LES DEUX LUCIDITÉS : PAR OPPOSITION ET PAR APPROFONDISSEMENT
Au fond, la grosse difficulté de l’ascension, de la progression de notre vie spirituelle, avec comme conséquence sa relative infécondité autour de nous, c’est précisément que nous nous contentons d’une foi trop facile. Pour que notre foi soit vivante, (je ne dis pas pour que notre foi soit difficile, car c’est parce qu’elle sera vivante qu’elle sera difficile et ce n’est pas parce qu’elle sera difficile qu’elle sera vivante), pour que notre foi soit vraiment vivante, il faut que nous comprenions l’Évangile à la lumière de notre vie. Il faut que notre vie soit notre premier sujet de recherche.
Pour chercher quelque chose, il faut y voir clair, c’est-à-dire qu’il faut être lucide. Il y a deux espèces de lucidité. Elles voient toutes les deux très clair mais l’une voit plus facilement clair que l’autre. La lucidité qui voit plus clair que l'autre et qui est relativement plus facile à atteindre, c’est la lucidité par opposition.
C’est la lucidité par exemple de ceux qui, en critiquant l’Église, en critiquant le christianisme, voient plus clair sur sa nature que ceux qui en font partie car, en luttant contre le christianisme, ils acquièrent la facilité de voir plus clairement ce qu’est la nature humaine.
Je vous disais tout à l’heure que la théologie était pour moi un obstacle pour comprendre la nature humaine parce que nous croyons l’avoir comprise à travers elle, tandis qu’au contraire il faut comprendre la théologie à travers notre nature. Les gens qui luttent contre la théologie ou tout simplement l’ignorent (en général c’est parce qu’ils luttent contre) trouvent précisément dans leurs réactions contre le christianisme théologique, doctrinal, dogmatique, une occasion d’être lucides. […] Mais leur lucidité est une lucidité relativement facile et superficielle. On voit les difficultés superficielles de la foi, on ne voit pas les difficultés profondes, celles qui nourrissent la foi. On ne voit que les « cailloux sur le chemin », on ne voit pas les montagnes qu’il faut transporter pour pouvoir passer.
Je vais m’expliquer. Je ne vais pas prendre des païens, je vais prendre des chrétiens, des chrétiens candides, simples, braves. Un de nos anciens, Chapelle, me dit un jour : « Il y a quelque chose que je ne comprends pas, qui est vraiment une difficulté pour ma foi, c’est que, dans la Bible, on appelle Dieu, le ‘Dieu des armées’ ». (Il était assez antimilitariste). Voilà une difficulté superficielle ! Remarquez, elle est reprise, avec orchestration, par les gens qui ne sont pas chrétiens en disant : l’Église n’a jamais réussi à établir la paix sur la terre et même, il n’y a pas encore si longtemps, elle bénissait les canons et les armes et d’ailleurs des deux côtés de manière à ce qu’elle soit certainement du bon côté à la fin. [...]
Les gens qui sont contre, par leur lucidité, atteignent des difficultés de cet ordre. Il y en a beaucoup d’autres. (À suivre).
Marcel Légaut
Topos de Granges (1963)
Ed. Xavier Huot pp.27-28