A la rencontre…
En cette période d’étrangeté et d’ombre, dans laquelle nous avons à vivre, tous ces mois passés et encore à venir où nous faisons des projets que nous ne pourrons peut-être pas tenir - et il faut vitalement en faire des projets (cependant) - si nous lisions de la poésie ?
Car cette étrangeté du quotidien amène parfois les objets qui nous entourent, avec les souvenirs, les émotions qui leur sont liés, mais aussi la nature, à nous être plus présents un temps que les humains. Si nous lisions donc de la poésie ?
Elle qui sait si bien en elle-même provoquer de l’étrangeté, à sa façon de bousculer la syntaxe, l’ordre des mots, les perspectives, rafraîchir les images, aviver les sensations et nous permettre de regarder sous un nouveau jour autour de nous (ou en nous) ce que l’on ne voit plus guère d’ordinaire. Laisser aussi émerger la simplicité cachée derrière l’étrange, que l’on aura ainsi apprivoisé. Et qui sait nous donner le droit et le pouvoir d’exister pleinement au cœur de tout cela, « retrouvant » alors notre « humanité », cette humanité un peu trop tenue en réserve, au secret, derrière l’abri de nos masques cache-nez, cache-joues, cache-bouche.
La poésie, en fait, se tient toute proche de nous, ce que nos « proches » et nos relations n’ont pas trop reçu actuellement, ou pas encore retrouvé, le droit de faire… Si nous allions donc à sa rencontre, à moins que ce soit elle qui vienne d’elle-même, ou qu’elle soit déjà là…
Me revient en mémoire d’une façon très « prosaïque » cette expression « aller à la rencontre », reliée à un souvenir d’enfance. Mais peut-être cela n’est-il pas seulement prosaïque mais aussi « poétique » en fin de compte, car comme le dit le poète (Mahmoud Darwich) : « la prose est la voisine de la poésie et la promenade du poète »...Dans mon souvenir il s’agit d’une promenade (!), vespérale, où ma mère, mon frère et moi-même, quittant la maison, allions « à-la-rencontre », sur la route menant à la gare, de l’autre personne de la famille, absente alors (père des enfants, époux de la mère), de retour de son déplacement professionnel hebdomadaire...
C’était une « trouvaille » que ce « on-va-à-la-rencontre !» (on n’en disait pas plus, mais chacun savait..), trouvaille de nous trois ou plutôt de nous quatre, chacun ayant sa « partie » à jouer sur le canevas de l’« attente », les enfants, fiers et joyeux sur leur trottinette toute neuve, le père sifflotant du plus loin, la valise à la main, et la mère, heureuse de ce retour qui s’annonçait. Ne pourrait-on dire que c’était un peu comme un « poème » vécu, sans le savoir, ce « moment vers... », du fait de cette « création » que nous vivions de cœur et très corporellement dans cette marche, à-la-rencontre ?
Le « moment vers », le mouvement vers, je les retrouve (comme quelque chose de familier aussi) dans les textes du poète Philippe Jaccottet, décédé fin février de cette année, né il y a 95 ans en Suisse, et ayant vécu longuement dans la Drôme, près de, ou à Grignan… Traducteur professionnellement de grands auteurs, et poète, les yeux ouverts sur le monde environnant, souvent la campagne ou la montagne drômoise.
Très présent dans ce qu’il écrit, il rend très présent ce qu’il décrit. Et cela reste présent après que l’on ait fini de lire. Dans sa poésie (ou dans sa prose) descriptive, précise, sensible, il est attentif tout particulièrement à la qualité de la lumière en ses teintes et ses nuances reflétée par les choses-mêmes vers lesquelles il va, mais à son assourdissement aussi. Toute son œuvre est traversée par le pressentiment d’une autre lumière dont la source est innatteignable. Ne nous est accessible que la trace que nous en entr’apercevons, aussi intense que furtive. C’est une forme de contemplation de ce qui se trouve au dehors de nous, dans le monde, qui nous révèle cela au plus profond de nous. Bien sûr Philippe Jaccottet ne parle que de ce qu’il voit, lui, et ressent, mais il nous l’offre d’une telle façon que celui ou celle qui le lit se sent invité à. Aller nous aussi vers… ?
« L’encre serait de l’ombre » a-t-il écrit, ce qui n’a de sens que dans cette quête sans fin, pour lui, de quelque chose qui nous dépasse, qu’il nomme souvent lumière, et de sa source le plus longtemps possible, jamais nommée. Nous poussant vers l’avant, sans fin. Et la joie malgré l’ombre...
Anne Seval