Pourquoi je suis resté catholique ? (fin)
Tout à l'heure, je vous ai dit que l'Église ne supporte pas facilement les gens qui ont beaucoup de caractère et qui, même s'ils sont vraiment spirituels, tiennent des propos ou bien ont des initiatives qui ne correspondent pas aux directives épiscopales ou papales. Il n'y en a pas beaucoup.
Je ne suis qu'un simple laïc. Alors, il est beaucoup pardonné aux simples laïcs, mais c'est une raison pour laquelle on peut pécher, ou il faut pécher. Beaucoup de ceux qui sont dedans, parce qu'ils sont particulièrement a(entifs à ce qui se passe dans l'Église, et qu'ils en souffrent, ou bien qu'ils ont des situations où ils sont en porte-à-faux sur ce qu'ils vivent parce que ce qu'ils disent ou ce qu'ils font n'est pas en correspondance avec ce qu'ils sont, d'une manière ou d'une autre, à pas feutrés, ils disparaissent. Je ne veux pas du tout leur lancer la pierre. Je pense que, contrairement à ce qu'on dit, dans le sens de ce que je vous disais tout à l'heure, que certains d'entre eux devraient avoir ou peut-être pourraient avoir la mission de rester dedans jusqu'au bout, sachant très bien qu'ils seront vaincus mais c'est de cette façon, en étant vaincus, qu'ils apportent à l'Église ce qu'elle ne veut pas recevoir, laquelle je dirais accueillera lorsqu'elle sera maîtresse de sa propre décision.
D'une façon très générale, on ne reçoit que d'un plus pauvre que soi. Il faut une certaine pauvreté sous la forme d'échec ou d'une marginalisation pour que l'Église puisse nous recevoir. C'est pour cela qu'un simple laïc peut le faire à condition qu'il passe par la porte étroite du sacrifice de sa propre vie. Alors tous les autres qui s'en vont à pas feutrés, ça fait une énorme assemblée. Nous rencontrons constamment des gens qui ont une vie spirituelle profonde, qui croient vraiment, ça les marque dans leur vie, et dans une certaine mesure ne pratiquent pas. Tout cet ensemble est en train de grandir d'une façon très importante parce que nous sommes dans une période religieuse, vu que l'instabilité de la société dans laquelle nous vivons, nous oblige d'une manière ou d'une autre à nous poser des questions fondamentales, comme celle que je vous disais tout à l'heure : pourquoi est-ce que je suis resté ? Et ceux qui se posent ces questions, il y en a quelques-uns qui y échappent, mais d'autres, ça les pousse à un développement spirituel qu'ils n'auraient peut-être pas eu dans des conditions plus ordinaires.
C'est une immense société qui est en train de se développer, c'est ce que j'ai appelé en liaison avec ce que Teilhard de Chardin appelle la noosphère et la biosphère. Alors moi, j'ai formé un nouveau mot qui s'appelle la « fidéisphère », des gens qui croient mais qui n'ont pas de pratique et qui dans une certaine mesure se refusent à faire partie d'une Église. Je pense que c'est, au moins pendant une certaine période, quelque chose qui va être très important pour la préparation de ce qui va venir plus tard parce que, pour ma part, je suis convaincu que l'Église de demain naît à un endroit où on ne l'attend pas. Je pense qu'elle naîtra dans un endroit où précisément on ne parlera plus de Jésus pour que, d'une certaine façon, il naisse.
Je ne peux pas préciser du tout mais par certains côtés sera ce(e mutation de l'Église dont je parle un peu dans mes livres et qui ne peut pas être déduite logiquement, continûment, de ce qui se passe actuellement. C'est ce que j'appelle la « fidéisphère ». Le vertige dont on peut être pris, c'est de se demander, pour vraiment croire, comment une société absolument inorganisée peut se perpétuer. Humainement parlant, c'est impossible. Parfois, on peut dire : filiation et paternité spirituelle au moins pendant un certain temps sans qu'il y ait la moindre obligation, il y a une communication essentielle de la foi et dans une certaine mesure ça peut se perpétuer. Mais à mon point de vue, c'est une solution très instable. Il faut d'une façon ou d'une autre que ça rentre comme ça peut selon les conditions dans des structures nouvelles. C'est pourquoi, comme je vous le disais tout à l'heure, n'absolutisons pas nos structures parce que sitôt qu'on les absolutise, on ferme la porte à l'activité créatrice qui perme(rait de trouver d'autres structures. C'est pourquoi relativiser l'Église, ce n'est pas du tout la détruire, c'est lui donner la liberté de ne pas être trop déterminée par tout ce qui jusqu'à présent était sa règle de conduite, que l'avenir ne soit pas trop lié dans son invention à ce qui s'est passé, à ce qui se serait passé dans le passé.
Marcel LEGAUT Le Seuil, Belgique (février 1989)