Rencontre avec Jésus-Christ (3)
Le messianisme, le Christ Messie, qui a joué un si grand rôle dans la prédication apostolique après la mort de Jésus, n'a probablement joué qu'un rôle extrêmement réduit pendant qu'il vivait avec ses disciples. Je suis toujours frappé pour ma part par la différence d'esprit, de mentalité, de doctrine, qui existe entre la prédication des premiers apôtres que nous rapportent les Actes des apôtres et l’esprit de l'Évangile. Je suis un vieux sceptique et je n'arriverai jamais à croire que St Pierre, le jour de la Pentecôte, ait pu faire des sermons comme il en aurait fait [selon les Actes], où se trouve déjà exprimée toute une doctrine non seulement messianique mais rédemptrice. Je ne suis pas exégète, je n'ai d'ailleurs ni la possibilité ni le désir de l'être, mais j'ai tout à fait l'impression que ses topos, ses conférences, ses élans oratoires que nous rapportent les Actes des Apôtres, sont la conséquence d'une élaboration doctrinale qui a demandé des années. On a mis, à mon sens, dans la bouche de Pierre en particulier, des éléments doctrinaux qui n'ont été acquis que beaucoup plus tard. Enfin, c'est pour vous dire qu'on a beaucoup plus parlé du Christ-Messie après la mort de Jésus qu'avant ; et que très probablement, Jésus ne s'est laissé appeler ainsi que parce que cela favorisait ses desseins d'une certaine manière, mais il le faisait avec une extraordinaire discrétion car, si ça l'aidait d'un côté, ça menaçait terriblement par un autre la construction spirituelle qu'il voulait amorcer.
Au fond, les raisons profondes qui attachèrent quelques hommes à Jésus pendant qu'il vivait avec eux, ne sont ni les miracles ni les prophéties. C'est le rayonnement personnel qu'il pouvait avoir auprès d'eux. C'est que lorsqu'il parlait, il était en train de se dire. Je crois que c'est assez peu courant de considérer les paraboles, non pas comme un enseignement, mais comme une manière pour le Christ de se dire lui-même. Dans les paraboles, Jésus se dit autant qu'il enseigne. Je dirai même que c'est précisément parce que, dans les paraboles, il ne fait pas qu'enseigner mais qu'il se dit, qu'il a une telle autorité. Quand on l'écoutait, on disait « qu'il parle avec autorité ». Ce n'était certainement pas l'autorité des scribes et des docteurs, ce n'était pas une autorité déléguée par quelque mission que lui aurait confiée l'autorité religieuse de cette époque. C'était une autorité personnelle. Sans doute, Jésus était très conscient de sa mission et il parlait avec l'autorité de quelqu'un qui se sait envoyé. Ceci est déjà exact mais, me semble-t-il, il parlait encore avec une autorité convaincante parce que, lorsqu'il parlait, il se parlait, il se disait. Et dans la mesure où il se découvrait aux autres, ses auditeurs se découvraient eux-mêmes. C'est précisément parce qu'ils se découvraient eux-mêmes que les disciples adhéraient à Jésus. Le grand miracle, ce ne sont pas les miracles extérieurs, c'est que le Christ a su donner l'occasion à ceux qui étaient autour de lui de se trouver et de se nommer.
Essayons de partir de cette donnée. Depuis vingt siècles, les chrétiens, lorsqu'ils entrent dans l'Église et quand ils adhèrent à la doctrine, essaient plus ou moins vigoureusement de découvrir la personne de Jésus. Cette année, j'ai été invité au petit séminaire de Montbrison où se préparent des jeunes garçons dont quelques-uns au moins désirent entrer au grand séminaire et devenir prêtres. J'ai pu parler très directement, très intimement même, avec des professeurs. Ils m'ont dit : « Nos enfants se posent la question de savoir s'ils ont la vocation. Or une des difficultés essentielles pour qu'ils sachent vraiment ce qu'est la vocation vient du fait qu'ils sont déistes avec le Christ, c'est-à-dire que le Christ est pour eux un Dieu et non un homme qui les appelle. Ils s'adressent au Christ comme ils s'adressent à Dieu ». En définitive, on leur a tellement dit que le Christ est Dieu avant de leur découvrir qu'il était un homme, avant qu'ils puissent découvrir ce qu'est un homme, avant qu'ils puissent approfondir ce qu'est un homme, que le Christ est Dieu. Pour eux, être chrétien, c'est dire que le Christ est Dieu et ils s'adressent au Christ comme ils s'adressent à Dieu.
Or, dans la mesure précisément où Dieu est l'inconnaissable, l'insaisissable que l'on n'atteint que par des biais tout à fait insuffisants qui ne donnent aucune sécurité, qui n'affirment en aucune manière, qui ne trouvent pas une amorce bien profonde dans ce que nous sommes, leur vocation se trouve pour ainsi dire en l'air, presque en porte-à-faux.
Marcel LEGAUT 1963
Archives Jean Ehrard