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UNE QUESTION CAPITALE

Lors du colloque de Saint-Jacut (2004), Thérèse de Scott attira notre attention sur un texte-choc de Légaut. Dans ce texte, il posait « une question grave » par laquelle il appelait à « inverser l’axe de la réflexion chrétienne », suite à la « dérive initiale » qui a conduit à « une compréhension gravement incomplète de celui qu’a été Jésus » (Actes du Colloque p. 31). Voici ce texte.

Je pense que les Églises, après la ferveur exceptionnelle, très particulière, faites d’émerveille-ments enthousiastes et d’attentes passionnées, qui les animait les toutes premières décennies, déjà dès la fin du premier siècle, ont largement utilisé la religion instinctive pour christianiser le monde comme elles ont aussi transformé en pèlerinages nombre des hauts-lieux du paganisme. En somme, elles ont habillé seulement d’une doctrine nouvelle la religiosité ancestrale. (…)

Mais alors une question capitale surgit, une question à peine entrevue et jusqu’à maintenant toujours repoussée par les croyants comme une tentation contre leur foi. Est-ce que, ensemble, en Église, nous autres chrétiens, nous ne nous serions pas trompés dès le commencement ? *

Au lieu de penser connaître vraiment Jésus en expliquant sa vie et sa mort à partir du « plan de Dieu », tel que celui-ci était conçu dans la tradition d’Israël, n’aurait-on pas dû entrer dans l’intelligence de ce que Jésus avait eu à vivre en homme de son temps pour parcourir l’itinéraire spirituel qui lui a permis de devenir ce qu’il est maintenant aux yeux de ses disciples ?

N’aurait-on pas dû aussi s’attacher à lui directement, d’être à être, sans au préalable avoir construit une christologie ? Et ultérieurement, au lieu de penser la divinité de Jésus à partir de la conception de Dieu qu’on avait alors en Israël, n’aurait-on pas dû procéder en sens inverse et faire l’approche du mystère de Dieu à partir de l’approche du mystère de Jésus entrevu grâce à l’intelligence qu’on avait atteint de lui à travers ses comportements et sous l’influence du rayonnement de sa présence actualisée par un souvenir vivant et créateur ?

Si vraiment nous faisions aujourd’hui de telles démarches, n’aurions-nous pas le moyen de remédier « à l’abstraction, à la pâleur et à la vacuité des concepts théologiques » qui font l’effroi du théologien Rahner à la fin de sa vie ? Ne serions-nous pas en mesure de leur donner le poids dont au préalable notre intelligence de la vie humaine de Jésus les aurait chargées, et la substance dont nous pouvons faire personnellement notre nourriture quotidienne ?

Il faut maintenant oser se poser ces questions et les affronter dans leur dimension, dans leur cruauté aussi, tant elles font présager des révisions déchirantes. N’est-ce pas nécessaire pour ouvrir le christianisme sur un avenir digne du grand spirituel que fut Jésus, du grand vivant qu’il est devenu pour nous et que notre foi place au centre même de notre être et en Dieu ?

Marcel LÉGAUT, Un homme de foi et son Église
DDB 1988, pp. 102-104

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* C’est moi qui « souligne », Jean-B Mer