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      En France, en 1872, 98 % des 36 millions d'habitants étaient catholiques. Et envoyaient aux commandes de l'État, par les urnes, des majorités laïques voire anticléricales, sans que l'on ait réfléchi à cette contradiction. Depuis, le catholicisme a reculé. Les 18-50 ans non affiliés au catholicisme sont près de 50 %, et l'Islam, avec cinq millions de fidèles, est devenu la seconde religion du pays. Selon une enquête réalisés en 2017, l'épiscopat estime qu'un tiers d'une génération est baptisée dans les sept ans et que le taux de pratique dominicale (tous les dimanches) est de... 1,8 % (p. 16, note 15). Et de s'interroger sur le décrochage, international (au Québec, un film, Un heureux naufrage en rend compte). Pour étudier ce décrochage, Guillaume Cuchet s'attache aux Matériaux pour l'histoire religieuse du peuple français, du chanoine Boulard qui livre une « auto-analyse sociologique » sur la pratique religieuse en France dans les années 1945-1965. Un premier chapitre du livre de Guillaume Cuchet décrit cette enquête qui révèle une grande variété de situations, en particulier, les trois pôles géographiques majeurs de la France chrétienne : le grand Ouest ; l'Est lorrain, alsacien et jurassien ; le rebord sud-est du Massif central (Haute-Loire, Tarn, Lozère, Aveyron). Démêler le rural de l'urbain ainsi que les conséquences des guerres mondiales, amènerait à penser une déchristianisation antérieure aux guerres, à la politique laïque et anticléricale de la 111e République, voire, au XVIlle siècle. Immanquablement, pour Cuchet, la Révolution française porte sa part de responsabilité : « La politisation de la question religieuse a été, en France, pour toute une partie de la population, un facteur de longue durée de dévitalisation religieuse » (p. 80). Certes, demeure un attachement à la culture catholique : la géographie des dons aux « oeuvres » ou du don du sang atteste de valeurs, comme un style politique étranger aux extrêmes, des rites de passage ou l'attachement au patrimoine culturel. Toutefois, sans pratique, cette culture « s'en ira avec la seconde parce que leurs destins sont liés» (p. 84).  

 

Guillaume Cuchet analyse alors le tournant de 1965 : rupture signalée par les enquêtes de terrain de journalistes, mais que les spécialistes n'ont pas vu venir. La rupture a donc eu lieu avant 68, avant Humanae vitae, mais coïncide avec le début du concile Vatican II (1962-1965) et le début de l'application de la réforme liturgique, ce que pressentait le dominicain sociologue Serge Bonnet. Cette rupture concerne les 12-24 ans, au moment où, à contretemps, culmine une vaste politique de construction d'églises... Analysant plusieurs cas auxquels le lecteur, en fonction de son enracinement, peut se reporter (Vendée, Paris, Lille, Poitou), l'auteur conforte la date de rupture et en vient à analyser les causes : Vatican Il « qui rendait envisageable la réforme des anciennes normes ». Avec un adjectif, soudainement, qui ouvre la porte à la discussion : à cette date, la liturgie en français, faisant partie des pratiques, dans le groupe Légaut par exemple. Par contre, le peuple chrétien traditionnel ne s'y retrouve plus, et de citer Prières secrètes des Français, une étude documentée et déroutante de Serge Bonnet, sur les intentions

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de prières. La pastorale des fins dernières (ciel, enfer, purgatoire), la sortie collective de la culture de la pratique obligatoire sous peine de péché mortel, pose le passage d'une Église d'autorité (les six commandements de l'Église) à une Église d'appel. Ce passage a-t-il été préparé ? La sortie de la culture de la pratique obligatoire a lieu « à l'intérieur d'une mutation générale des formes de l'autorité dans la société — en particulier dans le domaine familial et scolaire — amplifiée par la baisse du contrôle social lié à l'exode rural » (p. 141). Le décrochage des jeunes, des 15-24 ans, a été générateur de la crise—amplifiée avec les événements de mai 68 — la communion solennelle étant la clé d'un catholicisme populaire et saisonnier, là aussi décrit par Serge Bonnet et reprise dans la thématique de la religion populaire. Le phénomène de rupture s'explique également par la fin des réserves du catholicisme rural (la fin d'une vieille civilisation paysanne et chrétienne), une moindre vitalité démographique des familles catholiques, achevant la transition démographique qui raréfie le modèle catholique (5-6 enfants) en favorisant une convergence d'un modèle à 3 enfants et, enfin, les effets religieux variables de l'immigration, catholique majoritairement jusque dans les années 1950, mais en voie de décatholicisationl.

L'historien est donc amené à situer, dans la longue durée, cette déchristianisation : il reprend le choc de la Révolution (l'État civil devient laïc, la polémique entre prêtres jureurs et réfractaires...) et estime au quart, voire au tiers la perte des pratiquants d'alors. Des phases variées alternent ensuite, avec notamment le second Empire et sa phase sulpicienne, l'imagerie de dévotion rythmant les croyances. Déclin tendanciel ou alternance de périodes de croissance et de décroissance, ou les deux mêlées ? La courbe des ordinations, entre 1806 et 1950, est à méditeur (p. 189). Avec un sommet en 1871-1875 : 56.500 prêtres ordonnés en France, soit un pour 639 habitants, un des taux les plus élevés au monde. En 1950/1850, 70 % des prêtres avaient d'abord suivi le petit séminaire. Et, au début du XXe siècle, les trois quarts des missionnaires catholiques dans le monde étaient français. Mais la tendance générale était déjà à la baisse. Et actuellement, des mobilisations identitaires réussies ne se transforment pas en mouvements de société, car inférieurs à 10 % de la masse.

Parmi les pratiques en cause, Guillaume Cuchet s'attache au sacrement de pénitence, et pointe comme un fait sociologique et spirituel majeur la « chute libre sans parachute » de la confession, notamment auprès des femmes : avec un taux de pratique de 1 %. L'effondrement est sans équivalent dans les autres indices de la sociologie religieuse, le sexus devotus fréquentant davantage la messe dominicale que la gent masculine. L'auteur propose la chronologie suivante : crise larvée dès la fin des années 1950, crise ouverte à partir des années 1960, amplification après 1968. A joué, avant tout, la sortie de la culture de la pratique obligatoire sous peine de péché mortel (p. 213), et le silence sur les « fins dernières ». La gestion chaotique du dossier de la contraception rend plutôt compte de l'évolution du groupe de pénitents fréquents qui passe de 23 % en 1952 à 1 % en 1974. À ce tableau, s'ajoute la crise des clercs : de 1945 à 1964, ils sont entre 27 à 61 par an à quitter le sacerdoce. En 1972, on parvient à 225

1 Martine Sevegrand rend compte de la « méthode Cuchet », critique son manque d'utilisation de sondages

intéressants, le fait de forcer certains chiffres : Golias, 520, 28 mars 2018.

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cas de défection, au moment où l'on passe à 195 ordinations au cours de la même année. Enfin, pour couronner cette crise, « des pans entiers de l'ancienne doctrine, considérés jusque-là comme essentiels, tels le jugement [dernier], l'enfer, le purgatoire, le démon, étaient devenus incroyables pour les fidèles et impensables pour les théologiens» (p. 245). Et d'avancer deux éléments qui ont pu jouer : la volonté d'ouverture (interconfessionnelle, interreligieuse) — et donc les interrogations sur la notion de dogme —; le tabou de la mort dans la société.

Il y a, dans ces pages vigoureuses, une interrogation qui court : le rôle du concile Vatican II (1962­1965), « cette réforme (probablement nécessaire) qui a déclenché la révolution qu'elle prétendait éviter, comme jadis les États généraux dans la France de la fin du XVIlle siècle » (p. 271).

Tout en partageant nombre des idées émises par l'auteur, constatant par ailleurs que, dans tel couvent ou telle famille bien catholique, la correspondance régulière entre un trappiste et sa mère, n'évoque à aucun moment l'existence même du Concile, force m'est de constater que Guillaume Cuchet met de côté, à part trois allusions, l'importance de la crise moderniste. Émile Poulat, dûment cité et utilisé, avait coutume de dire qu'on en connaissait le point de départ, mais pas la fin. Le simple fait que le dogme ait une histoire (et vingt siècles de christianisme, ce n'est pas rien) ne pose-t-il pas la question sur le vocabulaire utilisé au moment de son adoption, le pourquoi de son émergence à un moment précis de l'histoire ? Par ailleurs, parmi les auteurs ayant proposé leur réflexion sur le christianisme, par des tournées de conférences et des ouvrages, Marcel Légaut, tout en restant fidèle à l'Église catholique, sa « mère et sa croix », a clairement saisi la crise majeure ici décrite et analysée dans ses causes et ses conséquences. Le pape François se rendant prochainement au Conseil Œcuménique des Églises, il serait utile que l'archiviste de cette institution lui fasse parvenir, au préalable, ces Propos tenus à une session organisée en 1973 par Marcel Légaut, repris dans plusieurs ouvrages2, et que je cite pour partie :

« (...) Les problèmes que rencontre l'Église catholique en France, se poseront sans doute aussi un jour pas très éloigné, quoique sous une forme peut-être un peu différente à d'autres Églises en d'autres lieux. En France, l'Église de chrétienté se meurt, alors que dans certains pays, elle reçoit encore sa solidité du soutien de la puissance publique et des moeurs collectives. La prolifération des communautés (ou groupes) de base au moment même où le rayonnement de l'Église institutionnelle subit une éclipse grave, montre que ce n'est pas l'absence de préoccupations humaines et religieuses qui est la cause de la crise. Il ne s'agit ni d'hostilité déclarée, ni d'indifférence radicale. Cette prolifération rend manifeste la raison pour laquelle l'Église de France a échoué dans sa mission. L'Église de la chrétienté a forgé au temps de sa prospérité une « civilisation chrétienne ». Pour ce projet, elle s'est bornée à enseigner et à gouverner. Cependant l'homme est capable en puissance de beaucoup plus que d'être un membre éduqué d'une société organisée. Ses besoins et ses possibilités lui permettent et exigent de lui beaucoup plus. Aussi

2 Les titres des ouvrages de Marcel Légaut sont, à eux-seuls, évocateurs : Mutations de l'Église et conversion

personnelle (1977); Croire en l'Église de l'avenir (1985); Un homme de foi et son Église (1988).

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l'Église a-t-elle déçu des hommes parmi les meilleurs en ne correspondant pas aux aspirations, d'ailleurs plus ou moins désordonnées, qu'elle a fait naître indirectement en eux. C'est dans les pays où le christianisme a le plus efficacement civilisé et moralisé que se sont levés les anticléricaux les plus authentiques — ceux qui le sont par vitalité spirituelle. L'échec de l'Église est dû à ce qu'elle n'a pas été assez ambitieuse spirituellement, à ce qu'elle n'a pas cru en l'homme comme il convient. Elle ne lui a pas donné la possibilité, en lui montrant la voie, de devenir l'être spirituel qui est en lui de façon potentielle et sans lequel son humanité elle-même végète, s'atrophie ou même dégénère.

Pour être plus fidèle dans l'avenir à son rôle dans le Monde, l'Église doit reprendre à la base sa conception de la mission jusqu'à ce jour trop uniquement instaurée par les besoins et les possibilités, par la mentalité générale des siècles passés, aider les hommes à découvrir la profondeur et la grandeur de leur humanité, aider les chrétiens à enraciner leur foi en Jésus dans cette profondeur et à l'élever jusqu'à cette grandeur (...) »

Devenir disciple de Jésus, comprendre de l'intérieur son cheminement qui le conduit à la mort, se souvenir de lui ensemble, amène Marcel Légaut à proposer une nouvelle mission à l'évêque, appelé à animer des communautés de base : j'aurais tendance à penser que là où cela a été esquissé, le successeur, dûment nommé pour cela, a soigneusement défait l'esquisse amorcée. « Patience, patience dans l'azur, chaque atome de silence [et le silence est une des marques de la pratique de Marcel Légaut] est la chance d'un fruit mûr (...) ».

Dominique Lerch


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