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Traduire aide à penser. Deux suppressions qui font réfléchir

 

L'activité de traduction aide à approfondir l'oeuvre d'un auteur comme M. Légaut, qui n'est pas un « écrivailleur ». « Comprendre demande plus que lire[1] », et traduire, comme relire, invite à être attentif, à repérer, par exemple, les changements faits par l'auteur quand il révise son texte pour une nouvelle édition. Découvrir les ajouts, suppressions ou modifications (minimes ou d'envergure) incite à réfléchir. Un certain amour des mots (philologie) devient alors une éruditon qui n'est pas un obstacle mais une antichambre de la pensée (IIPAC, 195).

 

Pourquoi M. Légaut, lors de la réédition des derniers chapitres du tome II (IIPAC) dans Croire à l'Église de l'avenir (1985), a-t-il supprimé toute la première partie de « Faites ceci en mémoire de moi » et tout le chapitre sur « L'appel apostolique », respectivement  treize et trente neuf pages ? M. Légaut, qui ne reniait plus ces chapitres, a accepté ces suppresions pour ne pas dépasser les deux cents pages, faire place à une préface actualisée, centrée sur l'avenir, et être reédité (et lu) à l'époque de la « restauration » de Jean-Paul II.

 

Toutefois, ses lecteurs, lorsqu'ils liront Croire à l'Église de l'avenir et non IIPAC, ignoreront trois élements capitaux pour l'unité de l'oeuvre, déjà endommagée par la division en deux volumes.

 

 

1º) Ils ignoreront sa façon de critiquer, en 1970, l'interprétation sacrificielle de la mort de Jésus et de la « messe »; façon propre à un témoin spirituel et non pas celle d'un homme de doctrine (qu'il soit favorable ou pas à la dite doctrine) ; une façon qu'indirectement appuyait son interprétation de la « dernière cène », dont la commémoration était, pour lui (IIPAC, 323, 326), le lieu, le contexte, la situation, le rite privilegiés d'un « effort d'intériorité » dont le fruit est la réflexion sur la foi, le sens et le mystère, tel qu'exposés dans L'homme à la recherche de son humanité (1971) et dans Devenir soi (1980).

 

2º) D'autre part, la suppression du chapitre sur « L'appel apostolique » fait qu'on ignore : a) la critique de M. Légaut de la prévalence exagérée, depuis dix-sept siècles, de la forme monastique de devenir disciple et b) quelques pages fondamentales sur la substitution nécessaire d'une notion classique de « Dieu », qui est trop dépendante du paradigme monastique, un universel religieux qui leste encore l'Église. M. Légaut fut sensible aux Béatitudes, qui sont premières, à la différence des « conseils » et des « voeux ». Il prolongeait ainsi l'esprit d'Érasme (monachatus non est pietas) et il était témoin d'une expérience et d'une connaissance de Dieu vraiment laïques (au sens de personnelles et pour tous). Certaines entre ces pages omises (IIPAC, p. 342-349) aideraient aussi à réflechir sur des termes en débat actuellement (théisme, non-dualité, dualisme, monisme) et, surtout, aideraient à comprendre la grande valeur même théorique des premiers chapitres du tome I (HRH).

 

3º) Un dernièr effet dû à ces suppresions est la perte de la manière qu'a M. Légaut de proposer inséparablement l'intelligence du passé et de l'avenir du christianisme. L'élimination des éléments d'un passé encore présent laisse le futur boîteux. Une intelligence englobant le passé et l'avenir est le sol nécessaire pour vivre debout le présent d'une tradition complexe, cumulative, médiocre et imparfaite, mais à la fois vivante comme celle du christianisme : le passé s'y manifestant encore, le futur y commençant à peine ; le bien et le mal se distinguant si difficilement dans son passé et son interprétation, comme dans la conception et la gestation de son futur à l'intérieur de chacun.

 

Cette manière sage et ferme d'exercer l'intelligence englobant le passé et l'avenir est la seule qui puisse aider à ne pas être idéologique ou doctrinaire, d'un côté ou de l'autre, fixiste ou iconoclaste,  intégré ou apocalyptique, conservateur ou progressiste. Elle permet de comprendre la « merveilleuse insécurité de la foi » (IIPAC, p. 320) et la crise comme un trait intrinsèque, normal dans notre tradition ; crise dont la gravité ressemble à celles du passé. Penser qu'un jour nous puissions sortir de cette existence en crise ou en tension est une illusion (ou une croyance erronée). Le destin de Jésus et de ses disciples en tant que « chefs spirituels » nous rappelle, au long des temps, combien sont inséparables tous les éléments qui forment l'épaiseur du réel à épouser.

 

Coda : en écrivant cette réflexion, j'ai eu en tête la partie de la « méditation portant sur le passé chrétien » qui contient une affirmation universelle que je modifie un peu pour mon usage: « Il n'est plus forte sagesse que celle de l'homme de foi qui porte sa tradition sans en être écrasé ou même alourdi, la sert sans lui être asservi, croit et espère en elle sans illusion, et l'aime sans en être dupe » (IIPAC, p. 90).

                                                                                                                                                            Domingo Melero

 



[1] Voir Intériorité et Engagement, p. 61-63.