux côtés. Soit qu’elle se voie livrée à une sacralisation qui l’absolutise, reste toujours renaissant d’une divinisation ; soit qu’elle se voie livrée à l’assimilation qui standardise et, par suite, stérilise, et laisse le monde inerte. Ce dont, naissant de l’écart, l’altérité tire sa vertu est son opérativité. Évitons donc la mythologie de ‘ l’Autre’, mais gardons-nous tout autant d’en désactiver la ressource. »
Les contributeurs à ce colloque sont spécialistes, chercheurs ou professionnels dans des domaines divers : philosophie, génétique, histoire, psychanalyse, gynécologie, psychiatrie, théâtre.... C’est dire que l’approche de cette question de l’autre nécessite la pluralité des langages, leur ouverture à celui de l’autre, chacun ne pouvant prétendre qu’à une part de vérité.
Introduisant ce colloque, Michel Wieviorka souligne que nous sommes devant un contexte profondément nouveau :
« Dans certains cas, l’altérité signifie l’enfermement de la personne ou du groupe dans une ‘identité’ close, une religion par exemple, dans d’autres, elle est la résultante d’une hybridation, dans tous les cas, elle est mouvante, changeante. Il n’y a pas un problème unique d’altérité, une définition qui vaudrait pour toutes les situations, mais une nouvelle constellation de problèmes qui signent l’entrée dans une nouvelle ère ».
Marcel Légaut qui n’a pas vécu au XXIème siècle nous transmet-il quelque chose aujourd’hui qui soit pour nous inspirant ?
Je ne ferai aucunement un récapitulatif de tous les développements que ces expressions, qui sont aussi pour lui des expériences, ont suscités : ‘Vie spirituelle, présence à soi, à l’Autre, aux autres’. Partager l’écoute des textes de Légaut et d’Etty Hillesum, comme nous avons pu le faire grâce à Françoise, Josiane et Anne qui nous les ont donnés à entendre hier soir, nous fait davantage progresser sur ‘le chemin de l’être’ que ce que je vais vous dire.
De très belles pages sont à lire dans « Devenir soi et rechercher le sens de sa propre vie » :
- approche et accueil de l’autre (ch. 3)
- approche du mystère de Dieu (ch. 5)
- et, entre ces deux chapitres, un chapitre intermédiaire « appropriation de l’événement et ouverture au réel » (qui peut être une ‘voie’ pour penser ‘l’écart’... ?).
Quelques phrases significatives, dans ces chapitres, nous indiquent, dans leur sobriété, et leur densité, le chemin à faire :
¸Pour devenir lui-même, l’homme a besoin de recevoir de ce qui n’est pas de lui.
¸C’est par l’accueil et l’appropriation de ce qui n’est pas lui que l’homme fait l’approche du sens de sa vie et s’accomplit (...). Cette activité d’accueil et d’appropriation est spirituelle (...) . Elle doit être découverte par chacun comme par révélation(...). De même , elle ne peut pas être conçue avant qu’on l’ait soi-même exercée. [4]
¸Parler et se dire à soi et à son Dieu...Parler et se dire à autrui sont les deux temps de la respiration spirituelle de l’homme.[5]
Nous avons dans ces quelques phrases l’essentiel de la démarche spirituelle de Légaut, pour peu que nous essayons de découvrir le sens qu’il a donné à ces mots. Ces mots sont choisis, ils sont nourris de toute son expérience, de toute son intelligence. Cette démarche peut devenir la nôtre, si nous le désirons, si nous sommes prêts à nous investir, à nous y engager.
Nous avons « reçu » de Légaut, grâce à son dire et grâce à la lecture de ses textes.
« Dire » a été la passion de Légaut.
Dire : mettre au jour la parole. Elle devient le sol, sur lequel il poursuit son chemin.
« Passion » au sens où ce ‘dire’ s’enracinait dans sa recherche spirituelle et cette recherche « exige de l’homme qu’il s’y consacre entièrement »[6]
« Passion » parce que ‘dire’ le confronte à un impossible, pourtant nécessaire. Michel de Certeau, dans son ouvrage « Le lieu de l’autre » fait remarquer :
« La spiritualité, en tant qu’elle est une expression, reconnaît une articulation du langage, sur l’impossible à dire et elle se situe donc, en cette limite où ‘ce dont on ne peut pas parler’ est également ‘ce dont on ne peut pas ne pas parler’ »[7]
« Passion » enfin, comme en témoigne cette question à la dernière page de ‘Vie spirituelle et modernité’ : « Pourquoi écrire, ce qui est vraiment écrire, puisque nul ne lit, ce qui est vraiment lire ... ? »[8]
Évoquer le ‘dire’ ou ‘se dire’ de Légaut, n’est pas lui opposer le silence. Que ce soit dans les rencontres avec lui, ici ou ailleurs, que ce soit dans sa vie personnelle, dans sa recherche, le silence prenait une place essentielle, indispensable, le saisissait parfois en lui enlevant la parole : il avait atteint l’ineffable.
« Le langage n’est pas un intrus dans l’expérience. Le silence n’est pas un au-delà du langage, il est dans le langage, il est la vérité du langage : l’indicible est dans ce qui est dit »[9]
Dans cette mise en rapport par Michel de Certeau de l’expérience du silence, de la vérité et du langage, nous trouvons des enjeux fondamentaux de la vie de Marcel Légaut, de la vie spirituelle.
Le silence était profondément expérimenté par lui, dans une solitude infrangible, mais aussi dans une communion partagée entre priants, entre chercheurs de sens.
‘Dire’ n’est pas discourir. Écouter Légaut ne consistait pas à recueillir un enseignement objectif.
¸« Le chercheur religieux n’est pas un enseignant. Il est un enseignement pour qui sait mieux que l’entendre, qui l’écoute et du même mouvement, s’y reconnaît ! Il ne parle pas, il est parole. » [10]
Il convient d’entendre et la parole et le silence, dans un mouvement de l’autre à soi.
Parler et se dire à soi et à son Dieu ( ce qu’il appelait son verbe intérieur).
Parler et se dire à autrui sont les deux temps de la respiration spirituelle .
Ceux qui travaillent le souffle dans la méditation reconnaissent ce va-et-vient vital et sa symbolique. C’est aussi un signe du flux de vie dans notre corps.
‘Verbe intérieur’ et parole partagée, ne sont-ils pas les fils de chaîne et les fils de trame qui ont tissé l’étoffe de son œuvre écrite ?
Car pour correspondre à sa mission, Légaut a non seulement vécu la passion de ‘dire’ mais aussi la passion d‘écrire.
Passion et patience d’écrire, avec cette interrogation : « Pourquoi écrire ?....Pour mieux penser. »[11]
Pour trouver les mots qui pourraient dire son expérience, Légaut portait attention à ’la parole juste’, à la place essentielle donnée à la ‘parole vraie’ dans les dialogues. Il n’a pas voulu puiser dans le langage conceptuel de la philosophie et de la théologie :
¸J’ai écarté de mon écriture les expressions qui reçoivent leur sens et leur poids ordinaires de l’utilisation précise et immuable qu’on en fait dans les exposés classiques de la doctrine qui les enchâssent et les momifient. Je leur ai préféré des mots de la langue courante auxquels j’ai donné une signification particulière. [12]
Cette écriture qu’il façonne et qui le façonne peut devenir un lieu de rencontre avec autrui :
« Quand la parole unie à l’écriture qu’elle inspire et façonne,
s’enracine profondément dans le passé de son auteur
et qu’elle porte ainsi écho à la continuelle confrontation de la pensée
avec ce qui chaque jour vient la contester,
elle est conduite à vivre de plus en plus dans le compagnnonage du silence ultime qui devient sa demeure,
silence loin du mutisme de l’agnosticisme comme la foi est loin de la crédulité.
L’écriture est alors en mesure de faire franchir les temps et les lieux à l’essentiel,
dont elle est le support.
Sans que son auteur le veuille, sans même qu’il le sache,
elle est comme habitée par lui
et en fait un lieu de rencontre au plus intime d’autrui ». [13]
En nous disant comment il écrit, Légaut nous indique comment lire.
Dire et écrire sont des actes de parole.
C’est au travers de trois types d’écriture que je voudrais continuer le chemin avec vous dans l’œuvre de Légaut, à partir des mots du titre. Je voudrais laisser la parole à Légaut lui-même.
Sa parole, même écrite, peut parler en nous-mêmes, pour nous, pour peu que l’intériorité nous amène à la recevoir en nous.Je retiendrai dans les citations, ce qui a trait à la vie spirituelle, ce qui parle de l’autre ou des autres , ou de l’Autre.
Je ne soulignerai que quelques figures qui émergent sur le chemin spirituel de Marcel Légaut : ouverture réciprocité accomplissement.
Je les présenterai dans trois manières d’écrire, que l’on peut trouver chez Légaut :
- le récit ou la parole adressée
- la relecture apaisée
- l’écriture poétique
La Parole adressée
Des entretiens entre Marcel Légaut et Thérèse de Scott ont été repris dans la forme écrite du livre « Vie spirituelle et modernité » . Le chapitre 2 s’intitule « Les origines de mon œuvre ».
Revenant à ce texte pour cette intervention, je suis surprise de la fréquence du mot ‘ouverture’ ou ‘s’ouvrir’ qui scande quelques pages (34, 35, 42) :
¸Mr Portal a commencé à m’ouvrir à la vie spirituelle...
¸Mr Portal s’employa avec discrétion à l’ouverture de ma vie religieuse , à son élargissement spirituel.
¸Ce que Mr Portal déclencha en moi m‘ a poursuivi sans arrêt. À mesure que mon approfondissement personnel et ma connaissance de la condition humaine me le permettaient (...) je m’ouvrais à l’intelligence du drame intime où furent entraînés et souvent firent naufrage,(...) nombre d’êtres de foi (...) avides de connaissances et fervents de la vérité...
¸Mr Portal( ...) m’a ouvert sur ce qu’il était devenu au fil d’évènements et de situations où l’homme, dans la mesure où il s’est donné à fond, est atteint au centre même de son être et dépasse sa propre histoire. Ce qu’il me disait en portait pour moi comme l’écho. Je communiais avec lui un peu au-delà de l’espace-temps où se déroule l’Histoire.
¸Non Mr Portal ne m’a pas facilité la vie en entrant dans la mienne avec la puissance qui relevait également de ce qu’il était devenu et de ce que j’avais à être.
La rencontre de Marcel Légaut avec M. Portal, dans le dialogue et l’écoute, est un événement-source qu’il éprouve comme
. une ouverture de l’un à l’autre
. un élargissement spirituel
. une ouverture à soi et à sa mission
. une ouverture aux autres ‘et d’abord à leur ’drame intime’
L’enjeu de cette rencontre dépasse les deux personnes en présence et les personnes proches :
¸ J’augurais à la suite de Mr Portal les signes précurseurs d’une seconde naissance pour l’Église après la lente gestation hasardeuse de vingt siècles difficiles.
Cette ouverture s’actualise sans cesse dans chaque rencontre, et dans la recherche spirituelle.
Ouverture, commencement, naissance. Quelque chose de neuf se produit en Légaut qui le « poursuivra sans arrêt ».
Remarquons aussi l’expression « élargissement spirituel ». Élargir, rendre plus vaste, s’emploie aussi pour libérer un prisonnier. Légaut affirme que sans cette rencontre avec Mr Portal qui suscita « une continuelle activité de critique et de création », il aurait été « enfermé dans les cadres rigides d’une pensée systématisée, marquée par un passé désormais révolu » [14]. Quelques pages plus loin, il développe un paragraphe « Du devenir de l’intelligence libre »[15]
Ce qui est neuf dans cette rencontre avec M.Portal, ce qu’il entend de lui à propos de sa foi et sa fidélité à l’Église, ce sont des mots « classiques » mais « chargés de sa présence à laquelle [il] était fort sensible »[16]. Pas de changement de vocabulaire, mais un sens nouveau va germer, un nouveau temps qui dépasse sa propre histoire.
Le dialogue initié avec M.Portal va se vivre et se déplacer vers et avec les autres « avides de connaissances et fervents de la vérité », dont il connaît le drame intime et l’anxiété pour l’avenir de l’Église, « tant ils la voyaient dans le présent les refuser, leur tourner le dos résolument et avec quelle hauteur ! »
¸Je fus poussé à partager avec autrui ce que je découvrais être capital pour moi, afin que, grâce à sa qualité, la foi soit vraiment vécue et sainement vivifiante et non, par bien des aspects, un substitut fait sur mesure, mieux portable, de la crédulité. [17]
L’ouverture, dont Marcel Légaut fait l’expérience, est un engendrement de vie spirituelle, à lui-même, grâce à Mr Portal. Il se poursuivra avec d’autres, grâce aux autres.
À un moment de sa vie, Légaut a éprouvé le besoin, la nécessité, de mettre par écrit sa pensée et sa parole. Elles sont le fruit de son activité créatrice, fruit de la « présence à soi, l’attention à l’Action qui le sollicite dans l’intime »[18]
Le temps de la relecture apaisée
Au début des années 70 , Légaut fait paraître trois livres[19] qui devaient n’en faire qu’un seul sous le titre ‘L’accomplissement humain’. Le chemin qu’il a commencé plusieurs dizaines d’années auparavant l’a amené à approfondir sans cesse l’intelligence de ce qu’il vivait et croyait, à dire sa foi en vérité, à préparer l’avenir de l’Église... Ces livres écrits « par un seul, œuvre de beaucoup qui ne seraient pas sans eux »[20] transmettent sa réflexion sur les questions essentielles qui se présentent au croyant, à l’homme, sur lui-même, sur le mystère de Jésus et de Dieu, sur l’Église.
En 1980, paraît « Devenir soi et rechercher le sens de sa propre vie ». Après bien des rencontres, des dialogues et des questions sur son oeuvre posées par ses auditeurs , Légaut, dans ce livre, a cherché à rendre compte, de manière plus approfondie encore, de l’expérience spirituelle. Sans renoncer à une expression précise, son texte témoigne à la fois d’un regard global et d’une attention singulière.
Dans le chapitre intitulé « Approche et accueil de l’autre », trois pages sont à lire ou relire plus particulièrement au sujet de la ‘Présence’. Les paragraphes s’intitulent « Présence à soi et présence en soi de l’autre » puis : « Présence à soi et présence de soi en l’autre ». Il n’est pas possible d’en faire un résumé, mais si nous lisons , comme il nous l’indique, dans la vérité d’une quête, dans l’attente d’une rencontre, nous pouvons être « présents à l’auteur » et l’auteur « présent à nous », être présent à soi, et à l’autre en devenir aussi.
¸ La qualité de la lecture d’un livre qui traite de l’essentiel en l’homme est liée à la qualité de l’écriture. En ces qualités se récapitule tout ce qu’ont vécu humainement l’auteur et le lecteur dans la mesure où l’activité d’écriture et de lecture, qui est particulière à chacun, les rend présents l’un à l’autre et à eux-mêmes. Du même mouvement, elle les rend présents l’un à l’autre, par une intelligence mutuelle, qui passe par la compréhension du texte, mais qui la dépasse. Ne faut-il pas ajouter que ces qualités ne sont pas indépendantes non plus de ce que l’auteur et le lecteur seront capables de devenir si, fidèles à eux-mêmes, ils sont en chemin vers leur humanité. Cette œuvre doit les aider, l’un par l’écriture, l’autre par la lecture.[21]
Dans ce chapitre III de « Devenir soi », Légaut développe la dimension particulière de la relation à l’autre qu’est la paternité et la filiation spirituelles.
Les écrits qui présentent la vie spirituelle, évoquent habituellement, la relation « paternité » et « filiation » spirituelles ou celle de « maître » / « disciple ». Ce qui m’a paru nouveau chez Légaut, et qu’il indique à maintes reprises, c’est que cette relation devient réciproque. Il parle d’une relation en profondeur où chacun, dans la dimension spirituelle est engendré par l’autre. C’est une relation mutuelle et sans hiérarchie.
¸Dans la société des spirituels, il n’y a pas de rang car chacun est unique et nul n’est comparable à l’autre. Paternité et filiation spirituelles sont des relations qui ne se fondent pas sur une hiérarchie. Aussi bien, l’homme doit nécessairement connaître personnellement filiation et paternité pour qu’au long de sa vie, il atteigne à la plénitude qui lui est propre[22].
À la page suivante, dans ce même chapitre, il ouvre aussi à une dimension très importante de la relation. Quand filiation et paternité spirituelles se sont développées, cette relation n’est pas arrêtée par la mort. La croissance spirituelle se poursuit, la présence est autre, mais active.
¸Quand la mort sera venue imposer la disparition définitive de l’un, la relation que fondent la filiation et la paternité entre eux continuera à se développer. En effet l’intelligence que l’homme a atteint de celui qui, de son vivant, lui fut si proche s’accroît à mesure qu’il grandit spirituellement. Grâce à cette intelligence, celui qui l’a devancé dans la mort, lui demeurera activement présent et ainsi l’accompagnera tout le long de la vie. Il le fera d’une manière désormais nouvelle. Différente, cette action prolongera pour l’essentiel celle qu’il avait jadis.[23]
Relation fondée par la filiation et la paternité, entre eux, ....relation féconde au delà de la mort, ....Indiquer cette dimension de ‘réciprocité’ est peu banal, elle résonne aussi de bien des manières dans l’Évangile de Jean.
La réciprocité de la relation entre soi et l’Autre - avec une majuscule – est tout particulièrement évoquée dans la prière recréée par Légaut à partir d’un texte d’un mystique de l’Inde, Gnânânanda, maître spirituel du pays tamoul[24].
Ce texte, que nous avons entendu hier soir, est de style poétique.
L’écriture poétique
Ce texte a été pour Légaut comme un appel à le recréer, en le recevant comme « une prière vraiment priée jadis par un spirituel qui s’est approché de l’universel au-delà de ce qui pouvait être vécu en son temps »[25]
Avec les mots d’un autre, il écrit , en poème, un texte « à son usage ».
O Toi qui es Toi-même
dans le fond de mon être,
donne-moi d’être attentif
dans le fond de mon être,
reçois de moi l’accueil
de mon attente ,
dans mon silence
Dans la prière tamoule (telle que rapportée par Henri Le Saux), la première stance comporte uniquement ces lignes :
O Toi qui es venu dans le fond de mon cœur,
donne-moi d’être attentif seulement
à ce fond de mon cœur
Légaut reprend à chaque stance cette structure : O Toi qui ..., donne-moi...
puis il ajoute : reçois de moi....
L‘offrande de soi’ après une première invocation, nous dit que nous sommes au cœur d’une relation de réciprocité. Elle est exprimée non en termes soi/autrui, mais moi-Toi.
Dans ce texte, le maître tamoul ne dit rien du silence. Légaut laisse la dernière ligne de chaque stance se terminer sur le mot ‘silence’, comme si c’était là qu’il voulait nous conduire. Il dit tantôt ‘dans mon silence’ ‘dans ton silence’ ‘ dans le silence’. Le silence n’est plus , à la dernière stance, ‘mien’ ou ‘tien’, c’est ‘le silence’.
Et dans le silence vient cette finale, une demande amoureuse ( ?), mystique en tout cas :
Accomplis-Toi en moi de tout mon être
(...)
Accomplis-moi en Toi de tout ton Être
Nous sommes reconduits au silence, sur l’espérance d’une plénitude.
La stance précédente nous a préparés à un accomplissement qui n’a rien d’une fin ou d’un aboutissement :
O Toi qui seul existe
dans le fond de mon être,
donne-moi de disparaître
dans le fond de mon être,
reçois de moi l’acte que je suis
en espérance,
dans le silence
On peut noter le paradoxe qu’il y a entre la demande de « disparaître » et celle d’être reçu comme « acte que je suis en espérance ».
« l’acte que je suis » est une expression très proche de la manière qu’a Légaut de nommer Dieu : « l’acte d’être ».
Comment dire mieux,
que l’accomplissement est en un Autre, qui d’abord l’a engendré ?
que devenir soi, n’est pas devenir soi-même, ni se prendre comme but,
mais devenir, en étant altéré, par Celui qui est source, en étant accompli en Lui.
La poésie peut dire, en le laissant entendre, sans le cerner, ce qui est ineffable,
ce qui est humain en croissance, sans le définir donc le limiter
ce qui est devenir soi en l’Autre.
Soulignant que la fidélité à la voie de Jésus est source d’un accomplissement pour toute humanité, il engage le chrétien d’Occident, dans la fidélité aux exigences spirituelles qui montent en lui , à s’ouvrir à la vie spirituelle de l’Orient.[26]
Dans un ultime poème-prière, Légaut évoque le temps - qui n’est plus la succession des jours – « où tout ce qui devient demeure pour toujours ». Il honore « la vie et la mort de Jésus ....l’universelle voie de l’accomplissement » [27]
***
Des échanges ont suivi entre participants.
Merci à chacun.e, d’avoir donné , par sa prise de parole , un témoignage, un écho de sa propre recherche, un signe de ce qui a fait sens dans sa rencontre avec Légaut.
***
Joseph Thomas a fait des recherches sur l’origine de la prière tamoule de Sri Gnânânanda telle que Henri Le Saux l’a rapportée :
« O Toi qui es venu dans le fond de mon coeur,
donne-moi d’être attentif seulement
à ce fond de mon coeur !
O Toi qui es mon hôte dans le fond de mon coeur,
donne-moi de pénétrer moi-même
dans ce fond de mon coeur !
O Toi qui es chez Toi dans le fond de mon coeur,
donne-moi de m’asseoir en paix
dans ce fond de mon coeur !
O Toi qui seul habites dans le fond de mon coeur
donne-moi de plonger et de me perdre
en ce fond du fond de mon coeur !
O Toi qui es tout seul dans le fond de mon coeur
donne-moi de disparaître en Toi,
dans le fond de mon coeur ! »
[1] En transcrivant cette intervention faite à la session de Pâques à La Magnanerie, je lui ai laissé sa forme orale.
[2] « L’écart et l’entre ». Leçon inaugurale de la chaire sur l’altérité. Galilée 2012.
Comment ne pas laisser venir aussi à l’esprit le concept de « vide médian » de F.Cheng...
[3] « L’autre, le semblable, le différent » René Frydman (Direction) Muriel Flis-Trèves (Direction) paru en janvier 2014 Essai PUF
[4] Devenir soi. Marcel Légaut p.27 et 28. On peut noter l’usage du mot « révélation » avec une minuscule. Ne voulait – il pas désigner ainsi une expérience qui ouvre à la vie spirituelle . Il garde ce mot ‘révélation’, très présent dans la réflexion théologique (avec une majuscule) , en s’affranchissant du sens ‘absolu’ ou uniquement transcendant qu’il a pu prendre dans certains débats...On pourrait faire la même remarque à partir de mots comme ‘annonciation’ , ‘visiter’....
[5] Travail de la Foi (édition 1989 p.75)
[6] Devenir soi et rechercher le sens de sa vie p. 21
[7] « Le lieu de l’autre. Histoire religieuse et mystique » M. de Certeau p. 45
[8] Vie spirituelle et modernité p.247
[9] « Le voyage mystique, Michel de Certeau » dirigé par Luce Giard p.36
[10] Travail de la Foi page 88
[11] Vie spirituelle et modernité page 247.
[12] Vie spirituelle et modernité (=VSM) p. 185
[13] VSM p. 142
[14] VSM page 42-43
[15] VSM p.51
[16] VSM p. 42
[17] VSM p.43
[18] VSM p. 56
[19] Introduction à l’intelligence du passé et de l’avenir du christianisme(1970). L’homme à la recherche de son humanité (1971). Mutation de l’Église et conversion personnelle (1975).
[20] Introduction à l’intelligence du passé et de l’avenir du christianisme p.7
[21] Devenir soi et rechercher le sens de sa propre vie p.26
[22] Devenir soi p. 88
[23] Devenir soi p. 89
[24] Prières d’homme p. 73 à 76
[25] Prières d’homme p. 71
[26] VSM p.244
[27] VSM p.246