(Ecrit le 3 septembre 1977)
Comment ai-je pu rencontrer Légaut alors que j'étais perdu dans un petit village ?
De la manière la plus simple et la plus humaine. Un certain dimanche, c'était la fête dans un village voisin où ma femme avait des parents. Elle est allé danser sans son mari et s'est dénichée un jeune instituteur assez séduisant, que certains d'entre vous connaissent : Jean Chognot.C'était l'année où Bremond avait été reçu à l'Académie Française. J'avais lu "La poésie pure", "Prière et poésie" et cela m'avait donné l'envie de lire "L'histoire du sentiment religieux", mais mes finances ne me permettaient pas d'acheter actuellement ces volumes.
J'ai donc fait la connaissance de ce garçon. Histoire de meubler la conversation, on a échangé sur nos lectures et, en parlant de Bremond, il me dit :"Je connais quelqu'un qui pourrait vous prêter ces livres, je suis sûr qu'il les a". Il me donne une adresse : M. Marcel Légaut, professeur à l'université de Rennes. Jean Chognot avait fait partie du petit groupe que Légaut avait. réuni l'année où il était professeur à l'université de Nancy. C'était probablement l'année précédente.
J'ai envoyé une lettre, en m'excusant, sans faute d'orthographe, mais d'ailleurs cela n'aurait pas eu d'importance car Légaut ne les aurait pas vues. "Monsieur le Professeur, j'apprends que... Si vous pouviez m'envoyer l'un ou l'autre de ces livres, je vous en serais bien reconnaissant et je suis, bien entendu, prêt à vous payer la somme que vous m'indiquerez pour la location..."
Réponse de Légaut, c'était un peu avant Noël : "Je vais justement à Ste Odile pendant les vacances de Noël, je passe vous déposer ces livres". En effet on s'est donné rendez-vous au pied de la "colline inspirée" où notre camarade Cheritet était instituteur. J'ai demandé une demi-journée de congé. Nous descendons à la gare par un petit train. Sur le quai, en dehors du chef de gare, il y avait une seule personne. C'était un monsieur habillé, je ne dirais pas d'une manière minable, mais modeste, qui vient vers nous en disant : Je suis Marcel Légaut. Je m'attendais à tout autre chose. Je n'avais jamais vu de ma vie un professeur de faculté mais, enfin, ils sont habillés d'une façon telle qu'on les distingue. Je pensais qu'un professeur ne pouvait pas faire moins. J'étais déçu.
Nous sommes entrés chez l'ami Cheritet. En attendant la fin de la classe, Légaut a fait la cuisine. Le lendemain matin, nous voilà sous la neige en train de gravir "la colline inspirée" de Maurice Barrès. Il y a un couvent là-haut. Arrivés, nous entrons, nous demandons au Père qu'il veuille bien nous prêter une pièce, je ne savais pas pour quoi faire. D'emblée, Légaut nous a fait, pour trois auditeurs, une méditation sur "l'étoile des mages". Évidemment, ça m'a fait de l'effet. Il y avait un effet différent qui était moins positif, c'est que, de temps en temps, la porte s'entrebâillait et je croyais deviner le bout de l'oreille du Père qui devait se demander ce que ces quatre laïcs pouvaient bien faire dans cette salle. Cela m'a fait de l'effet pour toutes sortes de raisons et je pense que ça a été la même chose pour ma femme. Le lieu est une "colline inspirée" comme chacun sait, mais j'ai trouvé étonnant qu'un laïc parle de choses religieuses. Je n'avais jamais entendu parler de cette façon que par les braves prêtres, dans leurs homélies, et souvent en moins bien. Après ce premier contact, Légaut nous a dit : "Il faut absolument que vous veniez aux Journées Universitaires". Je me demandais un peu ce que c'était. Nous sommes donc allés aux Journées Universitaires de Dijon où j'ai été non moins épaté. C'était en 1931. Parmi les camarades que j'ai connus là, il y avait Renevier, Marguerite Miolane... J'ai surtout le souvenir de Giry et de Teston qui sont intervenus, poussés dans le dos par Légaut, pour aller contredire les savants orateurs qui étaient là. Je trouvais ça très drôle, que de petits maîtres d'école, des jeunes, tiennent tête vaillamment, je ne dis pas efficacement, mais quand même vaillamment, à des professeurs d'université. Mon univers se retournait vraiment, je n'y comprenais plus rien.
A la suite de ceci, Légaut nous dit :"Maintenant, il vous reste deux choses à faire. La première, c'est de faire chez vous un petit groupe d'accueil pour les camarades instituteurs catholiques qui sont bien isolés. La deuxième, c'est de venir passer une partie de vos vacances à Scourdois", qui ouvrait cette année-là; Chadefaud était déjà ouvert auparavant. Nous avons essayé d'ouvrir notre maison dans le petit village. On était très peu nombreux. Légaut nous a dit :"Dans ce village, ça ne peut pas marcher, il n'y a pas de moyen de communication. Il faut vous faire nommer dans un endroit qui soit vraiment accessible", si bien que nous avons déménagé cette année-là pour aller dans un endroit plus accessible. Voilà maintenant l'accueil qui s'est produit pour nous à Scourdois :
J'aurais pu commencer mon petit topo par une lecture du livre de la Genèse : Au commencement était le groupe... Nous étions quelques entrants à ne pas le savoir et j'étais de ceux-là. Or le groupe existait bien avant cette aventure que je vous raconte. Arrivant à Scourdois, nous nous sommes trouvés assez perdus car tout le monde avait l'air d'être au courant de l'existence de ce groupe dont je n'avais eu que des vues assez rapides lors de mes contacts précédents avec Légaut.
J'ai gardé un souvenir fort sympathique de l'accueil et je pense que c'est une des caractéristiques de ce groupe depuis le début. Ce que j'en ai vu et qui m'a considérablement rassuré, moi qui étais instituteur de campagne, c'est la qualité de l'accueil, je ne dis pas plein de tendresse, ce n'est pas exactement ça, mais il y avait de quoi s'en souvenir
Je me revois très bien arrivant à Scourdois. Le premier à qui j'ai causé s'appelait André Négrin. Il était encore mineur à l'époque et travaillait à Decazeville. Puis l'abbé Codis bien sûr, et d'autres camarades. A peine installé, je vois très bien la grande table, immense, autour de laquelle nous étions 30 ou 40, je ne saurais dire combien. On essayait de se faire tout petits. Si on avait pu se cacher, on aurait bien essayé mais c'était arrondi aux bords, on vous voyait de partout là-dedans. Je me revois très bien, et ça causait, ça causait... Tout d'un coup, un silence... Dans ce silence, la voix claironnante de Giry, cette belle voix magnifique, qui s'adresse à moi :"Que pensez-vous de l'évolution de la philosophie contemporaine en France ?" En vérité, je n'en pensais rien. Par chance, j'ai découvert quelque chose d'assez mystérieux, c'est que les fourchettes se sont remises à piquer les assiettes. C'est charitable, les fourchettes ! Dans ce bruit, on n'a pas entendu que je n'avais pas répondu. Ce premier choc nous a fait un certain effet quand même.
Une petite anecdote qui n'est pas contemporaine, mais qui montre un autre aspect de cet accueil fort sympathique. J'aime me promener autour du parc, les mains derrière le dos en méditant, en faisant mine de méditer... J'ai fait cinq ans de captivité, la foule ne me gêne pas beaucoup. Donc j'avais l'habitude de me promener solitaire et ça m'a joué des tours dans ma vie, ce jour-là en particulier. Un gars qui marchait derrière moi se met à ma hauteur et me dit : "Mon Père, voulez-vous me confesser ?", j'ai hésité un moment ! Un autre jour, dans le parc de Scourdois, je me promenais avec cette même allure mélancolique et triste car les camarades croient toujours que je suis triste quand je me promène seul, ce qui n'est pas le cas. Le cher Raymond Berriot, qui est la tendresse même, se dit : "Ce type-là, qu'est-ce qu'il peut faire ? Il ne connaît pas grand monde ici, il faut vraiment aller le dépanner". Il vient vers moi et entame la conversation. Je suis poli, j'ai accepté la conversation. Je ne me souviens plus très bien de quoi j'ai parlé, mais de fil en aiguille, au bout de deux ou trois phrases que j'ai dites, il s'écrie :"Marie-Louise, viens vite, Glossinde dit des choses intéressantes". Je me suis dit :"Pour une fois que ça m'arrive !" C'était très gentil et je dois dire que cela a été très général dans le groupe car les camarades qui arrivaient étaient presque toujours mis à l'aise au premier contact. Je parle de ceux qui, comme moi, n'étaient pas des professeurs et pour qui le premier choc était un peu rude quand même parce que les discussions, les topos, c'était chaque fois à une altitude qui vous collait le vertige. Quand on est un petit instituteur de campagne, ce n'est pas tout à fait pour vous mettre à l'aise mais il y avait toujours la contrepartie. Donc l'accueil a, je crois, toujours été une excellente chose.
Je pourrais ajouter ceci pour mettre un petit peu de pittoresque dans la chose. Surtout quand on débarquait à la gare du Breuil, il y avait dans les environs, quelque part, la voiture de la maison, la fameuse B2, qui était une décapotable, laquelle voiture était munie de tous les perfectionnements de l'époque, y compris une roue de secours remplie de foin. Enfin, il y avait différentes choses qui étaient assez bien dans cette voiture. Et elle roulait ! Il suffisait de lui mettre, de temps en temps, de l'essence. On y mettait aussi de l'eau quand ça fumait, de l'huile quand le moteur commençait à clignoter, à rougir... Mais ça roulait, elle n'était jamais en panne. Quand ça arrivait, on descendait de voiture, on en faisait deux ou trois fois le tour, on remontait et elle repartait. Ajoutez à cela que, si la voiture était fort fidèle comme vous le savez, les gens de Le Breuil-sur-Couze ou de St Germain-Lembron ne l'étaient pas moins. Il suffisait que vous descendiez de la gare avec l'air de ne pas être d'ici, les gens vous repéraient :"Vous allez à Chadefaud ? La voiture vous attend là-bas". Une voiture merveilleuse comme il se doit, qui a servi d'abord à transporter des voyageurs et, occasionnellement, différentes marchandises comme des stocks de charbon. Il me semble même qu'une fois, j'avais dans la voiture un certain stock de charbon, Yvonne Gaston à côté de moi et, sur le stock de charbon, le Père Gaudefroy, et, sur le Père Gaudefroy, un parapluie car il pleuvait. Et nous avons traversé brillamment, comme ça, St Germain-Lembron. Cette voiture nous servait aussi à faire passer les permis de conduire à nos camarades car ils se passaient assez bien à Issoire. Je voudrais vous parler maintenant un petit peu de ce que j'appellerais l'initiation. En effet, c'était pour moi et pour beaucoup d'entre nous un monde tout nouveau, par le rythme de vie et par un certain vocabulaire que j'y ai appris. D'abord le rythme, il y avait la cloche et l'inséparable Lucien Matthieu à 6h30. La cloche, comme les épluchures, c'était un sacramental ; la réunion, c'était le huitième sacrement et le groupe, c'était le transport d'anges. Il fallait d'abord se placer là- dedans. On y arrivait avec un peu d'explication et de pratique. Il fallait apprendre, surtout apprendre le silence. Et Jean vous dira qu'il y a une différence entre l'absence de bruit et le silence...
Il y avait la cloche et l'inséparable Lucien Matthieu à 6 h et demi. Il fallait apprendre, surtout apprendre le silence. C'est là que Jean vous dira qu'il y a une différence entre l'absence de bruit et le silence. L'absence de bruit, ça doit se pratiquer avec un art suprême mais le reste, c'était beaucoup plus difficile. Ce fut le plus cruel pour moi. Il y avait donc la préparation à la messe, la prière du matin et la messe. La prière, c'était tout un style car on en inventait. Il y avait un invitatoire et après ces invitatoires, on récitait les Primes. C'était superbe. On avait la messe, bien sûr. Puis on avait le petit déjeuner après la messe. On avait l'oraison ensuite, la méditation du matin évidemment. On disait l'angélus et on mangeait. Je ne vous parlerai pas de la nourriture. Elle était bonne en général. A Scourdois, nous étions plutôt privilégiés. A Chadefaud, c'était pesé au gramme près. Il y avait un technocrate avant la lettre, c'était le frère de Jacques Perret, Georges, qui savait combien de grammes de lentilles étaient suffisants pour nourrir un jeune. A une époque, ce devait être en 1935, nous étions à Chadefaud en même temps que les Giry. On trouvait que les parts de fromage étaient un peu justes. On est allé à Issoire en acheter. Il y avait aussi Mme Faivre à la cuisine mais c'était Georges Perret qui faisait les rations et elles étaient rationnelles ! L'après-midi, il y avait un soit-disant repos mais, très vite, on reprenait le collier car, dans l'après-midi, il y avait successivement un topo et la répétition de chant. Nous chantions. Voyez comme l'esprit de communauté nous a gagnés, nous chantions. Cela me fait penser à des camarades de captivité. On avait organisé des sports et j'avais un camarade de chambre qui était très sportif, c'est-à-dire qu'il allait voir les matchs et, quand il revenait, il nous disait :"Nous avons gagné" ou "Ils ont perdu", c'était des jeunes dont il parlait. L'abbé Gaudefroy, à la liturgie de la patate, nous faisait chanter et Mgr Fauvel nous faisait chanter Le curé de St Malo, Perrine était servante en particulier qui était une de ses spécialités.
Continuons : le soir, le repas, le salut, les complies, et le chapelet après les complies Voilà ce qui était recommandé ; en un autre langage, ça veut dire "obligatoire". Alors, ça ne suffisait pas. En dehors de ces choses recommandées, il restait tout de même des temps relativement libres que des gens bien intentionnés utilisaient pour faire, non pas des répétitions de chant, mais des répétitions de topos. Certains topos n'étant pas toujours à la hauteur, imaginez le topo d'hier par exemple, Marie Roptin réunissait ses sévriennes et refaisait le topo en français. L'abbé Fauvel faisait de même avec les petits camarades instituteurs..., tout partout. Comme la journée n'était tout de même pas assez longue, j'en connais qui, nuitamment, se promenaient sous les ombrages (évidemment la nuit !) pour continuer la journée. Quand un monsieur que je ne nommerai pas et qui s'appelle Pierre Renevier revenait dans sa chambre, il y trouvait des bouquins, des châles, une bouillotte et quelquefois sa femme dans son lit car elle dormait, la sainte femme, alors que Renevier dilapidait sa parole utile au clair de lune, sous les arbres du parc.
Malgré ces activités que nous avions et qui étaient assez bouillonnantes, Légaut s'était rendu compte assez vite que quelque chose clochait, c'est-à-dire que nous étions trop intellectuels. Il avait eu l'intuition de ces choses. Alors il y eut diverses tentatives d'humanisation. Je ne vous les dirai pas toutes. On entrait dans un truc, on échouait; on en prenait un autre... On ne sait pas à quel point la vertu d'espérance soutient l'homme. Je me souviens de l'année où Légaut a condamné tout le monde à danser. On chantait comme chacun sait, nous chantions en épluchant les pommes de terre et en d'autres occasions, il fallait donc danser. Une certaine fois, je me souviens que trois dames se sont mises à presser de petites vieilles noix, de petites noix toutes noires... car elles ne savaient pas danser !!
Le plus drôle, c'est le coup des matelas. C'est quelque chose d'absolument sensationnel. Tous les camarades vous la diront en même temps que moi, avec mes propres paroles. Pour ceux qui ne connaissent pas l'histoire et pour montrer combien nous avons toujours pu rester extrêmement près du concret dans cette communion que nous formions, il vaut la peine de la conter. Toutes les histoires sont un peu ambiguës. Légaut avait décidé qu'il fallait se tourner un tout petit peu vers la peine des hommes et des femmes bien sûr. Une excellente occasion s'est présentée. Il avait fait la connaissance, déjà, d'un berger qui traînait son troupeau entre les deux maisons, un ancien mineur, avec qui il aimait bavarder. C'est ainsi que le berger lui avait proposé de lui refiler les toisons de ses moutons. Légaut avait accepté, et nous aussi, dans la perspective d'avoir des matelas un peu moins durs. Ainsi fut fait. La plupart des gens étaient d'accord pour dire que, utiliser la laine des moutons telle qu'elle pour en faire des matelas, ce serait peut-être un peu trop odorant la nuit. Donc il fallait les laver. D'abord, de toute évidence, il allait de soi que les hommes devaient faire cette lessive. Je vois encore le spectacle. On a apporté les plus grandes lessiveuses qu'on a pu trouver, on a bourré la laine dedans, on y a mis un peu d'eau, car il le fallait paraît-il, et tout ceci sur le feu, un feu ardent si possible, plus le couvercle pour que ça marine. Je vois encore ces délicieuses sévriennes, ces chères demoiselles, que nous avons laissé lâchement se présenter face au danger. Elles ont soulevé le couvercle et sont tombées comme des mouches les unes après les autres. On a compris que ce n'était pas la très bonne solution. Après, on a trouvé beaucoup plus poétique. On a vidé le tout dans la cour et chacun, au rythme de sa fantaisie, dansait sur la laine des moutons et tout ça, pour la laver. On avait même imaginé de faire rouler la voiture sur la laine. C'était joli comme tout, très pastoral, mais pas très efficace... Il ne restait qu'à faire les matelas. On l'a cardée avant, cela va de soi.
Qui a fait les matelas ? C'est notre cuisinière, la bonne Madame Schneider !
Bien que formant une communauté très unie, il y avait, il faut bien le dire, une hostilité larvée, de petits tiraillements, entre les deux maisons, entre l'aristocratie et la plèbe. A Scourdois, nous étions tout de même, je n'oserais dire, les mal-pensants. Il était entendu que Scourdois était un peu plus confortable. On y mettait des personnes plus fragiles, comme Mme Garraud qui était très malade, les gens qui n'étaient pas en parfaite santé, comme Rosset. Il faut donc reconnaître que Scourdois n'avait pas le même dynamisme que Chadefaud. C'est nous qui le vivions ainsi. Nous acceptions la servitude mais nous nous vengions en disant : Les aristocrates, en parlant des autres.
Nous avions des tas d'idées, n'est-ce pas Marie-Thérèse. A un certain moment, on a pris conscience qu'on était toujours en train de courir de Scourdois à Chadefaud et on a eu l'idée de relier les deux maisons par le téléphone à travers l'immense pré qui les séparait. On a acheté les appareils, on a déroulé des kilomètres de fil. Ce à quoi on n'avait pas pensé, c'est qu'il fallait des ouvriers pour l'entretien de la ligne car, si nous étions des constructeurs, les moutons, eux, étaient des destructeurs. Chaque fois qu'ils passaient dans le pré, ils bouffaient le fil et notre téléphone ne fonctionnait à peu près jamais, si bien qu'il a été abandonné quelque part. Maintenant, ce sont peut-être des archéologues des temps futurs qui le redécouvriront et diront que ça date du temps de la guerre de 40 : "Voyez comment les Français de cette époque étaient outillés pour fabriquer des liaisons téléphoniques !"
Ce fut aussi à cette époque que Légaut a été pris de cette frénésie de construire. On avait trouvé en effet que l'existence de foyers avec des enfants à Scourdois n'était pas toujours la meilleure solution pour l'ensemble de la communauté car les foyers n'avaient pas leur autonomie et pouvaient être un peu gênés. La solution consistait à construire, sur cet immense territoire, de petites maisons que les camarades recevraient en attribution mais que tout le monde construirait ensemble. Il y avait des statuts qui existent encore. On a tous les papiers concernant Légaut depuis l'achat de Chadefaud jusqu'aux statuts de la société Chadefaud-Scourdois en vue des constructions et même la liste des premiers souscripteurs.
A la veille de la guerre, on était allé explorer différentes propriétés qu'on se disposait à acheter. Il y a encore des photos des propriétés qu'on est allé visiter, des châteaux. Il y avait un album de photos mais il faut avouer que nous n'avions pas de bons appareils. On ne s'en rend pas compte mais les camarades étaient prêts à engager leur argent dans ces entreprises. Quand on a décidé d'acheter une propriété, en très peu de temps, en trois semaines, on a reçu 117 000 francs. A ce moment-là, en 34-35, une souscription de 5 ou 10 000 francs représentait une année de salaire, un année de traitement. On a organisé Chadefaud et Scourdois avec rien. Marguerite Miolane nous avait vendu des tables ovales pour 17 francs. Il y a encore ici, à Mirmande, des tables, des marmites, des ustensiles de cuisine..., achetés pour Scourdois. Il y avait une générosité de la part de ces jeunes qui sentaient quelque chose, qui croyaient avoir trouvé vraiment une voie pour eux. On était dans un univers de rêve, absolument.
C'est une chose assez curieuse : les questions d'argent n'ont jamais pesé dans notre groupe. Cela a toujours épaté les gens. Hélène vous dira, par exemple, qu'à un certain moment, pour acheter sa maison, elle a été obligée d'emprunter. Le notaire a été surpris quand elle lui a dit qu'elle avait trouvé très facilement des gens pour l'aider. Les camarades acceptaient de prêter. Quand j'ai eu un accident de voiture, je n'avais pas de quoi payer la facture. Marguerite m'a envoyé l'argent pour payer. A l'époque, je n'ai pas été gêné pour le lui demander, pas plus que je n'aurais été gêné d'en prêter à d'autres. C'est quand même quelque chose d'assez particulier et qui a toujours un peu étonné les gens étrangers au groupe. Quand on avait besoin d'argent, on en trouvait spontanément. Un camarade, nouveau dans le groupe, s'est trouvé veuf avec un bébé et des dettes. Perret lui a prêté l'argent, une somme énorme à l'époque. Légaut n'avait jamais d'argent pour prendre son train. A Scourdois, il demandait si on ne pouvait pas lui prêter 15 francs. Un jour, comme il faisait le voyage avec moi, je lui avais acheté son billet et... un béret car, vraiment, pour se faire remarquer... Régulièrement, on lui achetait des bérets mais je ne le fais plus car ils disparaissent aussi vite que possible et réapparaît le vieux béret. La dernière fois, c'était à St Chamond, il avait un béret minable. La vendeuse lui dit : "Donnez-moi votre vieux béret". Il a répondu : "Non, je le garde pour la nuit". Elle a cru qu'il plaisantait, je n'en suis pas sûr !
... J'ai oublié de dire une chose qui est très importante et je suis sérieux en le disant. Dans ce groupe, à Scourdois et à Chadefaud, pour la première fois, j'ai rencontré des prêtres qui acceptaient de parler, sans doute, mais qui acceptaient surtout d'écouter mes âneries et celles d'un certain nombre d'autres. Comme probablement tous les jeunes, nous avions des choses qui nous chahutaient un peu dans ce qu'on nous avait appris au catéchisme ou dans certaines cérémonies d'église. On n'osait pas en parler à nos curés. Dans le petit village où j'étais instituteur, à Pierre-la-Treiche, j'étais bien avec notre curé, c'était certainement un brave homme. Un jour, il entre à la maison pour demander je ne sais pas très bien quoi. Sur mon bureau, j'avais des livres alignés dont un livre sur l'origine des espèces de Darwin. "Vous avez ce livre ? - Oui - Vous ne savez pas qu'il est à l'Index?" Il m'en a fait toute une histoire si bien que je n'étais pas prêt de lui raconter mes petites inquiétudes sur la foi. Cela était assez général.
Alors que là, que ce soit Fauvel, Codis, Gaudefroy, le Père d'Ouince, que ce soit Légaut, le Père Racine, le Père Paris, l'abbé Baudou, l'abbé Escudié et combien d'autres... A ce moment-là, on en avait des prêtres et tous plus intéressants les uns que les autres. Baudou était une mine sur le plan littéraire, un homme qui avait tout lu. Cela nous a fait un choc. Quand on avait une question, on n'hésitait pas à le dire. On avait nos préférés. Je préférais Fauvel et Codis, c'était ceux que je fréquentais le plus.
Pour tous, il y avait notre Père Gaudefroy. Il avait une candeur extraordinaire. C'était de plus un savant de renommée mondiale. Une fois, c'était aux Granges, Haumesser avait fait un laïus sur les sciences naturelles. A la fin, Gaudefroy lui dit : "Vous savez, je n'ai pas tout compris, c'est trop difficile pour moi". C'était un spécialiste en géologie, il en savait tout de même un petit bout dans ces domaines. Par ailleurs, il était d'un pittoresque incroyable. Je le vois encore, j'ai une série de photos. Nous étions tous assis en cercle à Scourdois, 80 au moins, et au milieu Roger Pons qui nous faisait un cours de littérature tout en gesticulant. Au début, l'abbé Gaudefroy, assis, écoutait avec la plus grande attention. Au bout d'un certain temps, une coccinelle est montée sur sa main. Alors il a sorti sa loupe et, sur une photographie, on le voit qui regarde sa coccinelle pendant que Pons continue à discuter.
Par ailleurs, il avait une imagination incroyable pour créer des paraliturgies. Nous avions cette fameuse "paraliturgie du grand-père". Dans les environs très proches, on avait découvert un dolmen, facile à repérer car les cantonniers donnaient de grands coups de pieds dedans pour avoir de la pierre pour empierrer la route voisine. On était intervenu auprès de la municipalité pour sauver le dolmen. Tous les ans, l'abbé Gaudefroy nous y emmenait en procession : on allait rendre visite au "grand-père". On avait fouillé dessous sans trouver d'ossements, bien entendu. Bien sûr, on ne gardait pas toujours notre sérieux. Il avait une telle façon de nous présenter en particulier son laïus sur l'évolution. On se souvient très bien de l'année où il nous a expliqué comment les sangliers étaient devenus des cochons. Il aurait fallu l'enregistrer car c'est vraiment indicible. C'était un ami de Teilhard de Chardin et ces questions le touchaient vraiment...
Je vais prendre maintenant un autre point. Comme je viens de vous le dire, la soif que nous avions ne s'arrêtait pas avec la fin de la période des vacances. Légaut nous avait conseillé, et nous avons. accepté, de faire un petit groupe à l'image des groupes qui existaient déjà bien avant que nous venions. Il y en avait à St Etienne avec Marguerite Miolane et Renevier, à Bordeaux avec Mazet, en Alsace avec Matthieu, à Lyon avec Tournissou... Enfin toute la France était parsemée de groupes qui finissaient par réunir tout ce qu'il y avait d'un peu actif parmi les gens de l'enseignement publique qui étaient catholiques.
Nous ne doutions de rien. Donc nous avons décidé de former un groupe dans le village où je m'étais fait nommer instituteur. Il y avait évidemment Jean Albert qui m'avait été signalé par Légaut, qui nous avait mis en relation et avec qui ça marchait très bien. Il y avait Chognot et un certain nombre de camarades, l'un appelant l'autre, pour vous dire combien grand était ce désir de s'accrocher à quelque chose de solide pour faire face, d'une part à l'Administration et, d'autre part, pour se conforter dans cette foi qui se cherchait. Dans la région de Toul où je me trouvais, des camarades venaient de la Haute-Saône, c'est- à-dire qu'ils se levaient à deux heures du matin et faisaient je ne sais combien de km à pieds pour aller prendre un train et arriver à onze heures à Toul où j'allais les chercher avec une petite automobile que j'avais achetée pour la circonstance. Hélène venait d'Altkirch. Il y avait Fillet qui s'est très vite égaré dans la nature, Meyer, un autre Alsacien. C'était joli, ce que Légaut nous demandait, il ne doutait de rien. Il nous disait de faire un groupe. On essayait de faire une méditation pendant la journée à partir de ce qu'on avait vécu pendant les vacances. C'était très joli mais il faut pouvoir le faire durer. Matthieu venait de Ferrette, Jean Albert donnait sa part évidemment. Je m'y suis mis petit à petit, grâce à l'abbé Fauvel d'ailleurs qui nous avait donné l'idée, pour faire quelque chose d'un peu nourrissant, de prendre les épîtres de St Paul. Je prenais les épîtres de la captivité qui me semblaient moins difficiles à attaquer que les grandes épîtres, les Romains ou les Corinthiens. Nous avions un petit bouquin. On travaillait cela à l'avance et on le faisait très sérieusement. Nous nous réunissions avec Jean Albert, nous établissions un questionnaire qu'on ronéotypait et on envoyait ça aux camarades. Ils étaient obligés de réfléchir sur les questions qu'on posait à propos de la partie qu'on voulait étudier. C'était très sérieux. J'ai dit tout à l'heure qu'on avait le génie de la pagaille, ce n'était pas tout à fait vrai quand même, c'est plus que médisant. Nous avions entendu dire que, dans notre petit coin, on n'était pas très fort. Alors Jean Albert qui, comme professeur d'école normale, avait plus de facilités qu'un instituteur, de temps en temps, une fois par mois, allait à Paris au groupe parisien où se faisaient les grandes représentations autour de Légaut et de son état-major et nous ramenait les bonnes nouvelles. Inversement, le groupe parisien envoyait un "missi dominici" en la personne de Pierre Voirin qui, en ce moment-là, était à Paris dans le groupe et qui venait, lui aussi, un dimanche par mois, nous apporter les nouvelles de Paris.
Et puis il y avait les fameuses méditations qui avaient été faites à Paris. Après audition, elles étaient rédigées, ronéotypées à je ne sais combien d'exemplaires, 3000 par semaine au début, et envoyées dans toute la France. Nous les reprenions et c'était une nourriture spirituelle qui nous faisait tout de même tenir le coup dans le courant de l'année.
C'est d'ailleurs très amusant le sort qui a été dévolu à ces méditations. Dans le village où j'étais secrétaire de mairie, le maire très traditionaliste que j'avais au début avait été blackboulé aux élections de 1936 et remplacé par une personnalité que nous appellerions maintenant "du front populaire". C'était un ouvrier camionneur, méridional d'origine, qui travaillait à Neuve-Maison, pas loin de Toul. On s'est arrangé assez vite parce qu'il n'entendait rien à l'administration de la commune mais il était très intelligent. Comme secrétaire de mairie, je pouvais l'aider à diriger et à prendre ses décisions, si bien qu'on était devenu assez amis. Ce bonhomme a commencé par me dire : "Vous recevez de temps en temps des gens ? C'est de jolies bringues, le dimanche !!" Alors je lui disais :"Si vous le voulez, venez avec nous. On vous invite à participer au repas". Le jour où je lui en ai parlé, on avait des pommes de terre cuites à l'eau et pas grand-chose à côté. Enfin cela l'inquiétait quand même. Un jour, je lui ai rendu compte de quoi il s'agissait et je suis venu à lui parler des méditations en question. "Qu'est-ce que c'est que ces trucs-là ?" Alors je lui ai filé une méditation, je ne me souviens plus très bien laquelle. Il m'a demandé de les recevoir. Quand elles arrivaient, je les mettais dans le tiroir de son bureau à la mairie. Il venait tous les jours à la mairie préparer son travail municipal et, après, il tirait une méditation. C'était un bonhomme qui ne mettait jamais les pieds à l'église mais, par ailleurs, il était admirable. il est mort en déportation... C'est extraordinaire que ces méditations touchent un homme comme lui. C'est un exemple, mais je pourrais en donner un certain nombre d'autres de ce genre.
Nous avions trouvé véritablement, je peux le dire au nom de la plupart de nos camarades, notre épanouissement grâce à ce groupe qui se prolongeait, tout au long de l'année, dans de petits groupes de province qui faisaient un peu le relais des uns aux autres. Légaut lui- même allait, de temps en temps, chez les uns ou chez les autres, apporter la vigueur de sa présence.
Alors vous voyez. Entrer dans une activité pareille supposait une certaine endurance. Il faut dire que nous étions jeunes, que la plupart des camarades étaient célibataires. Pierre Renevier était là avec ses deux enfants. Nous, nous étions mariés depuis 5 ou 6 ans. Il n'y en avait pas beaucoup d'autres. On avait une soif de savoir, une soif de vivre en commun, et qui ne se ralentissait pas, bien au contraire.
Pour nous, c'était une sécurité incroyable. Premièrement, dans cette assemblée, la fraternité était réelle, car, si au début j'étais un peu coincé, très vite, Légaut m'a dit : "On se tutoie comme je te tutoie", Perret de même. Alors tutoyer des professeurs de faculté et sentir que si, un jour, on a un pépin avec l'Administration, on sera soutenu par des gens du second degré ou de l'enseignement supérieur qui ont un certain poids aux yeux des inspecteurs d'Académie, ce n'était tout de même pas à mépriser. De plus, ça nous étoffait au point de vue religieux, de toute évidence, et ça nous rassurait aussi de savoir qu'on n'était pas des phénomènes isolés dans la nature. Il y avait donc ce besoin de sécurité. Deuxièmement, cette soif que nous avions. Je ne dis pas que nous souffrions tellement d'avoir une religion très traditionaliste, comme on a pu l'avoir dans les campagnes mais, quand même, nous aurions bien aimé être un petit peu plus ouverts. A l'époque, je le signale, les missels que nous avions ne donnaient pas les traductions de la messe en français, ce n'était pas autorisé. La première fois que nous avons eu une traduction du canon, c'était par le Père Paris à Scourdois. Et il y avait la pratique des évangiles. Il y avait aussi la formation humaine que nous recevions par les camarades. Les premiers chocs, ça vous fait de l'effet. J'étais comme tous les autodidactes, je ne savais pas grand-chose de la vie littéraire contemporaine, d'autant plus que, dans nos écoles normales, pour sortir un livre de la bibliothèque, il y avait un comité de censure et la signature obligatoire du professeur intéressé. Un jour, sans savoir qui était Mauriac, j'avais demandé à sortir un de ses livres, cela m'a été refusé. Même à cette époque, il suffisait qu'on nous refuse une lecture pour qu'on essaie de l'avoir par la bande. En fait, on était très ignorant. Un des premiers topos que j'ai entendu, c'était "Le soulier de satin" présenté par Giry. C'était évidemment un texte assez difficile pour quelqu'un qui avait lu une littérature bien plus banale. Je ne parle pas de Racine ou de Corneille, je savais parfaitement ce qu'il y avait dans la scène 3 de l'acte 2 du Cid, c'est sûr, mais quant à savoir si la littérature s'arrêtait après la fin de mon manuel, ça n'allait pas beaucoup plus loin. Alors ici, des éléments de philosophie nous ont été donnés d'une manière plus ou moins directe. Petit à petit, nous allions nous constituer une sorte d'humanisme, une véritable culture, qui se formait peu à peu. Vous devez savoir quelle reconnaissance je peux avoir pour ce groupe qui véritablement m'a donné une vie assez équilibrée.
... Là-dessus, la guerre est arrivée et vous savez le choc que ça a été pour Légaut. Pour moi, ça m'a valu une expérience intéressante. Dès le début de la captivité, pour m'occuper, j'ai réuni les instituteurs que je rencontrais, surtout les jeunes, ceux qui n'avaient pas encore travaillé, pour les entretenir un peu dans l'amour du métier. De fil en aiguille, tout naturellement, comme j'avais eu à m'occuper des loisirs des jeunes ouvriers, à partir du métier, j'essayais d'élever le débat sur un plan spirituel. On était arrivé à faire, comme on le disait en ce temps-là, une sorte de groupe d'action catholique. Peu de temps après, j'ai retrouvé Giry qui est venu m'aider dans cette histoire et nous avons formé ce groupe. Petit à petit, les officiers que nous étions, nous nous sommes très bien organisés. Il y avait une université et nous avons même fait des Journées Universitaires dans le camp. A ces Journées, il devait y avoir différents topos car il y avait toutes sortes de profs, des agrégés, des profs d'université. A cette occasion, j'ai vu arriver dans ma piaule Perretti de la Rocca qui, par la suite, a été conseiller à la Fac. et s'est occupé de la dynamique de groupe, et Jean Baboulène qui a été, après la guerre, directeur de Témoignage Chrétien. Ils sont venus me trouver en disant : "Il paraît que tu as fait partie du groupe Légaut. Nous organisons des Journées Universitaires. Alors c'est vous qui ferez le laïus sur la spiritualité". Je ne sais pas qui leur avait raconté ça. Je ne les avais jamais vus, je ne les avais jamais rencontrés et je ne faisais pas partie des hautes sphères de l'intelligentsia du groupe, je m'occupais seulement de mon petit groupe d'instituteurs. Le fait de savoir qu'il y avait quelqu'un du groupe Légaut leur suffisait pour se dire que c'était l'homme qui ferait l'affaire pour donner un témoignage sur la vie spirituelle. Cela m'a frappé. J'étais aussi un peu gêné parce que j'avais quand même la trouille de parler devant une telle assemblée. J'ai pris conscience à ce moment-là de la dimension des groupes Légaut qui dépassaient le niveau universitaire. Il y avait des universitaires comme ceux qui étaient venus me voir, mais il y avait aussi des polytechniciens et d'autres. Après le laïus que j'ai fait, j'ai été amené à parler du groupe Légaut dans des groupes d'officiers d'active, des ingénieurs... André Glossinde m’a confié que parmi ses camarades de captivité se trouvait Olivier Rabut et ceci explique qu’il ait demandé à Marcel Légaut d’inviter Olivier Rabut à Mirmande. C'est dire combien ces gens étaient intéressés par cette expérience. Trois livres de Légaut étaient publiés, c'est surtout "Prière d'un croyant" (1933) qui avait marqué les gens.
Après la guerre, nous revoilà à recommencer les séjours de vacances. En 1945, nous sommes montés aux Granges. L'équilibre instable que nous avions avant la guerre, c'est-à- dire autour des rites liturgiques, intellectuels et un petit quelque chose qui se voulait d'ordre concret, de Chadefaud, est absolument renversé. Légaut voulait trouver des étudiants qui fassent une demi-journée de travail intellectuel avec lui et une demi-journée de travail manuel. Les camarades qui sont montés aux Granges y venaient avec l'idée bien arrêtée qu'on leur demanderait de participer, au moins un peu, aux travaux de la ferme. La guerre avait changé pas mal de choses mais, et c'est curieux, aux Granges, surtout au début, nous n'avons pas revu de professeurs d'université, je peux même dire pas du tout. Même les professeurs du second degré, pas beaucoup, à part Jean Haumesser. L'essentiel, ce sont des instituteurs et des instituteurs de campagne : Barbazange, Epinat, Briquet, Girard, Raynal qui était toujours fidèle bien sûr.
Légaut espérait de nous que nous prendrions notre part de travail. Aussi les horaires ont été assez transformés. On se levait toujours assez tôt, surtout quand c'était le temps de la fenaison ou de la moisson. Chacun essayait d'aider selon ses moyens. Les dames triaient de la lavande, ramassaient des lentilles. Les hommes refaisaient les chemins, jouaient aux cantonniers... On aidait à la récolte du foin. Il faut le dire, dans notre manière d'être, de travailler, nous pensions trop, je crois.
Une fois, nous allions avec Légaut chercher du foin à Costessoul car il n'en avait pas assez. Imaginez une côte qui monte très fort et puis qui descend très dur. Il y avait du foin là-bas, disons une voiture. On y allait avec la mule. Les enfants tiraient des traîneaux et des chariots. On mettait le foin sur les traîneaux, on arrivait péniblement en haut et on chargeait la voiture. A la fin de la journée, après avoir mobilisé tout le monde et tout le bétail de la maison, on redescendait sur ce chemin impossible. Quand on avait de la chance, ça ne culbutait pas, mais on n'avait pas toujours de la chance. On arrivait ainsi à apporter de quoi nourrir les bêtes pendant une semaine à peu près. Cela fait penser... D'autres coupaient le bois. On avait une scie mécanique. Je rends grâce au ciel d'ailleurs car cette petite scie circulaire, qui servait à couper le bois, a laissé tous les gens intacts. C'est un miracle. Il y avait ceux qui réparaient les outils, ceux qui rentraient les outils oubliés dehors. Pour Légaut, c'était dans les champs qu'ils laissaient les outils, ce n'était pas "dehors", car les champs, ce n'est pas "dehors".
Légaut avait deux jeunes taureaux. Un jour, il m'a dit : "Allez les rentrer, ils sont là-bas, dans le pré". Ils ne voulaient pas m'obéir. C'était Gaspard et Balthazar, c'était leurs noms. Je vais raconter l'histoire pour ceux qui ne la connaissent pas. Les deux taureaux étaient dans une écurie, comme il se doit. La pierre des Granges est une pierre gélive qui éclate assez volontiers. Le sol était dégradé. Légaut nous dit, à moi et à Jean ou un autre :"Vous devriez bien essayer de refaire le sol". On n'avait pas de sable, mais la pierre broyée nous servait de sable. Avec du ciment, on a refait le sol avec tout l'art que vous devinez. On a décidé qu'il ne fallait pas que les bêtes, le soir, se mettent à leur place car cela allait abîmer notre chef d'œuvre. On a donc tenté de mettre Gaspard et Balthazar dans un coin qui ne leur était pas habituel. Cela les a vexés, figurez-vous, et, quand on les a lâchés le lendemain, ils ont montré qu'ils n'étaient pas contents, c'est-à-dire que, dès qu'ils voyaient apparaître quelqu'un, ils lui volaient, je ne vais pas dire dans les plumes, mais nous étions comme des oiseaux, on trouvait des ailes incroyables pour se jucher sur le bord des fenêtres, dans l'embrasure des portes., pour éviter le fameux Gaspard qui nous en voulait à mort. Alors, on est allé chercher des fourches, des bâtons et on a essayé de l'enfermer mais c'est lui, lui tout seul, qui nous enfermait. Dans le livre de Bernard Feillet "Patience et passion d'un croyant", Légaut a l'air de dire que nous n'étions pas très efficaces. Très efficaces ? sûrement pas mais Légaut est une mauvaise langue. D'ailleurs, Olivier, le fils de Légaut qui faisait une école d'agriculture, disait : "Mon père, un paysan ? Allez donc, ce n'est pas possible".
Légaut avait deux bœufs, pas toujours les mêmes car il fallait les vendre assez souvent pour en acheter de plus solides. Un jour, les deux bœufs, attelés à la charrue, ont décidé de s'arrêter. Il y avait là bien quarante personnes. Alors, je te donne de l'aiguillon par-ci, par- là, je te dis des "mon petit, tu seras gentil...", on leur tend du foin, on leur donne de la paille, de l'herbe..., ils n'en démordaient pas, ils restaient sur place. A ce moment-là, l'un d'entre nous qui avait du génie, car il y en a qui en ont, c'était le frère de Madame Barbazanges, se met à trois pas devant les bœufs. Il portait un joli chapeau de feutre. Il enlève son chapeau et leur dit :"Messieurs, si vous voulez bien me suivre..." et les deux bœufs se sont mis à le suivre. Alors qu'on ne vienne pas me dire que nous n'étions pas efficaces ! ...
Aux Granges, il y avait aussi des topos, mais il n'y en avait pas autant qu'à Chadefaud. Il faut dire qu'on était tout de même très fatigués par le travail manuel qu'on accomplissait. De plus, nous étions plus vieux. Mais c'était une terre d'élection pour les enfants à cause de la beauté des lieux et de la liberté qu'on pouvait leur donner car il n'y avait pas de risques. Et puis, il y avait quelques "anciens", René Lefèvre par exemple, un comédien qui venait aux Granges et nous initiait à la réalisation de pièces de théâtre, si bien que nous en gardons des souvenirs inoubliables.
La vie religieuse et intellectuelle conduit à rendre un hommage au génie de l'abbé Gaudefroy, inventeur des veillées liturgiques. Ce précurseur nous a ouvert des horizons. Pendant toute la période des Granges, nous avons eu la chance d'avoir toujours des prêtres. Nous avions, d'une manière constante, l'abbé Gaudefroy et le Père d'Ouince. Un certain nombre d'autres se sont succédé : l'abbé Châtillon, le Père Kopf, l'abbé Brien, le Père Liégé... On avait la messe tous les jours. On faisait des méditations sous des formes diverses, des commentaires d'évangile.
Les choses ont changé à partir du moment où n'a plus eu la messe tous les jours. Ici, à la Magnanerie, on n'invite plus de prêtres. C'est là que s'est perdue la vie liturgique de la communauté. Nous avons été à l'avant-garde sur le plan de la liturgie par rapport au reste de l'Eglise. Maintenant, ce sont des pratiques courantes. Aux Granges, avec l'abbé Gaudefroy, on avait découvert l'essentiel au point de vue de la messe. Il était là tout le temps. On voyait le prêtre tout près de nous, face au peuple. Pour nous, ça changeait tout. Maintenant, nous sommes trop vieux pour être encore des créateurs. Le pouvoir créateur existe assez peu dans le troisième âge. Si des prêtres venaient encore parmi nous, nous suivrions, bien entendu, car nous ne sommes pas suffisamment endurcis, sclérosés, pour ne pas nous y retrouver mais véritablement ce n'est plus de nous que viendra le changement. C'est pour cette raison qu'il est absolument essentiel pour nous de refuser d'être un asile de vieillards.
Ce qui a changé d'une certaine façon cette communauté que nous sommes toujours en train de vouloir réaliser, ce fut le commencement de la vie littéraire de Légaut. A partir du moment où il a commencé à rédiger ses livres, il a demandé à certains camarades de l'aider à relire ses manuscrits. Cela a causé un certain flou dans la communauté parce que le temps qu'ils passaient auprès de Légaut les séparait un peu du groupe. Quand Légaut était pressé d'achever un chapitre, il fallait se débrouiller pour occuper le reste des gens comme on pouvait. Il s'est passé là quelque chose dont la communauté a senti le poids. Encore un petit mot et je m'arrête : j'ai une affection particulière pour Légaut, une reconnaissance incommensurable envers lui, vous le devinez. Mais j'ai la même qualité de relation avec tous les camarades du groupe. Ce groupe a quelque chose d'absolument unique. Ce qui est plus important que d'être disciples de Légaut, c'est la qualité de l'amitié, de la présence à l'autre. On peut parler de relations immortelles. Je connais un tel depuis 45 ans. On s'est séparé pendant vingt ans, on se retrouve comme si on s'était quitté la veille. Il y a là une qualité d'amitié en profondeur qui est absolument unique et qui touche à l'essentiel. C'est à préserver !
André Glossinde