La lecture (2)
La condition probablement nécessaire mais pas suffisante pour qu'un livre soit vraiment inspirant, puisse être inspirant, est précisément qu’il soit écrit par quelqu'un qui est inspiré. Au fond et c'est bien drôle, dans cette histoire, l'auteur doit être inspiré et le lecteur doit l'être aussi. L'inspiration de l'auteur, par le truchement de la lettre du livre, rend le lecteur inspiré. D'ailleurs d'une certaine manière, la présence du lecteur, même simplement imaginaire, n'est pas sans intérêt pour aider l'auteur à être lui-même inspiré.
En général, un livre inspirant est un livre qui a été écrit par un homme qui reçoit de son auditoire et de ses lecteurs possibles ou imaginaires une certaine facilité d'inspiration. Il est rare qu'on soit inspiré simplement par un besoin de dire quelque chose, il est rare que ce soit exclusivement pour ça. C'est pourtant une chose nécessaire. Autrement dit, l'inspiration de l'auteur doit être la conséquence de la pensée qu’il peut avoir de ceux qui le liront un jour et aussi de ce besoin intime de s'exprimer pour lui-même se trouver. Car il y a dans l'auteur inspiré comme un besoin de se trouver lui-même.
L’inspiration est à ce moment-là un résultat et aussi un moyen. Un résultat, parce que, lorsqu'on dit quelque chose, on l'a déjà trouvé. Et un moyen, parce que précisément quand on commence à dire quelque chose, on arrive petit à petit à aller au-delà de ce qu'on pensait et à atteindre ainsi une vérité qui, déjà amorcée par ce qu'on a déjà connu, s'en trouve cependant découverte par le fait qu'on ne l'avait pas encore véritablement sondée de la même manière.
Vous voyez la différence entre un auteur inspiré dans le sens où je vous l'indique et un auteur enseignant. À ce dernier, il suffit d'être cultivé dans ce qu’il dit. À un auteur inspiré, cela ne suffit pas, il lui faut en même temps être à l'heure où la recherche est particulièrement vivante en lui, où cette recherche lui impose une première manière de le dire afin que cette manière de le dire soit pour lui la possibilité de continuer à chercher. Le premier bénéficiaire d'un texte inspirant et inspiré, c'est l'auteur et c'est précisément parce qu’il en est le premier bénéficiaire que ceux qui peuvent le lire après peuvent aussi en bénéficier.
L'auteur d'une lecture enseignante n'en bénéficie pas spécialement puisqu'il est à peu près au niveau de ce qu’il enseigne et ce n'est pas ce qu’il enseigne qui lui apprend quelque chose, il faut au moins le souhaiter pour la vérité de ce qu’il enseigne. Au contraire, sur le plan du texte inspirant, celui-ci inspire à sa manière l'auteur, il y a une certaine collaboration entre celui qui dit et la parole qu’il profère et qu’il entend. C'est précisément dans la mesure où cette collaboration existe qu'il est possible à un texte inspirant de rendre inspirés les lecteurs qui sont convenablement disposés.
La première condition pour qu’un livre soit inspirant, même le texte le plus insipide, est que celui qui l’a écrit l'a fait, non pas pour qu'il soit insipide mais parce que, quand il l'a proféré, il y avait en lui une recherche et une découverte qui lui permettaient de recevoir de son texte ce complément d'inspiration dont il avait besoin pour commencer à le dire. Du dehors, ça peut être quelque chose de tout à fait lamentable au point de vue littéraire et intellectuel mais ça a été proféré dans des conditions convenables pour que ça soit inspirant.
Marcel LÉGAUT, Topos de Granges de Lesches, Été 1961
Édition Xavier Huot p. 282-283