La lecture
J'ai eu cette idée de vous parler de la lecture. II y a trois sortes de lecture : la lecture distrayante, la lecture enseignante et la lecture inspirante. Je ne vous parlerai pas de la première qui est très facile à comprendre. Le « Journal » est une lecture distrayante, même si ce n'est pas drôle. Il introduit la distraction au sens pascalien du terme. Quand vous lisez avec intérêt tous les jours ce qui se passe au Congo, on appelle ça de la distraction même si vous pensez que c'est très important de savoir ce qui s'y passe. À côté de ça, on a des lectures enseignantes : un livre de mathématiques ou de sciences naturelles. On apprend des choses qui en général sont exactes et qu'on peut retenir et redire au moment où on s'en rappelle sans qu’il soit besoin d'être dans un climat particulièrement favorable. On peut faire une leçon de mathématiques devant un public qui les comprend comme devant un public qui ne comprend rien. Cela n'a pas grande importance car ce qu'on enseigne est toujours vrai ; en tout cas, dans la mesure où c'est vrai. Il est bien certain que les lectures enseignantes peuvent être prises comme des lectures distrayantes. C'est ce qui se passe dans beaucoup de cas, pour beaucoup d'étudiants qui trouvent dans les facultés une sorte d'alibi social.
II y a une troisième sorte de lecture sur laquelle j'insisterai beaucoup plus car c'est le centre de ma méditation : les lectures inspirantes. Autant les lectures enseignantes enseignent du dehors, autant les lectures inspirantes enseignent par le dedans. Je prends le même mot « enseigner » mais il n'a évidemment pas le même sens. Ce qu'elles disent du dehors n'a pas en soi sa valeur propre. C'est par ce qu'elles suscitent à l'intérieur du lecteur que la lecture est inspirante parce qu’elle rend plus ou moins son lecteur « inspiré ». Une lecture inspirante donne à son lecteur la possibilité de réfléchir, mais de réfléchir par le dedans, pas simplement pour comprendre ce que la lecture lui apporte du dehors, mais parce qu’elle apporte une réflexion qui se trouve beaucoup plus axée sur le dedans de celui qui lit que sur le texte même qu’il lit. C'est inspirant parce que ça rend le lecteur inspiré. Chose singulière, une lecture inspirante de cette manière peut être prise sous la forme enseignante. Quand on lit un livre inspirant à la manière dont on lit un livre enseignant, on est tout à fait sur un autre plan. On reçoit de ce livre quelquesconnaissances qui ne sont absolument pas de l'ordre du bénéfice qu'on pourrait en tirer si on le lisait comme un livre inspirant et qui n'apportent simplement que des enseignements au lieu de rendre inspiré celui qui le lit. C'est sous-jacent à des lectures proprement religieuses.
Je vais vous donner un exemple. Quand on lit l’évangile. C'est un livre inspirant en son origine. On peut le lire comme un livre enseignant. Par exemple, on peut y chercher de la morale. La morale est sur le plan de l'enseignement, ce qu'on peut faire ou ne pas faire. Mais si on lit l’évangile comme un enseignement, on ne le lit pas comme un livre inspirant et on en reçoit, dans ces conditions, un bénéfice de connaissances. On peut peut-être savoir ce qu'on doit faire mais ce n'est pas du tout le bénéfice qu'on tirerait de l’évangile si on était capable de le lire comme un livre inspirant, c'est-à-dire si on se mettait à être inspiré en lisant l’évangile. Ce que je dis de l’évangile est vrai pour beaucoup d'autres livres qui méritent le nom de « livres inspirants ». Lire une grande œuvre humaine, profondément humaine, est aussi [lire] un livre inspirant dans la mesure où vous le lisez en livre inspirant et où vous en êtes inspirés et pas simplement pour être documentés.
Marcel LÉGAUT, Topos de Granges de Lesches, Été 1961
Édition Xavier Huot p. 281-282