La lecture (4)
Dans une époque comme celle que nous vivons, les livres les plus inspirants, ceux qui peuvent le plus nous inspirer ne sont pas du tout les livres inspirés dont on parle toujours quand on parle de livres religieux mais ce sont souvent des livres modernes ou relativement modernes, peu anciens, qui, écrits par des gens inspirés comme je l'ai dit, peuvent nous donner l'occasion de nous transformer par le dedans sans nous enseigner.
II serait très important que les jeunes et les moins jeunes rencontrent dans leur vie quelques livres inspirants et pas simplement des livres enseignants. II est facile de distinguer le livre distrayant du livre enseignant car il est amusant tandis que le livre enseignant l'est moins. Il est plus difficile de découvrir la différence entre un livre enseignant et un livre inspirant parce que ça suppose des conditions intérieures qui ne sont pas toujours réalisées
dans celui qui lit et qu'on ne peut pas lui donner du dehors. On peut dire à quelqu'un d'être attentif, de prendre des notes, de relire... pour comprendre et digérer un livre enseignant. Mais si on lui dit la même chose pour un livre inspirant ça ne veut pas dire du tout qu'il atteindra le niveau de l'inspiration. II pourra retenir les chapitres, entendre les belles descriptions, l'histoire du roman, voir tout ce que vous voudrez, ce ne sera pas encore un livre inspirant parce que ça restera une histoire qui lui sera extérieure.
Pour qu'un livre devienne inspirant, il faut qu'il lui devienne intime. Il faut d'une certaine manière qu'il en soit possédé, comme en a été possédé l'auteur quand il l'a écrit car pour que l'auteur soit inspiré, je ne vous l'ai pas encore dit, il faut qu'il soit "possédé", possédé par quelque chose qui vient de lui, qui l'explique et qui lui permet de se développer. Pour pouvoir lire un livre inspirant, il faut arriver à en être possédé, c'est-à-dire que ce ne sont plus les détails qui intéressent mais quelque chose de plus intime qui nous prend par le dedans, qui nous révèle à nous-mêmes et nous rend présents à nous-mêmes.
C'est bien vers 20 ans qu'on commence à naître et que la lecture de livres de ce genre est capitale parce que, autrement, surtout dans une société païenne comme celle où nous vivons, nous n'arriverons jamais à autre chose qu'à mettre notre vie sur le plan de la fonction, au lieu d'arriver au plan de la mission. Il n'y a pas de vie spirituelle, de foi, sans mission. On peut avoir une idéologie, croire en quelque chose, un idéal politique ou autre, sur le plan de la fonction. La fonction explicite et réalise l'idéologie de l'action. On ne peut pas avoir vraiment la foi sans avoir une mission. La mission est la forme concrète, pratique, visible, extérieure, active de la foi.
Pour bien distinguer entre la foi, la mission et la fonction, il faut très certainement rencontrer un livre témoignant, un livre inspirant parce qu'il y a un ordre dans lequel on doit intervenir. On parle souvent en théologie de la distinction entre nature et surnature. II doit bien y avoir quelque chose de vrai là-dessous
mais incontestablement, avant même de vouloir faire de la théologie de cette façon, il y a des ordres de grandeur dans la nature humaine proprement dite, en particulier celui que je suis en train de vous indiquer : le niveau de l'enseignement où l'homme n'est capable que d'apprendre et le niveau où il est capable de vivre, de se nourrir.
Marcel LÉGAUT
Topos des Granges de Lesches – Été 1961
Édition X. Huot 284-285