À propos de l'émergence du "mouvement de foi"
Le texte de Marcel Légaut, présenté ci-après est extrait d'une note rédigée en 1982 pour accompagner la publication de son ouvrage qui allait paraître l'année suivante, "Méditation d'un chrétien du XXe siècle"… D'un "chrétien d'Occident", aurait-il tenu à préciser, en raison de l'insistance qu'il met dans cet ouvrage à redire combien le développement des sciences et des techniques a pu ébranler évidences et certitudes.
Les institutions, les Écritures elles-mêmes, qui servent de fondement aux grandes religions ont laissé voir leurs failles. Cet ébranlement a rendu possible une compréhension renouvelée de ce qu'on appelle communément "la foi". C'est aussi pourquoi il importe désormais de mieux distinguer — sans pour autant les opposer — la foi et les croyances. La foi est une activité spirituelle personnelle. Légaut en marque le dynamisme par l'expression "mouvement de foi". Les croyances ont partie liée à des convictions partagées globalement dans un groupe ; elles se transmettent par l'enseignement et requièrent une adhésion "raisonnable"…
Ce qui est intéressant dans la présentation que l'auteur fait de cette "émergence" du mouvement de foi, c'est le rôle qu'il reconnaît à des précurseurs dont les intuitions jalonnent dans l'Histoire de l'humanité les prises de conscience qui permettent "des percées vers du plus vrai qui sont aussi percées vers du plus humain".
"[…] chez les chrétiens qui en sont restés à une pratique de tradition et de discipline – pratique de simple moralité – l’heure n’est pas encore sonnée de reconnaître, d’expérience vécue, ce que le mouvement de foi comporte de transcendant par rapport à la simple adhésion aux croyances, desquelles d’ailleurs la foi a nécessairement besoin pour s’expliciter, et ainsi pour s’enraciner dans les profondeurs de l’homme. Seule la vie spirituelle peut réussir à faire faire à chacun, et d’une manière qui lui est personnelle cette distinction capitale qui assure la foi dans son originalité propre et respecte la compétence de la science dans le domaine où celle-ci a autorité. En effet, elle conduit à reconnaître que l’homme est mystère, qu’il « est » au delà de ses comportements, qu’il se situe au delà des connaissances et même de la conscience de soi qu’il pourrait atteindre. C’est pourquoi d’ailleurs l’homme est, pour l’essentiel qui le constitue, non seulement hors du domaine des sciences humaines où leurs techniques ont pouvoir, mais aussi hors de la zone où toute autorité de fonction peut s’exercer légitimement et avoir effectivement puissance.
[…] au long de l’histoire, la différence d’ordre entre le mouvement de foi et la simple adhésion aux croyances s’efforce d’émerger dans la conscience des hommes. Ainsi apparaît de même, et d’ailleurs plus rapidement grâce aux progrès des sciences et parce que la découvrir est humainement moins exigeant, la différence d’ordre entre imaginer le réel et le connaître en vérité, autant du moins que ce savoir est accessible. Sous l’action d’une certaine dérive générale des croyances, au début d’abord insensible – dérive inséparable de celle des pratiques religieuses et de l’esprit avec lequel on s’y emploie - cette compréhension se produit à son heure grâce à un cheminement personnel dû à la foi et à la fidélité chez certains êtres particulièrement profonds, puissants et conscients. De tels cheminements sont toujours solitaires. Ils se font dans l’obscurité du pas à pas quotidien. Ils sont jalonnés par des décisions capitales qui s’imposent sous peine qu’on se renie. Sinueux, ils vont sans cesse des progrès dus à la lucidité que permet l’amour de plus de vérité à des reculs dus à l’appréhension devant les dangers que recèle l’inconnu qui s’annonce… Indépendants les uns des autres jusqu’à parfois complètement s’ignorer entre eux, ces cheminements essentiellement singuliers et extrêmement divers présentent cependant quelque contemporanéité. Aussi ils ne sont pas sans être d’une certaine façon amorcés, aidés par l’action de quelque secrète connivence avec leur temps, comme si dans le déroulement de l’histoire était venue l’heure d’atteindre le but encore inconnu, commun à tous ces cheminements et duquel aveuglément ils s’approchent chacun à sa manière.
Toujours autour de chacun des êtres qui toute leur vie se sont livrés à un tel cheminement, et sous son rayonnement plus encore qu’à l’occasion des initiatives qu’il prend, certains sont interpellés dans leur profondeur, et cela bien au-delà de la conscience qu’ils peuvent en avoir. Alors, pour un temps plus ou moins long selon ce qu’ils sont, ils se sentent partagés entre la conformité aux normes des faires et des pensers qui règnent dans leur milieu, - conformisme qui leur procure la quiétude d’une conscience sans question – et ce qu'un tel précurseur des temps plus spirituels qui secrètement se préparent leur propose intimement par ce qu’il est. Certes ces hommes, perdus au milieu de la foule n’ont pas été sans avoir eu déjà quelques intuitions de ce qui les sollicite plus particulièrement en l’occasion, mais jusqu’à présent cela les inquiétait et ils s’efforçaient d’en écarter la pensée comme on fait des tentations. Aussi bien, véritable révélation en acte, l’émergence de ces intuitions où s’entremêlent doutes sur ce qui est généralement admis et lumières sur ce qui sera évident demain, est ordinairement suspectée de prime abord par l’Autorité et serait dans le présent « pierre d’achoppement » pour la plupart des hommes. Mais comme l’eau vive trouve toujours à contourner les obstacles qui s’opposent à son passage, ces intuitions, purificatrices et constructrices inséparablement, se propagent d’être à être grâce à la foi et la fidélité de ceux qui, à chaque génération les accueillent au plus intime d’eux-mêmes et chez qui parallèlement elles se développent secrètement de façon insensible et obscure. Ainsi à longueur de siècles, lesquels seront sans doute nombreux comme les millénaires innombrables qui au préalable les ont rendues possibles, ces percées vers du plus vrai qui sont aussi percées vers du plus humain, se font davantage accessibles à un nombre sans cesse grandissant d’êtres comptant parmi les plus vivants, non sans toutefois demander à chacun une activité personnelle que nul ne sait enseigner ni apprendre, dont nul ne peut dispenser.
Une telle percée ne fut-elle pas opérée jadis par Abraham dont l’histoire très inconnue semble cependant tissée de fidélités exceptionnelles ? Fidélités plus ou moins exactement rapportées comme à cette époque il était coutumier de faire, elles furent probablement comprises à contresens tant elles se montrèrent alors singulières et hors des chemins suivis en ces temps où les sacrifices humains comptaient parmi les pratiques religieuses. Quoiqu’il en soit, Abraham devint à ce titre devant les siècles « le Père des Croyants ». Cependant c’est surtout grâce à l’intelligence de la vie humaine de Jésus que peuvent être entrevues quelles dimensions comportent ces percées, véritables approches du mystère de l’homme et du mystère de Dieu. Son épopée spirituelle aussi courte que tragique, en est l’archétype unique."
Marcel Légaut, 1982
Inédit. Extraits d'un texte préparé pour Méditation d’un chrétien du XXe siècle.
Thérèse De Scott