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Écriture et enfantement à soi : en juin 1987, une préface de Marcel Légaut à Lettre à moi-même de Paul Kohler

L’homme a besoin de se proférer pour devenir lui-même.

À certaines heures, quand il se trouve dégagé suffisamment des préoccupations du quotidien, il s’y emploie grâce à un dédoublement de soi qui lui permet de se dire comme à un autre, comme au meilleur de lui-même.

Le plus souvent, il devient en s’entendant se dire à celui qui l’aide silencieusement à faire l’aveu de soi, par une présence toute d’écoute et d’accueil.

L’homme arrive ainsi peu à peu à se constituer au long de sa vie dans une relative autonomie.

Il établit sa demeure dans la totalité de son histoire au point de n’être plus exclusivement dépendant des temps et des lieux.

Il habite son existence et fait corps avec elle.

Il devient un fruit du milieu où il est immergé, tel le cristal qui s’augmente de ce que l’eau mère lui a apporté en le déposant selon ce qui y est déjà disposé.

Par la part infime qui lui est propre, l’homme est élevé au niveau du créateur de ce qu’il devient à partir de ce qu’il est et reçoit.

Écrire ce qu’on s’est dit, ce qu’on s’est entendu se dire à l’autre, non de toute manière, ce n’est pas aisé.

Il est difficile de se reconnaître dans sa propre écriture, tant la distance est grande qui sépare ce qui est venu à l’esprit du même mouvement que sur les lèvres, de ce que peut fixer la page blanche, déjà figé dans l’atonie des expressions soumises à la grammaire de la langue commune et assujetti aux éclaircissements indispensables parce que le temps du jaillissement est passé et que s’est enfui le sens que seule la présence soutient de son souffle.

Cependant ce qui n’est pas saisissable dans la vigueur initiale du surgissement peut être de nouveau approché jusqu’à être ressuscité, vivant et fécondant.

Il faut pour cela sans cesse le dire et le redire autrement. 

On y est aidé par la ronde des mots et la cadence des phrases, par l’enchevêtrement des dires complémentaires et de leurs apparentes contradictions.

Se laisser entraîner par le mouvement de la pensée qui s’efforce de retrouver sa vigueur initiale, et où l’analyse alterne avec l’affirmation, où au questionnement succède une réponse qui déjà s’estompe tant elle n’épouse pas tout ce qui est attendu d’elle.

À chaque fois, si la grâce lui en est donnée, le lecteur fait un pas de plus dans la découverte de soi sans d’ailleurs rien ajouter à ce que déjà il en sait ; c’est seulement un contact plus réel, plus étroit avec soi…

À chaque fois, si le seuil s’en est laissé franchir, le lecteur accède à l’intelligence qui l’ouvre sur sa vie sans en rien pouvoir décrire celle-ci autrement que par son effort à se maintenir en liaison avec ce qui d’elle sans cesse sous ses yeux se dissipe et s’éparpille…

Voilà l’impression que je ressens à la lecture de ce travail d’enfantement du verbe qui est aussi engendrement de son auteur.

Lecture dont il ne faut pas forcer l’heure, mais qui est préparée secrètement par ce qu’on a vécu en esprit et en vérité.

Lecture qui ne supporte pas de longues entreprises mais qui exige de fréquentes reprises, et je ne sais quoi de la part du lecteur, qui ne se mesure pas en résolution mais en attention, non en application mais en imprégnation.

Lecture à mener lentement, coupée de larges plages de silence, où dans celui qui la fait se poursuit continûment l’écho de ce qu’il a déjà compris jusqu’à ce qu’il en ait encore davantage l’intelligence.

Un signe positif qu’on est sur le bon chemin : on a quitté vite la lecture de ces pages, mais on la reprend rapidement comme si c’était vers soi qu’alors on se trouvait tiré par un fil invisible…