Rencontre avec Jésus-Christ (10)
Il nous faut prendre conscience des méfaits de la société, elle nous fabrique des masques, elle nous moule du dehors, elle nous utilise, elle ne conçoit nos individualités que comme des moyens. Il faut découvrir les méfaits de la société organisée pour comprendre l'originalité essentielle de ce que Jésus a apporté. Certes, Jésus était original en son temps du fait que le peuple juif était une réalité religieuse en tant que peuple, beaucoup moins en tant qu'individu. Bien sûr, les prophètes avaient déjà insisté sur la valeur individuelle de chacun et eux-mêmes, par leur mission, s’étaient individualisés par rapport au peuple.
Donc la prédication de Jésus n'était pas quelque chose de spécifiquement original mais elle va beaucoup plus loin. Elle va tellement plus loin que nous commençons à peine à la découvrir et c'est grâce à cette découverte que nous pouvons, à notre manière, en suivant notre temps, avec notre mentalité, faire un chemin semblable à celui qu'ont fait ceux qui ont eu la grâce, une grâce dangereuse, une grâce précaire, de vivre avec Jésus, il y a vingt siècles. Quand je vous entends chanter : « Le Seigneur est mon berger » par exemple, si vous étiez bergers, cela aurait peut-être une signification. Cela n'en a pas pour moi parce que ça suppose une civilisation pastorale qui n'est pas du tout la nôtre. On peut se demander si on chante ces psaumes parce qu'on est chrétien ou si on les reprend pour être chrétien. Est-ce que c'est pour cultiver la piété ou bien est-ce que c'est le fruit de la piété ? En réalité, ce n'est ni l'un ni l'autre ; c'est à cause du mouvement biblique actuel.
Je voudrais vous faire une méditation sur la messe parce que vraiment c'est notre rocher ; l'eucharistie est notre rocher. Or nous sommes en train de lui mettre des oripeaux semblables au costume doré dont nous recouvrons les statues de la Vierge pour la trouver plus admirable. Je vais vous expliquer ce que je veux dire par là. Quand j'assiste à la messe, je la sers en général. Quand le prêtre commence et que je lui réponds, vous vous mettez à chanter très pieusement et très dignement le psaume de l'introït qui est un petit morceau d'un psaume beaucoup plus long. Pendant toute la messe, vous chantez beaucoup de choses qui sont très belles d'ailleurs mais qui n'ont rien à voir avec la messe. Je comprendrais très bien cette façon de faire pour la messe des catéchumènes, par exemple. Ces psaumes, qui sont très beaux, ne sont pas adaptés à notre mentalité. Nous vivons sur le passé parce que nous n'avons rien à nous mettre sous la dent dans le présent. C'est très grave ce que je vous dis parce que nous nous nourrissons d'une nourriture qui nous empêche d'avoir faim. Il faudrait que nous ayons faim pour trouver une vraie nourriture. Nous avons une nourriture qui a été utile jadis mais l'est beaucoup moins maintenant. Je vous dis peut-être des choses un peu fortes mais, en vérité, c'est vrai (…)
Au fond, vingt siècles nous séparent de Jésus et nous tenons encore un peu le flambeau qui nous permet de nous souvenir de lui. Nous parlons de lui certes, mais nous parlons surtout de la doctrine, nous parlons surtout de l'Église. Au fond, nous parlons très peu de lui, réellement, personnellement, parce qu'il est difficile de se souvenir pendant vingt siècles d'un homme comme lui, même si nous croyons qu'il est Dieu. Si nous croyons qu'il est Dieu sans être véritablement entré dans son humanité, cette humanité s'évapore au contact de sa divinité. Et pourtant, c'est une chose capitale. Je ne conçois pas de vocation solide, féconde, dont le développement dépasse les espérances du départ, si on n'a pas, dès le commencement, fait une découverte très personnelle de ce qu'est Jésus, au-delà de toute dévotion, au-delà de toute Écriture. En définitive, pour connaître Jésus, nous avons deux voies, deux moyens, nous avons l'Écriture et nous avons nous-mêmes. C'est dans la mesure où nous nous découvrons nous-mêmes que nous pouvons découvrir Jésus. Je dis peut-être des choses un peu fortes mais, pour bien comprendre l'Évangile, pour bien comprendre l'Écriture, il faut déjà se connaître un peu soi-même. La connaissance de soi, de soi pas de l'autre, avec toute l'intériorité que cela suppose, avec toute la persévérance que cela suppose, est indispensable pour comprendre l'Écriture autrement qu'en exégète et pour comprendre aussi Jésus-Christ. (Fin).
Marcel LÉGAUT 1963 Archives Jean Ehrhard
(éd. Xavier HUOT Cahier 8 tome 1 p.69-70)