• Enteteautrespages

Légaut a examiné la crise de l'Eglise catholique qui se déroulait sous ses yeux et publié son analyse dans la revue des Etudes en octobre 1970. Il ne pouvait guère intégrer dans sa démarche les sévices physiques ou sexuels, affaires de droit commun, qui ont été révélés depuis. Mais le poids de l'origine intellectuelle, avec la crise moderniste, est à prendre en considération. La lecture de cet article amène Thérèse de Scott, alors missionnaire au Congo, à entrer en contact avec Légaut et à étudier son oeuvre.

La passion de l'Église

Réflexions d'un chretien sur la crise religieuse de l'Église catholique en France

La crise religieuse qui sévit, à l'ère de la science et de la technique, dans les pays issus de l'ancienne chrétienté est spécialement aigue. Dans cette partie du monde, elle va jusqu'à mettre en péril l'existence du christianisme, de ses différentes confessions et particulièrement du catholicisme.

C'est même l'Eglise catholique qui semble la plus menacée, tandis que récemment encore elle paraissait la plus profondément enracinée et la plus solidement charpentée. On a pu parler de l'effondrement du catholicisme, tant les phénomènes de dissociation, de décomposition s'y montrent nombreux et importants, tant leur évolution est rapide dans un corps que les siècles n'avaient pas ébranlé. N'est-ce pas cette ancienneté et cette immuabilité qui, malgré des crises graves, au milieu des bouleversements de l'histoire, confirmaient jadis en raison beaucoup de chrétiens et même des conciles dans leur foi en la nature divine de l'Eglise?

La crise actuelle n'est pas semblable à celles que l'Eglise a traversées le long des siècles. Elle est d'une autre nature. Elle n'est pas principalement politique, comme ce fut souvent le cas. Elle ne relève pas principalement de la discipline, comme lorsque sévissaient la pratique de la simonie ou la corruption des mœurs. Elle n'est pas non plus doctrinale de la même manière que par le passé, lorsque certains articles du Credo étaient discutés. Aussi importantes qu'aient été ces mises en questions, elles ne mettaient pas en péril l'ensemble des croyances chrétiennes ni la foi. Ces controverses, par leur violence et leurs excès, montraient même, indirectement, l'intérêt alors attaché à la doctrine.

Actuellement, en France, dans une Eglise qui ordinairement se trouve, par une situation de fait, à l'écart de la mêlée politique et qui, d'une façon générale, est d'une correction morale certaine, la contestation, contrairement aux crises pas-sées, met en cause les origines du christianisme, le fondement même de ses dogmes et de sa morale. La base sur laquelle s'est édifié le christianisme est suffisamment ébranlée aux yeux de beaucoup pour provoquer l'effritement, puis l'écroulement rapide de la totalité des croyances et des disciplines religieuses. De même que celles-ci étaient jadis acceptées et observées dans leur ensemble, elles sont maintenant rejetées en bloc. Plus encore, l'acte de croire, en tant qu'il se distingue de l'acte de connaître, est mis en question; dans la pratique on s'en désintéresse, si on ne l'ignore pas radicalement. C'est peut-être la manifestation la plus significative de la crise spirituelle actuelle, son expression la plus visible et la plus répandue; l'homme est conduit au-delà de l'incroyance, au-delà même de l'agnosticisme, à une indifférence totale à l'égard des questions religieuses, telles du moins qu'elles ont été exposées et reçues jusqu'à présent.

Certes, nombre de chrétiens nés dans la première moitié de ce siècle, ne vont pas explicitement jusqu'à de telles extrémités. Beaucoup continuent d'aller à l'église par disci-pline, par prudence ou encore par routine. Cependant, de nos jours, même les plus religieux sont secrètement appe-santis. Influencés malgré eux par l'indifférence générale, alourdis aussi par les négations qui ne sont pas sans avoir quelque prise sur eux, ils se raidissent en des réaction instinctives d'autodéfense contre des questions auxquelles ils ne savent pas apporter de réponses valables. Quand il leur faudrait être auprès des générations montantes, en raison du matérialisme et de l'athéisme sociologiquement tout-puissants, les témoins d'une foi qui dépasse les difficultés de croire propres à ce temps et s'enracine dans l'essentiel, ces chrétiens peuvent seulement montrer une religion qui ne fait que se survivre, qui ne cherche à être que ce qu'elle fut dans le passé, qui n'est que parce qu'elle a été. Aussi bien, cette crise de l'Eglise, déjà grave aujourd'hui parmi les adultes, empirera encore; elle ne manifestera toute son ampleur que demain, parmi les jeunes qu'elle aura perturbés dès l'enfance.

Maintenant que cette crise se développe avec puissance, décimant les rangs des fidèles dans toutes les classes de la société, atteignant dans leur unité religieuse nombre de familles foncièrement chrétiennes, tarissant les vocations sacerdotales et religieuses, certains catholiques parmi les plus fervents et les plus clairvoyants s'aperçoivent que, sous des formes larvées dont ils avaient alors à peine conscience, depuis fort longtemps déjà, l'Eglise, malgré ses prétentions et à cause d'elles, se perpétuait dans une médiocrité spirituelle certaine. Cette médiocrité entretenue aussi par des pratiques élevées au niveau du sacrement ou du sacremental (pratiques consacrées par la tradition et soutenues par un climat sociologique favorable) la dispensait de toute inquiétude sur ses voies et de toute autocensure. Sa médiocrité portait secrètement l'Eglise à durcir l'enseignement de sa doctrine et l'observance de la loi devant toute critique même mesurée et respectueuse, comme si elle n'avait foi en ses destinées que grâce à la fermeté et plus encore aux rigueurs de son gouvernement.

L'Eglise, altière et dure, se retranchait derrière son origine et sa légitimité; elle se refermait sur elle-même, immobile, comme un organisme faible et menacé, sur la défensive, le fait spontanément.

En ces temps encore peu éloignés, les catholiques, dans leur majorité, regardaient la diminution de l'influence spirituelle que l'Eglise exerçait dans le monde moderne comme la conséquence de la politique hostile des Etats à son égard Peu d'entre eux jugeaient que cette régression était causée aussi par une inadaptation à la situation radicalement nouvelle tant psychologique qu'intellectuelle devant laquelle le christianisme se trouvait placé. Ils restaient toutefois assurés que, sous le choc même des persécutions que l'Eglise subis-sait, celle-ci saurait promptement porter remède à cette inadaptation qui ne pouvait être que passagère. Plus perspicaces, que beaucoup, ils étaient cependant loin de pressentir la proximité, la gravité, le développement foudroyant de la crise qui se préparait.
A mesure que, sortis du milieu très protégé de leur enfance, ces chrétiens du début du siècle s'intégraient davantage à la société, ils découvraient à propos des questions religieuses proprement dites d'autres perspectives que celles qui étaient développées dans les églises, d'autres préoccupations auxquelles on ne faisait aucune allusion ou à quoi on opposait des raisons d'autorité aussi sommaires que péremptoires. A mesure qu'ils devenaient plus exigeants, plus entreprenants aussi par vitalité personnelle, ils n'étaient pas sans s'apercevoir combien les doctrines, qui leur étaient enseignées et imposées telles des vérités absolues, étaient marquées de toutes manières par les civilisations passées; combien elles s'étaient fait jour dans des conditions complexes, contingentes, ambiguës même; combien elles s'étaient souvent développées de façon purement déductive à partir d'opinions tenues pour des évidences; ou encore combien elles étaient inspirées par des atavismes, par des intérêts affectifs, par le besoin de certitude et de sécu rité. N'étaient-elles pas dictées aussi par des nécessités de gouvernement, sans doute liées à des préoccupations morales essentielles, mais encore très soumises aux conditions économiques et politiques du temps? Ne laissaient-elles pas transparaître aussi le souci dominant de faciliter la pratique de la religion en l'adaptant, en la limitant même aux tendances superstitieuses des hommes, à leurs coutumes païennes? Ne risquait-on pas ainsi de supprimer toute intériorité, de rendre impossible toute naissance ou toute progression spirituelle?

Ces chrétiens, les uns avec passivité, les autres avec un humour un peu chagrin, portaient avec légèreté la constatation de ces malformations, dont ils ne pressentaient pas les graves conséquences. Une longue tradition, quand elle ne dissimulait pas les tares de la doctrine et de la loi, les rendait presque vénérables. C'était douter des promesses du Christ et manquer de foi que de s'inquiéter et vouloir que l'Eglise y porte remède en touchant à des doctrines, à des structures qui pourtant jadis avaient été jugées relever de
Dieu. L'Eglise divinement instituée, infailliblement instruite, parfaitement gouvernée, saurait porter remède en temps voulu dences, grossies d'ailleurs à plaisir par le mauvais esprit du temps. Elle ne pouvait pas être gravement ni a fortiori définitivement ébranlée. Telle était la dangereuse sécurité où se reposaient récemment encore les chrétiens les plus clair-voyants.

Même si l'Eglise avait aujourd'hui une forte vitalité spi-rituelle, comment ne serait-elle pas profondément secouée?
La science et la technique, en Occident du moins — et bientôt dans une grande partie du monde - bouleversent les conditions de l'existence et les manières de vivre. Rien, ni les nations ni les hommes, n'est à l'abri des conséquences de ces développements rapides et puissants qui échappent même à la volonté des savants et aux initiatives des gouver-nements. Ce ne sont pas seulement les aspects politiques et psychologiques de son établissement en tant que société au cœur des nations que l'Eglise doit désormais reconsidérer.

Elle se trouve aussi dans une situation toute nouvelle vis-à-vis de l'homme. Les difficultés extrêmes que, dans les siècles de misère, la survie humaine rencontrait journellement, et qui rendaient religieux naturellement mais superficiellement, tendent à disparaître. Elles sont remplacées par des facilités matérielles qui extériorisent et dispersent si elles ne sont pas dominées; les cadences, les déracinements de la vie moderne, contrairement aux lenteurs et aux stabilités d'antan, ne favorisent pas l'intériorité nécessaire à la naissance spiri-tuelle. Les évidences premières et la vision du monde d'une religion spontanée, qui facilitaient la propagation des croyances, sont maintenant vigoureusement critiquées et battues en brèche.

Les mœurs et la morale jadis hors de toute contestation, les manières de penser et de sentir, de dire et d'exprimer qu'on croyait faire partie intégrante de la nature humaine, l'exercice de l'autorité qu'on sacralisait en lui faisant partager les pleins pouvoirs divins, tout est mis en question. Tout est, non seulement à réformer et à consolider, mais à reprendre autrement, à partir de la base, afin de conserver ce qui doit l'être, lui redonner vie et finalement faire œuvre utile pour l'avenir et même déjà pour le présent.
Cette reconstruction, à laquelle rien ne peut échapper, rappelle celle que menèrent les premières générations chrétiennes quand elles durent abandonner l'espoir d'une parousie prochaine, si profondément enraciné dans la foi des ori-gines, quand aussi se termina l'ère des charismes où l'action de Dieu se rendait visible, évidente, comme dans les premiers temps d'Israël. Elle rappelle aussi la reconstruction que devait imposer à l'Eglise, lors de l'écroulement de la « pax romana», la disparition des facilités d'organisation et d'expansion qu'elle s'était alors permises. Quelles crises alors l'Eglise n'a-t-elle pas dû traverser, quelles recherches tâtonnantes n'a-t-elle pas dû mener avant de trouver le chemin de sa fidélité dans les transformations qui bouleversaient sa conception de l'avenir, le climat de sa vie quotidienne, le style même et jusqu'aux buts de sa prédication, et enfin qui transposaient jusqu'à les rendre méconnaissables certains articles de sa croyance et de sa loi! La reconstruction actuelle, toutefois, se présente avec un tout autre ordre de grandeur.

Elle demandera sans nul doute un effort doctrinal d'une dimension sans proportion avec celui que dut mener l'Eglise quand elle ne fut plus soutenue par les manifestations extraordinaires de ses assemblées ni par l'attente des jours apocalyptiques. Elle exigera une réorganisation incomparablement plus importante que celle qui permit à l'Eglise de subsister lors des grandes invasions barbares. Il s'agit d'une mutation, non d'un simple « aggiornamento». Comme la vision du gouffre qui s'ouvre aujourd'hui devant les pas de l'Eglise, cette mutation encore inconcevable tant elle paraît impossible et même inacceptable donne le vertige à ceux qui la pres-sentent. Elle exigera la foi que quelques hommes ont eue en leur Maître aux heures où tout semblait fini pour lui et pour eux. Elle est à la taille de l'œuvre créatrice qu'ils ont réalisée sous l'impulsion de la Pentecôte et que l'on trahit lorsqu'on fait seulement d'eux des transcripteurs de ce que Jésus enseigna.

De prime abord, on est tenté de retenir seulement les aspects les plus apparents, les plus superficiels de la crise actuelle pour en chercher les causes et y porter remède.
Le Monde, dit-on, s'est fermé à l'influence chrétienne parce que l'Eglise n'était pas assez « ouverte » au Monde; elle en était restée aux temps où la terre était « une vallée de lar-mes», où la vie de l'homme n'était qu'un pèlerinage souvent douloureux, toujours ascétique en direction du ciel. La classe ouvrière n'est plus chrétienne, ajoute-t-on, parce que l'Eglise s'était peu à peu laissée inféoder à la classe bourgeoise; jadis ne lia-t-elle pas son sort à celui de la royauté, allant jusqu'à fonder l'autorité absolue du roi, et celle de sa hiérarchie, sur la volonté de Dieu?
Cette manière de juger les événements a été et reste encore la plus répandue. Elle n'exige pas grande recherche ni profonde réflexion. Elle a l'évidence des faits. Elle est conforme à la mentalité du temps. Elle ramène les problèmes qui se posent au christianisme au niveau du social et de la politique.
Elle s'accorde avec l'opinion qu'ont naturellement les hommes qui ne connaissent la réalité chrétienne que du dehors. C'est pourquoi elle est facilement partagée par les chrétiens eux-mêmes. Comme cette manière de voir n'oblige pas à des transformations internes sévères, mais seulement à quelques mesures qui relèvent directement de l'autorité, elle est aussi aisément adoptée par celle-ci.
S'ouvrir au Monde et n'en pas faire seulement une terre de mission, se désolidariser avec vigilance de toute classe sociale ou de tout régime politique, ou même par réaction contre le passé récent faire de la classe ouvrière le centre principal de son intérêt et lui donner une place privilégiée, c'est rester à un niveau qui n'atteint pas encore l'essentiel, même si l'Eglise invoque l'Evangile en le transposant. Ainsi, elle peut s'adresser utilement à tous les hommes en faisant appel à des exigences fondamentales de la nature humaine dont le christianisme a été l'un des plus fermes soutiens. Prêtant moins à la critique, elle peut, par des moyens différents du passé, retrouver en partie l'influence politique qu'elle avait jadis en Occident. Il est cependant certain que si elle se bornait à une telle activité, elle resterait en deçà de sa mission. Elle y serait infidèle au point d'être menacée de perdre l'intelligence de ce qui la caractérise. Nombre de chrétiens, au lieu de convertir le Monde comme l'Eglise les y invite, seraient peu à peu amenés à se convertir à lui.

Même si leurs aspirations sociales et politiques restaient d'une certaine manière dans les perspectives évangéliques et ne se compromettaient pas, sous prétexte d'efficacité et sous la pression du milieu, avec des doctrines et des actions incompatibles avec le christianisme, ils risqueraient fort d'oublier l'origine et l'originalité de leur foi; ils s'intéresseraient davantage aux péripéties de leur combat pour la justice et aux idéologies qui fondent l'établissement de nouvelles structures dans la société. Cette évolution est d'autant plus probable qu'elle est déjà commencée depuis le début de ce siècle et qu'elle s'accélère.
Pour comprendre les causes principales de la crise religieuse actuelle et pouvoir ainsi y porter remède efficacement, il est nécessaire de se reporer par graves difficultes qua
au cours des controverses modernistes de la fin du xIx® siècle et du début du xx°. C'est à cette époque que le malaise ressenti jadis seulement par quelques chrétiens particulièrement vivants et lucides a commencé à se manifester d'une façon plus visible, sous des formes d'ailleurs très différentes - principalement philosophiques et exégétiques — suivant le tempérament et la mission de chacun. La crise moderniste fut le premier symptôme de celle qui sévit maintenant avec des dimensions d'une tout autre ampleur. La réponse aux questions soulevées par les recherches scientifiques contemporaines est, en vérité, beaucoup plus importante pour l'Eglise que l'ouverture au Monde, qu'une réforme de la pastorale, que des adaptations aux conditions sociales et politiques modernes, toutes mesures d'ailleurs elles aussi nécessaires. Malheureuse-ment, la manière même dont l'Eglise a réagi devant les critiques que lui faisaient quelques-uns de ses membres les plus religieux — car il ne s'agissait plus seulement de ses adversaires —, si elle manifeste la puissance alors encore intacte de son appareil hiérarchique, ne l'a pas préparée à surmonter cette crise par des moyens proprement intellectuels et spirituels. L'Eglise n'a su réagir alors que par voie d'autorité. Elle sembla d'ailleurs sur le moment réussir dans son projet, au moins auprès de ses fidèles. Mais ce fut pour elle une victoire précaire et de courte durée qui, sans rien résoudre des questions en suspens, fit croire qu'elles étaient sans fondement, ou du moins sans grandes conséquences.

Elle prépara ainsi les extrêmes difficultés du présent.

A quelques exceptions près, l'Eglise répondit par des anathèmes aux objections philosophiques et historiques que la science moderne opposait à l'enseignement ecclésiastique sur les origines du christianisme et de sa doctrine; elle se contenta de mener une répression rigoureuse et une épuration minutieuse dans le corps professoral des séminaires. Au lieu de s'efforcer de tirer parti autant que possible de recherches faites en dehors de son obédience et de répondre valablement à celles qui mettaient en question certains points de sa doc-trine, elle plaça l'exégèse et toutes les disciplines touchant de près ou de loin à la théologie sous la surveillance d'autorités souvent sans compétence particulière dans ces questions, ayant surtout pour mission de conserver la lettre des traditions du passé. Elle rendit presque impossibles les études supérieures dans ces domaines, soit par l'élimination des chrétiens qui s'y consacraient ou qui auraient pu le faire (excommuniés, réduits au silence ou mis dans des postes qui interdisent en fait tout travail de la pensée), soit en les confiant à des hommes dont le souci principal était de justifier à tout prix l'enseignement donné et de ne rien innover. La jeunesse des séminaires, uniquement instruite par des manuels de seconde main et de niveau primaire, maintenue dans l'ignorance des recherches qui se faisaient autour du christianisme par l'interdiction de lire des livres qui en traitaient avec pro-bité, fut invitée à s'occuper davantage des activités de patronage que de questions intellectuelles.

Pour ce qui est du peuple chrétien, l'Eglise crut qu'il lui suffisait d'insister davantage, sans en rien changer, sur l'exposition de la doctrine. Elle pensa que l'ignorance était la seule cause des difficultés rencontrées par les fidèles dans leur foi. Elle insista aussi sur la valeur surnaturelle en soi des sacre-ments, sur la valeur surnaturelle en soi de l'obéissance. Elle se défia de toute intériorité qui lui paraissait nécessairement subjective et capable de s'ouvrir sur les intérêts modernes qu'elle condamnait. Elle soupçonna d'individualisme d'« esprit propre » toute activité intellectuelle, toute initiative pratique qui n'étaient pas la conséquence directe d'une consigne ou d'un enseignement officiels. Elle demanda aux jeunes chrétiens de se consacrer à l'apostolat avant même qu'une formation spirituelle sérieuse leur eût été donnée, pour que leur activité les détournât des questions qui auraient pu faire naître en eux des doutes sur leur foi. Elle pensa que c'était en prenant position devant autrui qu'on s'affirmait soi-même dans le christianisme, et qu'il suffisait de s'afficher chrétien pour l'être véritablement. L'Eglise prit vigoureusement en main l'Action catholique en l'organisant et en la plaçant sous la direction immédiate des évêques. Elle lui donna un but essentiellement social et politique, à l'exclusion de toute activité plus explicitement religieuse, réservée aux prêtres dûment mandatés.
Les résultats d'une telle politique ne se firent pas attendre.

Tout homme qui a suivi de près en France l'évolution des groupes de jeunes catholiques a pu les constater dès les années 1920. Avant cette date, sous l'effet des lois qui visaient l'Eglise — loi de la séparation de l'Eglise et de l'Etat avec les inventaires, lois d'exception contre les communautés religieuses avec la spoliation de leurs biens , les catholiques se sentaient exclus de la nation et se refermaient sur eux- mêmes, considérés comme des citoyens de seconde zone, d'intelligence bornée... Malgré le renouveau spirituel certain qui eut lieu dans les premières années après la guerre, très rapidement dans les groupes de jeunes, on réagit contre le climat quelque peu ascétique, du reste moraliste, qui jadis y régnait, contre les activités religieuses des confréries pieuses, du reste surannées, qui émanaient des paroisses et qui s'efforçaient de grouper les chrétiens les plus fervents.
Sous le couvert de la joie franciscaine, on supprima le recueillement. Sous le couvert de l'efficacité, on reprocha aux œuvres catholiques d'entretenir la misère au lieu de la suppri-mer. Sous le couvert de la charité et de l'apostolat, on se précipita dans l'activisme. Sous le couvert du rayonnement de l'Eglise dans le Monde, on accusa le « ghetto chrétien » et on commença à s'intéresser plus aux questions sociales et politiques qu'à la vie spirituelle et même qu'à la pratique religieuse. Sous le couvert de la soumission à l'Eglise, on lui fit globalement confiance; en fait on se désintéressait de ce qu'elle enseignait sur les questions proprement religieuses, cela restait trop hors de la vie, trop étranger aux préoccupations et aux intérêts réels. La formation intérieure, parfois déjà bien médiocre jadis tant elle relevait d'un jansénisme décadent, devint inexistante; on se borna à favoriser une pratique rituelle des sacrements, incapable, parce qu'elle restait extérieure et collective, de résister aux crises de l'adolescence.

Est-il étonnant que dans ces conditions, aujourd'hui, les jeunes abandonnent une religion qui n'offre à leur intérêt, à leur ardeur que ce qu'ils peuvent trouver ailleurs, mais qui le leur propose seulement d'une manière affadie, sans le climat d'enthousiasme qui naît des luttes et des espoirs du messianisme contemporain? La tentation est grande dans ces groupes sociologiquement catholiques de substituer à l'Evangile l'idéologie en cours, de faire de celle-ci le centre de la vie, quitte à conserver, encore pour un temps, le vocabulaire chrétien. Est-il étonnant que dans ces conditions le recrutement sacerdotal, en dehors des êtres exceptionnellement reli-gieux, se fasse plus sous le signe de l'action pour la justice sociale et les réformes de structure telles qu'on les conçoit dans le monde, qu'en réponse à l'appel intime entendu par celui sur qui s'est porté le regard du Maître? D'ailleurs, pour justifier un choix dont les raisons étaient plus sociales que reli-gieuses, qui demandait plus de générosité que de vie spirituelle, on en était venu parfois à faire de l'appel de l'évêque le critère suffisant de la vocation à la prêtrise. Sans doute le climat discipliné, recueilli et pieux des séminaires résista-t-il assez longtemps à l'évolution générale de la jeunesse chré-tienne. A la longue, il n'en fut pas moins suffisamment transformé pour que la vie intérieure du clergé s'affaiblisse, malgré un dévouement souvent extrême, et que soient mises en question certaines disciplines ecclésiastiques parmi les plus traditionnelles. Celles-ci, en effet, comme la récitation du bréviaire et le célibat relevant plus ou moins directement de la vie monastique, exigent une vie intérieure d'autant plus intense qu'on s'écarte davantage du climat protégé et privilégié des couvents. Est-il étonnant que, dans ces conditions, le nombre des entrées au séminaire diminue avec rapidité, que celui des sorties avant l'ordination finale croisse, ainsi que celui des réductions à l'état laïque? Est-il étonnant que le désarroi du clergé se manifeste même parmi les meilleurs qui en sont parfois à ne plus oser proposer aux jeunes le don de soi qu'ils ont fait jadis et que personnellement ils ne veulent pas trahir?

Ainsi, on aurait tort de se borner à juger que la crise actuelle de l'Eglise est seulement la conséquence de celle qui secoue violemment le Monde sous le choc des bouleversements de la technique moderne et sous le poids des aliénations de la société nouvelle. En vérité, la crise qui concerne le christianisme est beaucoup plus grave, car, si dépendante qu'elle soit de l'autre, elle a aussi ses causes internes dont il ne faut pas minimiser l'importance et qui, en outre, le mettent en état de moindre résistance face aux perturbations qui l'assaillent du dehors.

La crise actuelle du catholicisme ne sera pas dénouée de sitôt.

Sans nul doute, l'Eglise sera conduite à une décentralisation extrême qui rappellera la poussière des Eglises locales du temps des origines. Pour être fidèle devant Dieu auprès des hommes, elle aura en effet à prendre des initiatives très diverses, tant sont variés les besoins et les possibilités humaines dans les différents pays, voire en un même lieu. Ces initiatives se feront jour sous l'impulsion d'individualités religieuses vigoureuses et tenaces, car un plan préconçu n'y suffirait pas, même s'il était mis en place par l'Autorité légitimée par les plus hautes traditions, mais privée du charisme convenable que ne remplace aucun pouvoir. Elles se produiront d'abord à l'intérieur de communautés réduites et de forte cohésion spirituelle, dont elles seront le fruit et la raison d'être. Socialement négligeables, ces groupes inorganisés mais très organiques conduiront à une conception de l'unité de l'Eglise tout à fait nouvelle qui distinguera celle-ci des religions plus ou moins liées structuralement à une société politique dont elles reçoivent leur identité et leur pérennité.

Sans nul doute, cette réorganisation sera une véritable recons-truction, car elle ne se produira pas avant que s'accumulent les ruines; ruines qui ne peuvent pas être imaginées de sang-froid, que seule la foi peut porter et concevoir comme néces-saires, parce qu'elles sont les conséquences malheureuses mais inéluctables de la condition humaine et de la vie en société.

Tant d'habitudes d'esprit invétérées d'où la foi n'est pas absente tendent à réduire cette reconstruction à une simple réforme qui n'empêchera pas la crise d'empirer. Quels délais ne faudra-t-il pas pour que l'Eglise critique l'origine et la portée de ses pouvoirs, résigne des situations établies depuis des siècles, se détache de la sécurité trompeuse que lui donne une doctrine mettant Dieu à son service, enfin pour qu'elle s'atteigne dans la nudité de la foi et la « folie » de sa mission? Quelles luttes ne devra-t-elle pas mener pour dominer ses hésitations et ses scrupules! Quel courage la Hiérarchie et en particulier l'Autorité suprême ne devront-elles pas avoir pour procéder à une telle mutation et en affronter les risques face au jugement de l'avenir? Ce ne sera que dans le van des déroutes que sauront s'y résoudre ceux en qui la foi des premiers disciples sera restée encore vivante! Mais alors combien seront-ils, et dans quelles conditions impossibles se trouveront-ils?

Cette reconstruction exigera une vitalité spirituelle exceptionnelle pour permettre à l'Eglise, grâce à une intelligence renouvelée de son histoire, d'innover avec sagesse dans le domaine jadis le plus assuré de la doctrine et de la disci-pline, sans trahir sa mission, mais au contraire, en prenant mieux conscience, parce qu'elle a la foi, de sa propre grandeur issue de celle de Jésus. Il faudra à l'Eglise découvrir sa genèse, les modalités de l'action de Dieu en elle, sans se diviniser comme elle ne doit pas non plus diviniser ce qui est humain en son Maître. En atteignant Dieu en Jésus par approfondissement spirituel et non en se bornant à affirmer sa divinité sous l'autorité exclusive de la tradition, elle atteindra Dieu en elle-même; ainsi doit faire le chrétien pour devenir disciple. Certaines manières de penser et de vivre liées aux traditions d'Israël, aux cultures grecque et latine ou encore issues d'évidences d'origine instinctive ou sociale étaient jadis spirituellement vivifiantes, elles ne le sont plus de nos jours. De nécessité absolue elles doivent être dépassées au nom d'une fidélité qui, par son développement même, demande à être toujours plus spiritualisée. Les connaissances scientifiques acquises et les perspectives plus larges et de tous ordres qu'elles autorisent contestent ces conceptions et ces comportements. Elles empêchent la plupart des hommes d'y souscrire d'une façon authentique. Ceux qui y réussissent ne le font qu'au prix de déformations intellectuelles et affectives qui durcissent et stérilisent. Quand la lettre de la tradition la plus vénérée est inadaptée, elle aliène l'homme au lieu de l'accomplir. Au nom de la religion, elle empêche d'être religieux ou fausse la vie spirituelle.

Récemment encore, cette recherche qui peut conduire à un dépassement était inconcevable pour les chrétiens qui l'auraient jugée incompatible avec leur religion. Elle était laissée aux incroyants qui, précisément parce qu'ils ignorent le mouvement de la foi, ne peuvent la mener que de l'extérieur et de façon insuffisante. En vérité, aujourd'hui, c'est la foi elle-même qui la commande. Sans cette recherche, poursuivie dans la totale indépendance qu'exige l'honnêteté intellectuelle, vivifiée aussi par l'approfondissement humain qui a permis d'atteindre le niveau de la foi en soi et de la foi en Dieu, le christianisme manque à sa mission. Il dégénère en une religion comme les autres, même s'il se montre par certains aspects moralement supérieur. Il est condamné à se cantonner dans le ghetto des affirmations incontrôlables où il s'étiole en croyances et en pratiques qui deviendront des somnifères pour les médiocres et des poisons pour les meilleurs.

Ce ne sont pas les événements, mais la foi des croyants, la conception que Jésus leur a donnée de Dieu qui auraient dû faire entreprendre cette recherche — et cela depuis longtemps —; l'avenir religieux de l'humanité en dépend, et sans nul doute aussi son avenir matériel, si assuré que celui-ci puisse paraître encore actuellement.

Tant que l'Autorité ne sera pas convaincue de la nécessité du renouvellement des perspectives chrétiennes pour être plus fidèle que par le passé à ce qu'a voulu Jésus et moins assujettie à ce qu'elle a été jadis, tant que sa conception de la fidélité ne lui permettra pas d'envisager, même seulement en droit, la possibilité de cette « re-formation», tant qu'elle n'aura pas su donner au peuple chrétien la spiritualité qui permettra ce « re-départ », l'Eglise trop semblable à ce qu'elle fut ne saura pas préparer l'avenir. Elle sera trop exclusivement préoccupée d'exposer des thèses générales, condamnées aux développements classiques savamment balancés entre des perspectives opposées; enseignements exacts sans nul doute, mais sans efficacité, car ces directives supposent pour être observées une réforme des hommes qu'il faudrait d'abord promouvoir et qui ne peut en aucune manière se produire dans les conditions actuelles. L'Eglise sera trop alourdie par des traditions et des disciplines qui n'ont pour être maintenues que les convenances et les utilités qu'elles présentaient jadis.

Elle restera trop ignorante des cas particuliers, des difficultés locales, incapable de susciter les initiatives nécessaires, préoccupée seulement de les maîtriser sinon de les empêcher.

Elle sera trop exclusivement adonnée aux tâches d'administration et de réglementation, juridiques et générales, « filtrant le moucheron et laissant passer le chameau ». Finalement, l'Eglise restera plus la fille de ses docteurs et de ses pontifes que le témoin de Celui dont elle est issue et sans lequel elle ne peut rien faire de constructif et de durable.

Toutes les initiatives que la Hiérarchie saura prendre seront trop inspirées par l'esprit du siècle, trop soumises à la pression des événements, mais aussi trop attachées à la conservation de structures et de doctrines qu'un passé a sacralisées. Tiraillées dans des sens différents, ses décisions céderont, toujours avec retard, à un opportunisme doctrinal de petite portée, où le verbalisme aura une large part pour pallier un pragmatisme trop réel. Malgré les précautions et les lenteurs observées, ses réformes seront improvisées. Malgré leur importance, elles seront sans commune mesure avec ce qu'il faudrait entreprendre pour porter remède aux causes profondes d'une crise
dont certaines remontent sans doute jusqu'aux origines du christianisme et jusqu'à l'écart qui sépare les premiers disciples eux-mêmes de Jésus. Sans nul doute les progrès modernes dans l'ordre de la connaissance, les exigences de l'honnêteté intellectuelle, les nouvelles aspirations spirituelles des hommes ont été l'occasion de cette crise et l'ont déclenchée plus que les bouleversements modernes.

Il faudra accepter que l'Eglise prenne dans l'avenir un visage où seule la foi saura reconnaître les traits essentiels de ce qu'elle est maintenant, tant il sera nouveau. D'ailleurs la foi n'est-elle pas nécessaire pour reconnaitre dans l'Eglise du xx° siècle l'esprit qui animait les premiers disciples, si on ne cède pas aux imaginations et aux théories qui font des Eglises naissantes les prototypes mi nuscules de l'organisation ecclésiastique actuelle? En vérité, la continuité de l'Eglise et sa fidélité ne sont perceptibles que par la foi et ne se manifestent pas par des réalités extérieures, objectives comme des faits. L'Eglise de demain sera pour le moins aussi différente de l'Eglise d'aujourd'hui que celle-ci l'est de l'Eglise des origines. Cependant, on peut penser que l'Eglise de l'avenir sera conduite sans l'avoir prémédité, en dehors de toute imitation, par fidélité intime, à retrouver sous une autre forme et sans en avoir fait d'avance la théorie la manière d'exister des premiers temps et qu'elle aura de Jésus une intelligence qui se rapprochera de celle qu'ont eue les premiers disciples avant même qu'ils aient constitué leur doctrine à son sujet.

Une telle évolution est irréalisable dans les conditions actuelles. Pour que l'Autorité s'engage résolument dans cette voie, pour que le peuple chrétien dans son ensemble la suive, il faudra qu'elle et lui y soient préparés lentement, longuement, secrètement par la recherche silencieuse et tenace de disciples qui en font l'essentiel de leur fidélité. Ce que ceux-ci ont reçu de l'Eglise sera à l'origine de ce qu'ils lui apporteront. Ils seront, par leur présence plus encore que par toute action ayant une importance sociale, les catalyseurs d'une transformation dont on peut reconnaître l'urgence, mais dont on ne saurait surestimer l'importance. A leurs risques et périls, ils devront se consacrer à cette recherche; savoir que plus l'œuvre est grande, plus sa maturation sous le rayonnement de la foi demande du temps. En vérité une vie humaine n'y suffira pas, elle devra se prolonger par paternité spirituelle dans d'autres vies. D'ailleurs n'est-ce pas toujours ainsi que l'Eglise s'est perpétuée dans son originalité essentielle sous la légitimité de ses structures et la continuité de sa doctrine et de ses lois? Ce seront uniquement ces croyants-là qui prépareront les chemins où l'Eglise devra s'engager. Les tradi-tionnalistes et les contestataires, dont l'action relève plus des déterminismes sociologiques que de la puissance créatrice de la foi, ne font que retarder ou abâtardir la conversion qui s'impose.
Cette préparation des temps nouveaux que l'Eglise doit vivre pour vraiment survivre est dans l'esprit de celle que firent les spirituels de l'Ancien Testament et qui permit l'avènement de Jésus. Elle établira entre eux et les croyants qui la mèneront une conformité et une communion de vie incomparablement plus réelles que celles fondées sur l'adhésion et la soumission sacralisées aux Ecritures. Puisse-t-elle donner à l'Eglise le secret visage que Jésus lui a désiré aux heures de la fin, quand sa mort lui a paru nécessaire pour que sa mission ne soit pas finalement vaine.

Marcel LÉGAUT

Etudes, Octobre 1970