Dans une tribune publiée le lundi 17 avril 2023 dans le quotidien La Croix, Jean-Louis Schlegel, philosophe, sociologue des religions et directeur de rédaction à la revue Esprit, écrivait : « À peine la nouvelle de sa mort avait été annoncée que des dizaines de messages de sympathie la relayaient sur les réseaux sociaux. Presque tous les internautes rappelaient une rencontre personnelle marquante avec Jacques Gaillot, l’ancien évêque d’Évreux »,relevé de ses fonctions le 12 janvier 1995. Celui-ci « a été, pour beaucoup, une présence sans pareille, la grâce d’une belle rencontre, dont ils ont eu le sentiment de sortir heureux et meilleurs. ».
J’ai découvert, en réalité, la personnalité de Jacques Gaillot et les combats qu’il a menés, moins dans les articles de presse, qu’en lisant une interview qu’il a donnée (date non précisée), à l’invitation de la Conférence Catholique des Baptisé-e-s Francophones (CCBF), relatant son parcours, depuis son service militaire, accompli, entre mai 1957 et août 1959, durant la guerre d’Algérie, jusqu’à l’année de son interview.
À sa sortie du peloton d’élève-officier de l’école militaire d’infanterie de Cherchell en Algérie, il a opté pour les Sections administratives spécialisées (SAS). Détaché à Sétif (c’est de cette ville qu’est parti le 8 mai 1945, le soulèvement réclamant l’indépendance de l’Algérie), le préfet l’a nommé à la SAS de Maoklane (depuis, Commune de Bougaa), qui comprenait une trentaine de villages. Il était chargé, avec l’aide de 30 moghaznis (supplétifs algériens de l’armée française, devant assurer la protection des SAS et de la population), d’une mission de pacification : maintenir des liens avec la population rurale, aider les maires dans le fonctionnement des communes (écoles, entretien des pistes, acheminement de l’eau, infirmerie, bureau postal), accueillir toutes les personnes qui se présentaient à la SAS pour être écoutées.
Dans ce travail à la SAS, deux évènements l’ont marqué :
1) pour la première fois de sa vie, il découvrait l’islam. Un évènement qui sera décisif pour lui qui n’avait encore jamais rencontré de musulmans, alors qu’à Maoklane, il n’était entouré que de musulmans. Au village, dit-il, « la population m’apprivoisa. Il fallait du temps, car j’étais un étranger, qui, au surplus, portait l’habit militaire. J’ai compris que je n’étais pas chez moi mais que j’étais chez eux ! Ils ont compris que j’étais là pour eux. Ils m’ont accepté comme un frère ». À partir de là, des liens d’amitié se sont créés. « Il a fait un service militaire rude et passionnant avec eux. Les habitants de la SAS de Maoklane étaient fiers que je me destine à être prêtre ».
2) « Le second évènement a été la découverte de la guerre ». Jacques Gaillot a été confronté à la violence. Il ne faisait pas la guerre, mais l’armée était présente partout. Il y avait des opérations militaires, des ratissages, la torture. C’était une guerre coloniale et il se demandait comment réagir et lutter contre cette violence qui ne réglait rien … « Je refusais la violence. Je m’initiais à une pratique de la non-violence sans trop savoir où je m’orientais ».
Après 28 mois de service militaire, il a regagné la France avec le sentiment que l’Algérie serait indépendante un jour. « Plus que jamais, aujourd’hui, cette connaissance de l’islam est indispensable », souligne t-il dans son interview.
Après l’Algérie, il a repris ses études et a été envoyé au séminaire français de Rome à l’époque du pontificat de Jean XXIII qui « apportait un nouveau printemps à l’Église catholique ». Puis, il est retourné dans son diocèse au Grand Séminaire de Langres (Haute-Marne) pour y être ordonné prêtre en 1961. Puis, il a passé une nouvelle année au séminaire français de Rome. Il en est reparti au moment où s’ouvrait le Concile. Il raconte qu’il a eu « cette chance d’être un prêtre du Concile apprenant à s’ouvrir au monde ».
Il y a eu quelques années après, mai 1968. Comme il le dit « C’était un raz de marée qui nous a tous bousculés ». Il était à l’époque, professeur au Grand Séminaire de Reims (ville dont François Marty était l’archevêque). « Dans les nombreuses rencontres, personne n’avait peur de personne. On était tous à pied d’égalité … La parole circulait librement. Ces moments-là sont rares. » Mais tous ces moments, selon Jacques Gaillot, « annonçaient un avis de tempête … pour les évêques, notamment : des prêtres se mariaient, les séminaires se fermaient, les églises se vidaient de leurs fidèles… J’ai compris que le Concile Vatican II était un commencement et qu’il fallait entrer en dialogue avec la société moderne… Nous avions à nous convertir pour pouvoir innover et créer, et aller plus loin que nous ne l’avions imaginé… Je rêvais que dans l’Église (catholique) en France, des communautés chrétiennes, avec leur évêque, puissent prendre l’initiative d’appeler au ministère presbytéral des hommes ou des femmes d’expérience, mariés ou pas, ayant un travail, une profession. Pour un temps donné ».
Jacques Gaillot a été nommé évêque d’Évreux en 1982. Dans son nouveau ministère, il pensait sans hésitation pouvoir continuer sur sa lancée, à privilégier l’option préférentielle pour les pauvres. Il avait en mémoire les paroles de Mgr Romero, assassiné en 1980, pour s’être résolument placé du côté des opprimés : « C’est à partir des pauvres que l’Église pourra exister pour tous, et qu’elle pourra aussi rendre service aux puissants à travers une pastorale de conversion, mais pas l’inverse… ».
Très rapidement, Jacques Gaillot a compris qu’une partie des catholiques n’était pas encore prête à faire ce choix. Quand, au lieu, d’aller à Lourdes présider le pèlerinage diocésain, il part brusquement en Afrique du Sud visiter un jeune coopérant d’Évreux incarcéré dans ce pays pour avoir manifesté contre l’apartheid, des chrétiens lui reprochent ce choix en lui rappelant que le pape l’avait nommé pour qu’il s’occupe des chrétiens et non des communistes (les parents du jeune coopérant étaient militants communistes !). À partir de ce jour, il devint pour certains « l’évêque rouge ».
Cependant, il ne s’est pas découragé. « J’ai essayé partout d’éveiller, d’appeler, de mettre en route, de responsabiliser. J’ai lancé des lieux de formation comme « l’École des ministères ». Quand, dans des paroisses rurales, un prêtre partait (…), je ne nommais pas de remplaçant. Le vicaire épiscopal réunissait les chrétiens de la paroisse pour évaluer la situation et définir ensemble l’avenir. Les chrétiens comprenaient alors qu’ils étaient l’Église dans ce lieu donné et s’y sentaient responsables. J’entrevoyais beaucoup de nouveaux ministères : le ministère de l’écoute, celui de la parole, le ministère de l’unité, le ministère de la paix… »
À son départ d’Évreux en janvier 1995, dans son dernier sermon à la cathédrale, il a affirmé à la foule « …Tout chrétien … qui ne se fait pas, d’abord et avant tout, fraternel avec tout homme, ne pourra pas trouver le chemin de son cœur, l’endroit secret où peut être accueillie la Bonne Nouvelle ».
Une autre vie allait commencer pour Jacques Gaillot. Il n’avait pas de projet spécial. Comme il avait participé à l’installation d’un squat, à Paris, dans la rue du Dragon, 15 jours avant, les responsables lui ont dit : « Pourquoi ne viendrais-tu pas rue du Dragon, avec des familles et les sans-papiers, ce serait un signe ? ». Il y a vécu un an, dans une chambre sans chauffage, ni eau… « Mais ce changement a été facile, a-t’il affirmé. « Je me sentais habité par la paix de Dieu ». Les familles des sans-papiers l’ont accueilli très fraternellement. Il était l’un des leurs.
Jacques Gaillot parle de la société humaine à la manière dont elle traite les plus fragiles, ceux qui sont au chômage, sans logement, sans papiers, dans la rue… Une société qui s’avère incapable de respecter les plus faibles ne pourra pas connaître la paix. Les personnes ont autant besoin de respect que de secours. Elles ne sont pas réduites à ce qu’elles produisent ni à ce qu’elles consomment.
Pour lui, la société française, comme l’Europe d’ailleurs, sont vouées au métissage. Il rappelle les mots du Pape François : « Il faut passer de la mondialisation de l’indifférence à la mondialisation de la solidarité. » L’association « Droits devant » dont il est le président, a pour devise : « Pas de mur entre les peuples. Pas de peuple entre les murs ».
Jacques Gaillot voyait l’avenir de l’Église comme un ferment d’humanité pour le monde. Il souhaitait qu’elle fasse le choix des pauvres, dénonçait le scandale des ventes d’armes, s’opposait à l’arme nucléaire … Même si ces choix sont des exigences humaines avant tout, la route de l’homme, c’est la route de l’Église, il n’y en a pas d’autres, selon lui. Il rappelait que le seul combat qui vaille, c’est le combat pour l’homme. Comment annoncer l’Évangile, sans passion pour la justice ? L’Église n’est pas faite pour elle-même. Si elle ne sert pas, elle ne sert à rien. Jacques Gaillot définit ainsi son rêve : « Construire un monde où chacun existe pour l’autre ». Quand il dit cela, il inclut aussi les peuples opprimés, tels les palestiniens, les sahraouis, les kurdes … Demain est à faire !!!
« Demeurez dans mon amour » (Jn 15-9) est la parole de Jésus qu’il aimait à rappeler. Pour lui, Jésus est présent où qu’il aille, quoi qu’il fasse. Je lui parle comme on parle à un ami, disait-il. Je me sens dans la main du Père et comme le dit le psalmiste : « Passerais-je un ravin de ténèbres, je ne craindrai aucun mal » (Ps 23).
Les obsèques de Jacques Gaillot ont été célébrées le mercredi 19 avril 2023 à Paris à l’église Saint-Médard (5ème). L’Évangile du Bon Samaritain avait été choisi, en écho à ses engagements. Dans son homélie, rapportée par le quotidien La Croix du 2 avril 2023, le Père Franz Lichte, un spiritain qui vécut longtemps à Paris aux côtés de Jacques Gaillot, a résumé ainsi son itinéraire : « Une poésie en train de s’écrire avec les mots de la vie, les mots de la souffrance, les mots des questions du temps, les mots de l’Évangile qui se concrétisaient au fur et à mesure en actes… »
Jean-Jacques Chevalier