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La lecture (3)

À quelle condion un lecteur va-t-il découvrir ce qu'il y a d'original dans un livre inspirant ? Il lui est facile d'en faire un livre distrayant ou simplement enseignant, il suffit de se mere au niveau convenable de facilité. La lecture d'un livre inspirant suppose de la part du lecteur des disposions intérieures beaucoup plus profondes, beaucoup plus fines.

La première condion est que le lecteur aende quelque chose. Aendre quelque chose, pour un jeune, c'est parce qu'on est mécontent; quand on est vieux, c'est parce qu'on ne sait plus à quel saint se vouer. Quand on est jeune, on doit être mécontent. Normalement, on l'est de nature parce qu'un jeune s'oppose naturellement à ceux qui sont plus vieux que lui. Cela fait pare des progressions naturelles de l'homme. Par certains côtés, on est opposant. Entre être opposant et être mécontent de manière à aendre quelque chose, il y a toute une différence comme entre le négaf et le posif. Notre posif est nécessairement accompagné d'un négaf mais le négaf n'est pas nécessairement accompagné d'un posif. En général, le négaf ne peut être accompagné d'un posif que lorsque l'être a du fond, sinon il se contentera du négaf. Donc la première condion pour un jeune pour recevoir quelque chose d'un livre qui mérite de le lui apporter, c'est-à-dire d'un livre inspirant, c'est d'aendre. Aendre pour un jeune, c'est n'être pas sasfait.

Pour les vieux, ce n'est pas tout à fait la même chose. Ils ont trop de choses derrière eux et souvent ils n'ont pas ce qui est nécessaire pour pouvoir vieillir convenablement. Leur vie passée remplit leurs souvenirs mais ne remplit pas leur cœur. Alors ils aendent, ne serait-ce que de comprendre plus complètement leur existence car un ensemble de souvenirs, ça ne fait pas encore une vie, ça fait une collecon de souvenirs. Unifier sa vie pour un homme âgé est une chose difficile et une chose nécessaire. Cee unificaon se fait souvent à l'occasion d'une lecture inspirante et en parculier d'une lecture faite par quelqu'un ou écrite par quelqu'un qui lui-même a essayé de réunir sa vie dans une unité. Qu'on soit jeune ou vieux, pour qu'un livre soit vraiment inspirant, il faut d'abord qu'on attende quelque chose.

II faut aussi qu'on soit suffisamment recueilli intérieurement.

Là où il n'y a pas de recueillement, il n'y a pas de lecture véritablement inspirante. Le recueillement va bien au-delà de l'aenon. L'aenon est suffisante pour un enseignement. Le recueillement suppose une aenon sur soi-même, sur son propre être, sur les dimensions de son être, c'est-à-dire pas simplement sur ce qui se passe chaque jour mais sur la place qu'on a dans l'espace, dans le temps, sur la significaon de la vie, sur la précarité de la vie qui, d'une certaine manière, donne à cee vie une valeur que l'on ne connaît pas si on ne vit simplement que dans l'instant.

Enfin il faut du sérieux. II faut un sérieux qui est bien autre chose que le sérieux de l'étudiant. Le sérieux de l'étudiant se porte vers un examen, une carrière, la manière de gagner sa vie. Quand on est plus âgé, on pense à sa famille, au milieu social dans lequel on va évoluer. Dans certains cas même, on constue progressivement son personnage social. Tout cela s'appelle "le sérieux de la vie" mais ça n'a rien à voir avec ce que je viens de vous dire. Le "sérieux" dont je vous parle est beaucoup plus grave. C'est toute la différence qu'il y a entre le personnage et la personne. Un étudiant sérieux ne prépare pas son personnage, sa foncon, il s'aend à une mission. La différence fondamentale entre mission et foncon est parallèle à la différence fondamentale entre personnage et personne, entre le sérieux de l’étudiant qui se borne à lire des livres enseignants et le sérieux du jeune ou du vieux qui arrive à lire en inspiré des livres inspirants. 

Marcel LÉGAUT, Topos de Granges de Lesches, Été 1961

Édition Xavier Huot p. 283-284