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LECTURE, AMOUR ET RESPONSABILITÉ

« Dans une époque comme celle que nous vivons, les livres les plus inspirants [...] sont souvent des livres modernes ou relativement modernes, peu anciens, qui, écrits par des gens inspirés comme je l'ai dit, peuvent nous donner l'occasion de nous transformer par le dedans sans nous enseigner. »

Ces propos de M. Légaut réveillent les belles pages de Clio, écrites par Charles Péguy : des pages consacrées à la lecture, à la responsabilité qu'elle engage. Lisons et méditons :

« [...]quand nous sommes malades, et alors seulement, et seulement de ces sortes de maladies, qui laissent la tête libre et saine, et cependant forcent à garder le lit, [...] nous redevenons momentanément ce qu'il ne faudrait jamais cesser d'être, des lecteurs ; des lecteurs purs, qui lisent pour lire, non pour s'instruire, non pour travailler ; de purs lecteurs, [...] qui d'une part sachent lire et d'autre part qui veuillent lire, qui enfin tout uniment lisent ; et lisent tout uniment ; des hommes qui regardent une œuvre tout uniment pour la voir et la recevoir, qui lisent une œuvre tout uniment pour la lire et la recevoir, pour s'en alimenter, pour s'en nourrir, comme d'un aliment précieux, pour s'en faire croître, pour s'en faire valoir, intérieurement, organiquement, nullement pour travailler avec, pour s'en faire valoir, socialement, dans le siècle ; des hommes aussi, des hommes enfin qui sachent lire, et ce que c'est que lire, c'est-à-dire que c'est entrer dans ; dans quoi, mon ami ; dans une œuvre, dans la lecture d'une œuvre, dans une vie, dans la contemplation d'une vie, avec amitié, avec fidélité, avec même une sorte de complaisance indispensable, non seulement avec sympathie, mais avec amour ; qu'il faut entrer comme dans la source de l'œuvre ; et littéralement collaborer avec l'auteur ; qu'il ne faut pas recevoir l'œuvre passivement ; que la lecture est l'acte commun, l'opération commune du lisant et du lu, de l'œuvre et du lecteur, du livre et du lecteur, de l'auteur et du lecteur ; [...] Elle est ainsi littéralement une coopération, une collaboration intime, intérieure ; singulière, suprême ; une responsabilité. ainsi engagée aussi, une haute, une suprême et singulière, une déconcertante responsabilité. C'est une destinée merveilleuse, et presque effrayante, que tant de grandes œuvres, tant d’œuvres de grands hommes et de si grands hommes puissent recevoir encore un accomplissement, un achèvement, un couronnement de nous, mon pauvre ami, de notre lecture. Quelle effrayante responsabilité, pour nous. »

Si donc cette responsabilité est « une haute, une suprême et singulière, une déconcertante responsabilité », c'est bien parce qu'elle est « une collaboration intime, intérieure ; singulière, suprême ».

Lire avec amitié nous dit Péguy. Gilles Deleuze, à propos de la lecture va nous parler d'amour. Lui qui s'est nourri des lignes de Clio consacrée à l'événement, Gilles Deleuze qui s'est profondément nourri de sa lecture de Clio pour nourrir sa pensée et frayer le chemin singulier qui est le sien, à l'occasion de son cours sur Spinoza récemment publié, s'adresse à ses étudiants :

« Comment ça s'explique, ces affaires de sensibilité ? Qu'est-ce que ça veut dire ces rapports moléculaires ? Je plaide là pour des rapports moléculaires avec les auteurs que vous lisez. Trouvez ceux que vous aimez. Ne passez jamais une seconde à critiquer quelque chose ou quelqu'un. Ne critiquez jamais, jamais, jamais. Si on vous critique, vous dites : d'accord. Passez. Rien à faire.

Trouvez vos molécules. Si vous ne trouvez pas vos molécules, vous ne pouvez même pas lire. Lire, c'est trouver vos molécules à vous. Elles sont dans des livres, vos molécules cérébrales, et ces livres, il faut que vous les trouviez. Je trouve que rien n'est plus triste chez des jeunes gens doués en principe que, pour eux, vieillir sans avoir trouvé les livres qu'ils aimaient vraiment. Ne pas trouver les livres qu'on aime, ou n'en aimer aucun, finalement, et du coup, faire le savant sur tous les livres, généralement ça donne un tempérament... C'est un drôle de truc, on devient amer, vous savez, l'espèce d'amertume de l'intellectuel, qui se venge contre les auteurs de ne pas avoir su trouver ceux qu'il aimait, l'air de supériorité qu'il a, à force d'être débile. Tout ça, c'est très fâcheux. Il faut que vous n'ayez de rapport, à la limite, qu'avec ce que vous aimez. »

En résonance avec le propos de Marcel Légaut au sujet de ces lectures qui permettent de se transformer du dedans, et ainsi de s'individuer singulièrement – devenir soi dirait M. Légaut –, je désirais vous partager ces paroles si vivantes que nous adressent Charles Péguy et Gilles Deleuze. Dans une époque comme la nôtre, travaillée par des processus mortifères, quel précieux viatique que de telles paroles porteuses d'une puissance de vie.

Patrick Valdenaire