Pourquoi je suis resté catholique ? (suite 1)
La première chose qui est à la base, c'est d'avoir une vie spirituelle humaine, c'est-à-dire une prise de conscience en profondeur de notre condition, avec tout ce que ça implique d'écrasant. Car enfin, qu'est-ce qu'un homme ? Déjà dans l'Écriture, un homme, c'est l'herbe des champs… Qu'est-ce que nous sommes ? Un être qui vit 80 ans, et peut-être quelques années en plus tout de même, sur une terre, une petite terre, un aérolithe qui n'est pas tellement vieux, dans une immensité dont on ne peut pas mesurer les distances. Enfin, des choses absolument impensables, de sorte que, même sur un plan très simple, notre croyance en Dieu n'est pas si facile que ça.
La première idée que nous avions jadis, [c'est qu'] un horloger est nécessaire pour fabriquer une horloge. Mais si l'horloge n'est pas pensable, comment voulez-vous que l'horloger le soit ? C'était pourtant, intellectuellement ou pas, une façon raisonnable d'expliquer cette croyance atavique en Dieu que nous avons reçue de nos ancêtres depuis plusieurs millénaires.(1) Même pour nous, les chrétiens, est-ce que je crois vraiment en Dieu ? Voilà une question qu'il faut se poser. Est-ce que je crois en Dieu ? Je peux en connaître la définition, je peux adorer la définition. Mais est-ce que tu crois vraiment en Dieu ? Je peux adorer le concept, je peux développer, dérouler des syllogismes sur le concept. Je peux par conséquent parler de Dieu, parler de l'impensable. Si le monde est impensable, Dieu l'est davantage encore. Est-ce que tu crois en Dieu malgré cela ? Ce n'est pas évident.
Chaque chrétien doit se poser la question : si nous ne croyons pas en Dieu, qu'est-ce qui serait changé dans notre vie? Même pas la morale, tellement elle nous est, quand on est vieux, suffisamment habituelle. Rien dans nos comportements ne serait vraiment bouleversé par le fait que nous ne croyons pas en Dieu, parce que nous sommes moulés par la société et, dans la mesure où nous n'avons pas découvert notre propre singularité, nous sommes beaucoup plus soumis aux déterminismes qui pèsent sur nous du dehors que inventés par notre fidélité fondamentale de la foi et que la vie spirituelle nous permet de découvrir.
Pourquoi est-ce que je continue à croire en Dieu ? Je continue à croire en Dieu malgré que toutes les représentations, toutes les raisons par lesquelles je croyais en Dieu jadis, se trouvent épuisées d'une manière ou d'une autre.
Dans nos églises, nous récitons : je crois en un Dieu tout-puissant ; nous le disions jadis en latin et même en chantant. Dans notre religion, nous nous contentons de verbaliser. Là où jadis on disait des choses vraies, réelles, nous nous contentons de verbaliser. Nous chantons ou nous disons : je crois en un Dieu tout-puissant. Personne d'entre nous ne le croit, et tous, nous le disons ensemble.
Il n'y a pas que cela, parce que l'univers mental dans lequel nous sommes est tout à fait différent de l'univers mental des Ecritures, de la doctrine, de la loi. Il nous faut faire des transpositions. Si nous ne faisons que recevoir en obéissant, si nous ne retrouvons pas en nous la même énergie spirituelle qui invente pour notre temps ce qui était authentique jadis, mais qui ne peut plus l'être maintenant, alors nous ne faisons que nous habiller de notre religion. Tous les habits sont prêts actuellement à devenir des défroques. Le résultat, nous le voyons : incontestablement, notre christianisme en Occident n'est pas en train de trouver son second souffle. Il s'efforce actuellement, plus ou moins vainement, de s'habiller comme on s'habillait jadis, puisque jadis c'était bien ainsi qu'on s'habillait.
Vous voyez, dès le commencement, et tout au long de notre vie, il y a des questions insolubles, cruelles, qui ne supportent pas de réponses définitives par le fait même qu'il nous faut inventer les choses. C'est à longueur de vie que, petit à petit, on approche progressivement, sans jamais y arriver, d'une réponse qui soit suffisamment satisfaisante pour qu'elle nous nourrisse vraiment et qui ne soit pas pour nous au contraire ce qui nous assoupit, qui nous rassure, qui nous donne la paix. Car la vie spirituelle n'est pas faite pour donner la paix, elle est faite pour donner la joie, ce qui est tout à fait différent.
Marcel Légaut, Le Seuil Belgique février 1989 (suite 1)