Pourquoi j'ai quitté l'enseignement ?
Châlons, le 24 octobre 1963
On fait des techniciens, mais on sait de moins en moins ce que c’est que de faire un homme. Or, nous n’avons qu’une vie. La technique ne nous suffit pas et, si elle nous suffit, nous sommes déjà des hommes ratés. C’est la raison pour laquelle je suis parti, j’ai quitté l’université. En réalité, je ne voulais pas quitter l’université, je voulais rester professeur mais donner à mes étudiants, en même temps que les premiers départs dans la faculté, des possibilités humaines qu’on ne rencontre pas en fac. On pourrait peut-être, (et encore !) au moins abstraitement, et si les professeurs étaient des gens vivants (ce n’est pas toujours le cas), à travers les disciplines littéraires, philosophiques... leur donner une expérience de la vie concrète, réelle, qui les aiderait à être des hommes. Mais ce n’est pas à travers les mathématiques ou la physique qu’on fera des hommes. J’étais professeur de mathématiques ... par passion de jeunesse.
Incontestablement, pour pouvoir faire des hommes à partir des mathématiques, il fallait qu’ils fassent autre chose. Et j’ai pensé que le travail manuel, et en particulier le travail paysan (qui n’est pas nécessairement sous le signe de l’esclavage), un travail d’homme libre, était particulièrement favorable pour contrebalancer ce qu’il y a d’abstrait et de purement technique dans l’enseignement des sciences. Ça pouvait se concevoir en 1940-45 quand l’administration était un peu par terre et que les gens ne savaient plus très bien à quel saint se vouer. Par conséquent, ils n’avaient pas d’idée trop précise sur ce qu’ils devaient faire, mais à notre époque, ces choses sont tout à fait impensables. De sorte que je peux vous paraître tout à fait farfelu quand je vous dirai que je suis berger. C’est d’ailleurs la dernière chose que je vous conseille de faire. C’est aussi la dernière chose qu’on peut imaginer quand on est simplement sur le plan où vos écoles vous mettent, où tout le milieu dans lequel vous vivez vous laisse ou vous appelle. Vous serez de bons techniciens. Mais je vous souhaite de devenir des hommes, car je suis intimement convaincu que vous ne le deviendrez pas en faisant simplement des études techniques sur telle ou telle chose qu’on vous enseigne ici ou ailleurs.
Je ne fais pas particulièrement le procès de votre école, toutes les écoles sont de ce genre.
C’est la raison de mon départ. Ce qui l’a déclenché, (car je ne l’ai pas trouvé tout seul, j’étais un mathématicien fort abstrait pendant un certain nombre d’années) c’est la guerre. Il y a des gens pour qui il faudrait probablement une bombe atomique pour les changer. Il y a des gens qui ont conservé la même mentalité, les mêmes aspirations, la même philosophie de la vie en passant par les événements de la guerre de 1940. Il ne faut pas trop les admirer ni les envier, mais ils existent. Mais quand on a assisté à la guerre de 1940, - non pas "la drôle de guerre" du départ qui permettait aux officiers en particulier (j’en étais un) de prendre du poids, de la graisse... je parle de la guerre proprement dite - quand on a vu ce qui s’est passé à ce moment-là, on en est fortement changé et on se dit : ça ne marche pas ! Si je suis ce que je suis, dans des conditions de ce genre, croyant être beaucoup mieux lorsque je n’ai rien de spécial à faire, si les gens que je vois autour de moi ont l’air si convenables lorsqu’ils sont dans une situation normale mais sont si lamentables lorsqu’ils sont dans des situations un peu difficiles ou vraiment difficiles, c’est que toute cette nation a besoin d’une entière refonte dans ses membres pour pouvoir mériter d’exister.
C’est pour cette raison qu’après l’armistice, j’ai été au ministère pour essayer de faire comprendre ça (je ne le leur ai pas dit ça comme ça, parce que ça leur aurait fait trop de peine), je leur ai dit un petit programme intermédiaire. Le directeur de l’enseignement supérieur m’a dit : vous faites une crise d’agriculture ? Est-ce que vous avez des rentes ? J’ai répondu : je n’ai pas de rente (j’en ai eu heureusement après). Il m’a dit : vous feriez mieux de rester tranquille. Enfin, j’avais quelques amis au ministère à ce moment-là. On m’a dit : on va vous faire faire un stage d’ouvrier agricole, (je ne connaissais rien à l’agriculture, je ne suis pas fils de paysan, je suis né à Paris), et puis on vous donnera tout de même un demi-traitement de professeur de faculté. Pour un ouvrier agricole, ça se présentait assez bien. (à suivre)
Marcel LEGAUT Topos de Granges (été 1963) Ed. Xavier Huot