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La lecture (5)

Monsieur Portal nous disait jadis, lorsque nous avions 19, 20 ans et que nous étions à l'École Normale, (même s'il ne parlait pas tout-à-fait comme ça, ce n'était pas son genre) : « Chacun de vous doit trouver dans sa vie un saint qui lui plaît, un saint avec lequel vous avez une certaine communion d'âme et pas simplement parce que son histoire vous plaît ». Il nous faisait étudier des vies de saints, des œuvres de saints, sainte Thérèse d'Avila et d'autres. Il faut souhaiter que chacun rencontre des œuvres inspirantes qui nous élèvent au niveau de la mission. Supposez que vous en avez rencontré un, un livre inspirant. Avec un livre d'enseignement, il y a bien une première relation de fabrication entre celui qui écrit et le livre qui est fait mais c'est une relation extérieure. Un professeur ne se met jamais tout entier dans son enseignement, et c'est souhaitable car s'il est tout entier dans son bouquin, ce n'est plus un homme, c'est un fonctionnaire. Il n'y a pas une liaison aussi intime entre le livre d'enseignement et son auteur. Cette liaison intime permet la révélation de l'auteur, c'est-à-dire la découverte d'une filiation spirituelle qui fait que non seulement cet auteur nous est présent par le fait même qu'il a écrit mais aussi par le fait qu'il a « existé ».*

Chacun doit avoir des pères spirituels de ce genre, c'est-à-dire des êtres connus ou inconnus, qu'on ne verra peut-être jamais parce qu'ils sont déjà morts, qui ont pour nous une « présence » spirituelle beaucoup plus réelle que les personnes que nous pouvons rencontrer tous les jours de notre vie, avec lesquelles nous pouvons parler, échanger des idées même. Il y a des êtres qui, même morts, sont pour nous plus présents que des vivants. C'est une chose très exceptionnelle, très originale de notre structure humaine. Cela ne peut se faire, me semble-t-il, qu'à travers justement le message de lectures inspirantes comme celles dont je vous parlais.

La révélation de l'autre n'est pas une révélation qui enseigne quelque chose, ce n'est même pas une révélation qui, comme l'inspiration nous permet de nous découvrir nous-mêmes, c'est une liaison beaucoup plus intime qui fait que l'autre est pour nous une source obscure de vitalité. Le livre inspiré est pour nous une source précise de vitalité en ce sens que le livre d'Elizabeth Goudge**, par exemple, peut apporter quelque chose de clair, de précis, de concret, une orientation peut-être de son existence si quelques-uns d'entre nous étaient suffisamment mécontents de leur vie d'étudiants, de leur milieu bourgeois ou de leur vie de tous les jours simplement. Le livre inspirant donne des choses précises.

La révélation, elle, n'est pas précise, elle est source d'énergie sans être source d'une lumière déterminée, elle est la lumière « incréée » si vous voulez. J'emploie un mot théologique pour me faire comprendre. Une lumière incréée plutôt qu'une lumière particulière mais toute lumière particulière est une conséquence de la lumière incréée. Cela veut dire que cet auteur qui est pour nous un maître sera source de vitalité spirituelle, beaucoup plus que donateur de telle ou telle lumière particulière comme certains de ses livres peuvent le faire. Il y a dans notre manière de pouvoir communiquer avec les autres (je prends le mot « communiquer » non pas sur le plan de l'enseigne-ment mais sur le plan inspirant) deux niveaux : celui de l'inspiration et celui de la révélation.

Marcel LÉGAUT
Topos des Granges de Lesches
Été 1961 - Ed.Xavier Huot p.285

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*  Dans le vocabulaire de Légaut, cela signifie qu’il a donné un sens à sa vie en l’unifiant autour de la recherche et de l’accomplissement de sa mission propre.

** Il s’agit ici de L’appel du passé (1935) dont Légaut a lu et commenté de nombreuses pages. (dans la présente édition : pp. 216 à 236) Pour lui, le sujet du livre, c’est la découverte de sa vocation.
Élizabeth Goudge (1900-
1987) est une romancière britannique, dont le père a été directeur d’un collège de théologie. Elle a écrit une vie romancée de Jésus.