Il m’avait semblé utile de réfléchir avec Jacques Prévotat1 sur les « Théologiens laïcs des années trente2 ». Pour le chrétien laïque dans l’Église, il insiste sur l’importance de l’autonomie par rapport à la hiérarchie, le sentiment d’avoir une mission spécifique. Il montre la réflexion autour du rapport entre, d’une part vie religieuse / vie spirituelle et, d’autre part, vie professionnelle de l’enseignant, autour de la Paroisse Universitaire, à laquelle Marcel Légaut a apporté plusieurs fois sa contribution. Jacques Prévotat indique la caution apportée en 1934 par Marcel Légaut à un Manifeste Pour le bien commun. Les responsabilités du chrétien et le Moment présent, par un groupe de professeurs, d’écrivains et d’artistes catholiques. A gauche en réaction, on se dirige vers le Front Populaire. Suivons la piste, en se reportant à des extraits publiés sous le titre Les moyens pauvres3 et à l’original4.
En février 1934, la France a été secouée : les Ligues, notamment les Croix de Feu du colonel La Roque, manifestent violemment : il y a des morts. Un groupe de professeurs, d’écrivains et d’artistes catholiques mettent leur nom au bas d’un manifeste5. Ils s’inclinent devant les morts : « Dans les sombres journées de février, il y a eu des morts, tous ces morts ont droit à notre prière ». Ils font le lien entre la « vigilance intérieure [qui] se traduit à l’extérieur par des paroles et par des actes (…) une vigilance crée ainsi autour d’elle un rayonnement efficace de vérité et de paix (…) ». Ils sont « profondément convaincus que ces moyens de l’ordre spirituel et de l’ordre de la vie privée, que ces moyens pauvres, sont les premiers requis. Cette activité de l’âme est plus urgente et plus pratique que bien des activités plus visibles, elle conditionne tout le reste (…) ». « Le politique est d’ordre intrinsèquement moral (…) le religieux et le politique, c’est en nous, là où est le royaume de Dieu (…) Dans les tempêtes de violence déchaînées, nous ne reconnaissons pas l’esprit de Celui que nous aimons (…) [Il faut] faire entendre le murmure de Dieu (…) ce murmure un jour que peut-être nous verrons, peut-être nous ne verrons pas, passera aussi dans l’événement. »
Il y a là une indignation contre « quelque chose de pourri » qui pèse sur la vie nationale ; les signataires constatent qu’il y a « deux moitiés de France dressées l’une contre l’autre », un camp sensible à la décomposition politique, l’autre sensibilité touchant à l’injustice sociale actuelle. Certes, « c’est en catholiques que nous voulons parler… Cependant nous ne nous adressons pas seulement aux catholiques mais à tous ceux qui éprouvent les mêmes angoisses que nous pour le bien commun et qui croient comme nous à la dignité humaine (…) » Aboutir à un tiers parti assez puissant pour restaurer efficacement la notion de bien commun, tel est le souhait de ces 52 signataires, agrégés (sept), professeurs de lycées, universitaires de l’enseignement confessionnel (quatre), de l’enseignement public (douze) en compagnie de quelques musiciens (Maurice Jaubert), de quelques médecins ou juristes…
Ce jalon est précieux pour cerner les engagements ultérieurs de Marcel Légaut, que ce soit son refus de signer avec Maurice Zundel un manifeste en faveur du Front Populaire, ou plus tard, en 1989, un « Appel à son Église » publié dans le quotidien Le Monde6. Toujours est-il que ce jalon permet d’attester un lien entre Légaut et Mounier, surtout par le biais de membres du groupe Légaut.
La parution, exhaustive, des Entretiens 1926 – 1944. Emmanuel Mounier par Bernard Comte7, permet non seulement d’avoir connaissance de la manière dont Mounier perçoit Légaut, mais aussi de constater, autour d’Esprit, la présence de membres du groupe Légaut, avant tout Jacques Perret et Lucien Matthieu. Grâce à l’index, on se reporte aisément aux quatre passages où Légaut est mentionné :
- « Le groupe Légaut (…) une piété exemplaire, mais aucun écho dans leurs cours » (15 novembre 1926). Cette objection est elle recevable au titre de l’enseignement public ? (p. 81).
- « Il semble que son attitude est orgueilleuse car il veut agir comme le font tous les ordres religieux, toute la société ancienne et récente, à former une petite élite bien pure, bien fermée de disciples moulés sur le même modèle (…) » (p. 110).
- « Le cercle mystique de Légaut » (p. 485) est cité en 1933.
- « Le 30 novembre 1940, Légaut vient à peine de s’installer aux Granges de Lesches et vient d’échanger son poste à Rennes contre un poste à Lyon, qu’il participe à une première réunion d’une quinzaine des repliés lyonnais. » Une note acte la rupture majeure de Légaut, du fait de son expérience du commandement et de l’effondrement du pays, note s’appuyant sur le colloque de Lyon (p. 663).
Toutefois, il est nécessaire d’aller plus loin. Jacques Perret, un des piliers des premiers groupes Légaut (Prières d’un croyant est écrit en partie par lui) est responsable jusqu’en 1940 du Journal intérieur des groupes locaux (p. 677) à Esprit. Mais c’est Lucien Matthieu (1905-1999), agrégé de sciences naturelles, ancien élève de Saint-Cloud, professeur à l’École Normale catholique d’Obernai, qui représente le groupe Légaut où nombre d’anciens étaient abonnés à Esprit (Pierre Voirin, Jean Ehrhard). En juillet 1933, une séance du Congrès de la 3ème Force a lieu à Tours : « (…) Matthieu, qui vit dans la mystique de Légaut, y fit une longue confession d’adhésion, parla de toutes les difficultés, gênes, réticences, tentations qu’un chrétien comme lui avait éprouvées au cours de ces débats jusqu’à l’acte de foi final. Il salua les incroyants dans l’égalité (…) Tout cela un peu embrouillé et verbeux mais si sincère et nu dans le fond qu’une atmosphère fut créée (…) » (p. 485).
On retrouve la présence de Lucien Matthieu à Esprit en 1938. Mounier publie dans Esprit un bilan incisif sur « La trahison de Munich » qui abandonne la Tchécoslovaquie et cède le terrain à Hitler8. Le courrier des lecteurs, retrouvé et publié, présente les réactions – différentes – de Perret et de Matthieu ; ce dernier se rendra à Paris pour discuter de la situation. Matthieu donne par ailleurs trois noms –deux sont estropiés par l’éditeur, ce qui n’a pas permis de tirer le fil – de personnes à inviter à cette réunion : Legant (Légaut), Voisin (Voirin) et Haumesser.
Si Mounier – décédé en 1950 – n’a pas pu mesurer l’évolution de Légaut, encore moins lire les écrits des Granges, la situation actuelle me semble plus complexe : Guy Coq a lu et réfléchi à l’apport de Marcel Légaut, et nombre de membres du groupe Légaut ont lu ou lisent Esprit, voire ont participé à sa rédaction (Jean Ehrhard, Antoine Girin, Zadou-Naisky…), même si les philosophes semblent avoir envahi la revue.
Dominique LERCH
