« Jean Delumeau, historien de l’enfer et du paradis »
C’est par ce titre réducteur que le journal La Croix annonçait le 14 janvier 2020, le décès de Jean Delumeau le 13 janvier. A mon avis, c’était faire l’impasse sur le fait important qu’il était historien des « mentalités religieuses dans l’Occident moderne », pour reprendre le nom de la chaire au Collège de France qu’il avait détenue de 1975 à 1994. Son travail d’historien (et aussi d’anthropologue) consistait en l’étude, à différentes époques, de grands thèmes collectifs, tels que la mort, la fête, l’Autre, l’étranger, l’enfant, la foi, le temps, le corps, la pudeur, … C’est la raison pour laquelle il ne s’est jamais intéressé directement aux grands personnages de l’Eglise, aux doctrines officielles, ni aux institutions et débats théologiques.
Né le 18 juin 1923 à Nantes au sein d’une famille catholique, Jean Delumeau expliquait avoir reçu « la foi en héritage », tout en portant « un regard critique sur la religion ». Après avoir réussi un parcours académique exemplaire : concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure (lettres) en 1943, séjour à Rome (octobre 1948 - octobre 1950) à la villa Médicis, nomination en octobre 1950 comme professeur en classe Prépa au lycée Chateaubriand de Rennes. (Il s’établit définitivement avec sa famille à Cesson-Sévigné, près de Rennes). Octobre 1954 : retour à Paris pour terminer sa thèse de doctorat en histoire (obtenue en juin 1955). Reprise de son enseignement à Rennes en octobre de la même année, cette fois-ci à la Faculté des lettres, comme maître de conférences puis professeur d’histoire moderne jusqu’en 1970. Mutation à l’Université de Paris-I en octobre 1970 jusqu’en 1975, date de sa nomination au Collège de France, qu’il quittera en 1994.
Anthropologue et historien du christianisme, plus particulièrement entre le XVème siècle et la fin du XVIIIème siècle, il est certain que ce qui a valu à Jean Delumeau une grande notoriété fut son travail sur la peur, avec la parution de son livre « Le péché et la peur : la culpabilisation en Occident (XIIIème -XVIIIème siècle » (1983), qui montre à quel point la doctrine du péché originel avait été très importante, notamment en Occident où elle a été désastreuse. La peste noire qui s’était déclenchée auparavant, vers 1347-1348 et qui dura cinq ans, a été vécue comme un cataclysme par la population qui a eu la chance de survivre. Entre un tiers et la moitié de la population de l’Europe occidentale a disparu à cette époque. Pour l’esprit humain, ce fut une tragédie incommensurable : affective, économique, démographique et spirituelle. La peste noire a pu ainsi apparaître, en quelque sorte, comme une confirmation, par les faits, de la question de la culpabilité dans une théologie très marquée sur ce point par la pensée de Saint Augustin sur le péché originel.
Dans ses cours au Collège de France, Jean Delumeau avait également été conduit à prendre position sur les grands problèmes religieux qui se posaient dans le dernier quart du XXème siècle en Occident. C’est en 1977, douze ans après la fin du concile Vatican II, qu’il publie son livre, « Le christianisme va-t-il mourir ? », qui fera débat à l’époque. Interrogé en 2016 par le journal Témoignage Chrétien sur l’actualité de ce thème, Jean Delumeau note tout d’abord l’importance de la déchristianisation en France et dans une partie de l’Europe. Puis il ajoute : « Nous ne réalisons pas que la christianisation de l’Europe était beaucoup plus récente qu’on ne le pens(ait). … Il n’y a pas eu cet âge d’or de la chrétienté que nous imaginons. Cela me paraît une clé (de réponse)… Il faut sans cesse faire naître le christianisme ou le faire renaître, mais sur d’autres bases ». C’est ce qu’il avait proposé en 1977 dans son livre, dans la partie intitulée : « Les chemins de l’avenir ». Selon Jean Delumeau, l’Eglise catholique doit « redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : un groupement d’hommes de foi, libres et conscients de l’importance et des risques de leur adhésion au Christ ». A cet égard, elle devrait opérer sans délai des changements profonds : faire aboutir la réunion des Eglises chrétiennes sur la base d’un « Credo fondamental » et, grâce à des réformes « héroïques », faire régner en tout domaine une pluriformité légitime, antidote contre le cléricalisme et l’intolérance. Dans son entretien de 2016, il insistait sur une dernière réforme qui lui tenait particulièrement à cœur, celle de la place des femmes dans l’Eglise, qu’il qualifiait même de « proprement scandaleuse ».
Dans son article du 14 janvier 2020 consacré à Jean Delumeau, le journal Libération concluait que c’était « un homme (…) qui pensait que le rôle du professeur était de diffuser le savoir afin que ceux qui le reçoivent soient plus forts, plus aptes à affronter les peurs réelles et se défaire des maux imaginaires - Lire à ce propos : Rassurer et protéger (1989) ».
Jean-Jacques CHEVALIER