Rencontre avec Jésus-Christ (5)
C'est à la suite de Nietzsche qui a dit que Dieu était mort que les croyants ont dit : « Puisque Dieu est mort, bientôt les hommes mourront ». De fait, le respect de la personne est singulièrement menacé par la mort de Dieu. Je pense que ce chemin conduit de la mort de Dieu à la mort de l'homme dans sa dignité individuelle, de telle sorte qu'on ne considère plus l'homme que comme un élément passager, inter-changeable, d'une œuvre collective qui s'édifie progres-sivement à travers le monde. Ce passage de la mort de Dieu à la mort de l'homme doit être démonté.
Pour ma part, je suis intimement convaincu que, lorsque les hommes se mettront à vraiment redécouvrir l'homme, ils redécouvriront Dieu. Dieu est au bout de la découverte de l'homme. Être chrétien, c'est être disciple de Jésus-Christ. Pour être disciple, il ne faut pas simplement croire qu'il est Dieu, il faut le découvrir dans son humanité. Pour le découvrir dans son humanité, il ne suffit pas de savoir ce qu'il a fait mais de comprendre l'esprit intérieur avec lequel il a vécu, de comprendre les raisons profondes qui l'ont conduit à la mort.
Je pense que les chrétiens qui se souciaient de devenir disciples de Jésus, et pas simplement d'être membres d'une société comme l'Église ou adhérents à une doctrine, se sont efforcés de faire le même chemin que les premiers disciples, ceux qui vivaient avec le Christ. Ils se sont efforcés aussi d'entrer dans la mentalité des premiers apôtres, des évangélistes, de St Paul en particulier qui s'est efforcé de joindre d'une manière vivante son passé d'israélite avec son présent de disciple, d'apôtre de Jésus. Pendant des siècles et c'est encore comme ça, nous pensons que c'est à travers la compréhension de ce qu'ils ont vécu, à travers l'intelligence des systèmes qu'ils ont édifiés, que nous arriverons à découvrir vraiment Jésus.
Pour ma part, je pense que, de même que les miracles, les prophéties et l'espérance messianique sont pour nous plus un obstacle à notre foi qu'une aide, de même le judaïsme de cette époque ne nous touche pas d'une manière très profonde et, par certains côtés même, nous gêne parce que nous sentons bien qu'il y a en Jésus un universalisme qui dépasse de beaucoup les horizons de l'universalisme juif tel que l'ont conçu les prophètes. Nous comprenons, nous avons l'intuition que, s'il était nécessaire que le Christ s'incarne chez un peuple donné, préparé par une histoire particulière, il est vraiment le Christ de tous les hommes et il est nécessaire que d'autres civilisations, d'autres peuples, se préparent à leur manière à découvrir eux-mêmes le Christ par leur progrès spirituel.
Vouloir s'intéresser d'une façon toute particulière à la gé-néalogie physique, physiologique, de mentalité, de civilisation, qui a préparé le Christ, c'est se replier sur la conception universaliste qu'avait le judaïsme, une concep-tion extrêmement totalitariste, et abandonner l'univer-salisme que nous pressentons et que nous n'avons encore jamais atteint par le fait même que c'est un universalisme qui dépasse de beaucoup toutes les possibilités de réalisation que nous pouvons avoir en société.
Alors quel est le chemin que nous devons prendre ? Nous pouvons dire d'abord que nous ne pouvons pas être vraiment disciples de Jésus sans avoir déjà vraiment vécu. Certes l'Église nous aide à vivre, la doctrine de l'Église nous aide à vivre, mais il faut que nous ayons vraiment vécu personnellement pour devenir disciples. Plus nous aurons vécu, aidés par l'Église et par sa doctrine, plus nous serons capables d'entrer dans l'intériorité de Jésus.
Par conséquent, pour être disciple de Jésus, il ne faut pas tellement s'attacher, me semble-t-il, aux raisons extérieures qui ont aidé les premiers chrétiens à le connaître. Ces raisons extérieures n'étaient déjà pas suffisantes pour eux, il fallait qu'ils aillent au-delà pour découvrir le Christ. Ces raisons extérieures le sont encore bien moins pour nous, pour la bonne raison que vingt siècles nous en séparent et que notre mentalité est absolument différente de celle d'il y a vingt siècles car nous avons une formation intellectuelle, en particulier scientifique, qui nous interdit absolument d'avoir des évidences spontanées, les candeurs mêmes, que pouvaient avoir nos anciens quand ils adhéraient par le dedans à Jésus. Ils adhéraient réellement mais par des moyens, par des biais, par des médiations qui étaient au fond, semble-t-il à nos yeux, des candeurs. Nous sommes beaucoup plus exigeants qu'eux. Nous avons besoin de beaucoup plus de vérifications, de certitudes pour vraiment croire en Jésus. Et dans la mesure où nous nous dispensons de ces certitudes, de ces vérifications, par bonne volonté, par docilité ou par paresse, il y a en nous un manque de puissance manifeste. Peut-être cette paresse, que les chrétiens ont connue depuis vingt siècles en se contentant d'exploiter le trésor initial sans y ajouter de leur propre cru, de leur propre travail, de leur propre découverte, explique que le christianisme de notre époque soit aussi peu vivant. C'est une nécessité dans l'Église de relire non seulement l'Évangile mais les Pères de l'Église, cette littérature abondante qui se trouve religieusement confinée dans les bibliothèques des séminaires et qui est fort peu lue, quoique fort utilisée dans les références. Mais c'est une erreur de croire que cela suffit. À part quelques grands théologiens ou quelques grands saints, il y a chez nous beaucoup plus de répétition que d'invention, mais la répétition n'est pas une invention, ce n'est même pas une fidélité. Les vrais fidèles, ce sont ceux qui inventent et qui, par conséquent, ne répètent pas. S'il y a si peu de disciples de Jésus en définitive, c'est qu'il y a beaucoup d'écoliers et très peu de chercheurs. Il y a beaucoup de gens qui enseignent ce qu'on leur a enseigné et il y a peu de gens qui témoignent de ce qu'ils ont eux-mêmes découvert. La vitalité de l'Église est beaucoup plus conditionnée par la puissance de ceux qui cherchent et qui découvrent et qui par conséquent témoignent, que par l'exact enseignement de ceux qui ne font simplement qu'enseigner. Aussi ne faut-il pas s'étonner que nos jeunes séminaristes soient déistes vis-à-vis de Jésus, puisqu'ils n’ont pas encore vécu ni peut-être jamais rencontré quelqu'un qui leur parle de Jésus autrement que dans les chapitres d'un livre d'enseignement, puisqu'ils se sont efforcés de connaître Jésus par des moyens scolaires qui ne sont qu'une répétition appauvrie des moyens qui ont pu être.
Marcel LÉGAUT 1963
Archives jean Ehrhard
Ed. X. Huot Cahier n° 8, p.66