• Enteteautrespages

Au cours d’une causerie sur Radio RCF Limousin vers 2006 Paul Mandonnaud décrit son séjour aux Granges en compagnie de Marcel Légaut :

« J’ai eu la chance, en 1964, pendant un an et demi, de vivre avec lui et sa famille, comme son 7ème enfant et aide-garçon de ferme : j’avais 22 ans et je cherchais ma voie. Il était en train d’écrire et réécrire, en dehors des heures de travail, ce grand livre qu’il mit dix ans à faire naître, entouré d’une communauté d’instituteurs et amis qui le corrigeaient et le soutenaient dans sa recherche et l’expression de son vécu qu’il exprime dans ce livre. Je crois surtout qu’il est le fruit d’un recueillement et d’une intériorité, d’un enfouissement, d’un contact intérieur, où ce qu’il vivait était proche de ce qu’a vécu saint Jean de la Croix.

Aux Granges, en dehors des heures de vie familiale et conviviale, du travail prenant, il y avait des silences « monacales » ; on était au cœur de l’humain dans ses recherches essentielles ».

            En 1964, la journée-type aux Granges se déroulait comme suit : lever vers 7H, prière seul en chambre et toilette à l’eau froide. Le dimanche, on chauffait de l’eau dans un fût avec du bois, et sous le fût, on avait installé une douche, quel bonheur ! Ensuite, le petit-déjeuner fait du lait de nos trois chèvres avec tartines du pain de grosses tourtes achetées à Die le dimanche après la messe, et confiture de pommes des pommiers de la ferme. Puis service des moutons, s’il fait beau, Marcel va les garder dans la montagne pendant trois heures. Il me disait : « Durant la garde, je ne pense qu’aux bêtes et à la découverte du territoire où les mener avec Tristou, mon chien de berger que j’envoie en permanence pour que les moutons ne s’égarent pas. Ce n’est pas le moment de penser profondément mais de découvrir les richesses permanentes du territoire de ma ferme pour la valoriser : débroussaillage, plantation d’arbres fruitiers, mini-barrages à créer, terrain pour les fourrages, etc. etc.

            Au retour, le facteur est passé, à pied. Si on est là, on lui offre un verre de vin. On voit ce qu’il y a à faire : un bouc à prêter, un coup de main pour la moisson, etc. Le courrier va être lu et répondu. Durant ce temps, je prépare le déjeuner pour Légaut, Bruno son fils... et moi. Les autres enfants vivent à Die et Valcroissant pour leurs études, avec Marguerite, leur mère. On les voit en week-end.

            Le repas sera simple : légumes de la ferme que j’aide Bruno à cultiver, et fruits. Le dimanche, il y aura pâté ou viande si une mère brebis vieille est abattue ou un chevreau. On mange en partageant l’organisation des tâches selon les saisons : faire ce qu’il faut pour le jardin potager, préparer le bois pour l’hiver, les cueillettes de fruit, le traitement des bêtes, piétin, etc. le fumier à sortie et épandre, les foins, les débroussaillages, la construction de hangars, l’arrivée d’eau… C’est notre boulot avec Bruno avec qui je m’entends bien. Lui seul a une radio à piles et nous tient au courant du monde et des actualités. Puis sieste pour tout le monde, suivie d’un temps de lecture ou d’écriture. Ensuite, on ressort les bêtes pour trois heures de l’après-midi.

            Vers 18H, Légaut, au retour des champs, s’installe sur un banc près de la chapelle qui, en vérité, est une bibliothèque. La chapelle est dans une ancienne bergerie. Durant une heure, il ne bouge pas, en regardant la nature. Il me dit : « Je m’oblige à contempler la nature dans le silence, sans pensée organisée, mais en étant présent à moi-même et à ce qui vient ». Pour ceux qui lui sont proches, ce moment crée une atmosphère que l’on retrouve dans les monastères.

            Parfois, à son retour à la ferme principale, je lui pose des questions sur des livres découverts à la chapelle-bibliothèque. Une fois sur sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, il me dit : « Aie la même VIE qu’elle mais ne l’imite pas. Construis-toi d’après ta vie et la vocation que tu découvres ». Une autre fois où j’affirmai l’infini du monde qui nous entoure, il se concentre et me dit : « Même immense, Dieu est lui infini, l’univers a des limites ». Un jour il me dit : « Sois dans ta vie intellectuelle et spirituelle comme quand tu étais danseur, souple sans raideur. Il y a des temps pour penser à Dieu et des moments pour la vie de tous les jours ». Une fois où je lui demandais comment il se voyait dans la vie éternelle, il me dit : « Comme une immense constellation, il faut s’imaginer Dieu selon qu’on l’aime ». On sentait que pour lui la foi était une lutte avec ceux qui l’abordaient. Et souvent, il me disait que j’avais de la chance de dormir comme un enfant car certaines nuits il se battait spirituellement. Quand il avait un petit moment, on le voyait avec son évangile. Il disait : « Il faut vivre ce que Jésus a vécu, selon nos âges ». D’ailleurs, il aimait beaucoup Bérulle, de l’École française de spiritualité, et ses méditations des « états de Jésus ». Puis c’est la préparation du dîner : soupe de légumes et fruits cuits.

            Un jour, par mégarde, je suis entré dans sa chambre sans frapper. Il était dans son fauteuil, en prière : je fus ébloui par l’amour qui l’habitait et dont il rayonnait intérieurement. Pour moi – et encore maintenant – ce fut une vraie présence en l’homme de Dieu, de sa nature, de sa lumière, de son intensité d’amour. Après le repas du soir, on entrait (chacun ) dans sa chambre pour lire et prier, puis venait le sommeil, la fenêtre ouverte sur les étoiles.

            Quand M. Renevier était là pour corriger grammaticalement les textes écrits par Marcel et tapés par des amis – textes repris par Marcel plusieurs fois de suite… avec des phrases en rajout pour mieux spécifier sa pensée –, ces soirs-là donc, nous laissions Marcel et allions chez les Odon, les voisins à une demi-heure de marche des Granges, faire une veillée (jeux, histoires, verveine) jusqu’à 11H du soir.

            Le mercredi, Marcel recevait La Vie française : c’était pour lui la plongée dans le monde et la bourse où il faisait affaire pour payer les études de ses enfants, et les investissements de nos améliorations, car la vente des moutons ne suffisait pas, malgré une vie très sobre, à être totalement autonome.

            Bien sûr, durant les vacances scolaires, tout changeait, car les amis universitaires étaient là, avec les topos, la messe chaque jour, etc. Quand un prêtre arrivait, on voyait Marcel discuter et parfois se fâcher car il voulait être maitre de la vie spirituelle chez lui. Tous ceux qui venaient, pouvaient participer aux travaux de la ferme, mais Marcel était de plus en plus réticent car, pour eux, ce n’était pas le devoir d’état et son sérieux : c’était la fête, puis la foire de l’amateurisme, car c’étaient les vacances. Ce qui était étonnant, c’est que les enfants – et surtout Marguerite sa femme – ne venaient à aucun topo de Légaut. Même à table, elle le taquinait en disant que, pour elle, la science, la culture et la messe lui suffisaient. À cette époque, elle ne voulait pas lire les nouveaux écrits de Marcel. On voyait qu’ils s’aimaient, mais leurs spiritualités étaient sur le modèle de Marie et Joseph ... Dans le concret, ils s’aidaient pour le ménage : j’ai vu Marcel avec un balai, et souvent il lavait la vaisselle dans la cuisine, et il participait à l’éducation des enfants. Mais Marcel n’était plus suivi par Marguerite pour le spirituel et il en souffrait. Il allait faire des retraites chez les moines : il est allé rencontrer Marthe Robin qui le soutenait. Tous les trois mois, il allait dans un coin de France faire des topos. Mais Marguerite, de disciple, était devenue mère, avec beaucoup de joie et de disponibilité à ses enfants, et une vie de pauvreté et de dépouillement admirable, avec l’accueil des personnes de passage, ou comme moi de longs mois sans réserve mais avec un cœur de mère.

            Le week-end, les enfants montaient avec Marguerite, et c’était plus festif. Olivier connaissait le nom de toutes les plantes de la forêt, et nous poussait vers les balades en montagne. Il nous poussait à marcher sur son fil tendu entre deux arbres ou à découvrir une danse folklorique, sinon il plonge dans les moteurs au lieu de la messe du dimanche. Denis, trop loin, venait peu. Jacqueline tressait un hamac ou lisait Platon prêté par Marcel. Michelle aime la danse et le ping-pong avec Marcel. Même en hiver, j’admirais Marcel qui faisait des parties dans une pièce à jeux de Valcroissant avec elle. En hiver, on faisait la transhumance vers Valcroissant [à partir des Granges] d’où la neige nous avait chassés. Une journée de marche derrière les bêtes.

            Avant de parler de notre vie des trois mois d’hiver, je me souviens de la messe du dimanche. Une heure avant la messe, nous embarquions tous sur la jeep, Marcel et Marguerite sur les sièges avant, et les six enfants – dont moi – qui sur une aile devant, qui assis sur le rebord à l’arrière, qui debout derrière les parents, sur un chemin de terre avec, tous les cent mètres, un virage en épingle à cheveux ; route entretenue par la famille, coupée de cassis par les torrents. Secoués, ballotés, personne ne tombait, accrochés au phare ou à une ridelle, pendant trois-quarts d’heure de route au moins. Avec un arrêt au boulanger, et au boucher-charcutier. On entrait à l’église, à droite presque au fond, Marcel, à genoux, priait les yeux fermés, la tête dans ses mains et, nous de même, à l’imiter pour aller avec lui vers son trésor intérieur. Les paroissiens chantaient beaucoup, ce que Marcel appréciait peu. Tous ensemble, on communiait et, après le petit mot de Marcel au curé – quand son prêche décollait du vécu –, on remontait à l’assaut de notre montagne. Marcel disait : « Les paysans d’ici sont religieux dans leurs champs et superstitieux à l’église ». Si, en semaine, on jugeait qu’une confession était nécessaire – comme cela m’est arrivé –, il était prêt à descendre. Ou quand on construisait un garage – ce matin-là, il allait à Die et revenait avec les parpaings –, les bêtes étaient gardées par Bruno.

            Il y avait aussi les montées imprévues de disciples en peine de conseil. Marcel était très disponible et écoutant. Au repas, cela faisait de la discussion...

            Quand il pleuvait ou neigeait, nous servions les bêtes dans leurs granges avec des « bourrats » de foin découpés avec une grande scie verticale et alors Marcel pouvait écrire plus longuement en hiver. Il me disait combien il avait conscience que ses écrits étaient perdus au milieu d’autres écrits « à la va-vite » ou sans vraie profondeur, et diffusés avec presse et publicité, alors que lui, en dehors du mûrissement de dizaines d’années, il met pour chaque page des heures à écrire et réécrire. Quelle écoute aura-t-il ? Il en était inquiet car il percevait que ce qu’il avait à dire était important pour la foi réelle, le souvenir de Jésus et l’avenir de l’Église. Cela a changé avec Jean-Paul II…

            À Valcroissant – où les gardes étaient réduites –, Marcel lisait plus les théologiens récents. Il me taquinait sur « ma résurrection déjà vécue ». Il lisait aussi beaucoup les mystiques et toute l’histoire de l’Église. Mais si on vivait avec lui un moment, il fallait lire Bremond et son Histoire littéraire du sentiment religieux car, pour lui, c’était un manuel de vie chrétienne et des témoins, des vrais témoins de l’apprentissage à la prière. Dans la vie courante, pour comprendre sa philosophie, il se disait personnaliste et souffrait de l’époque qui était existentialiste ou marxiste. Il admirait la foi « des bénédictins de Rungis » évangélisaient le milieu de la science et de la technique. Il lisait et relisait La vie simple de Wiechert car, pour Marcel, il fallait sortir du stress, choisir avec calme et apprécier les moments de la journée, les choses simples et directes, avec la nature, où Dieu vient à son heure si on l’attend, et qu’on s’est choisi le style de vie qui lui correspond. « La pauvreté évangélique, quand tu l’as découverte, sans rien dire, tu t’y mets par le choix de ta vie, et tu t’y tiens par amour de Jésus » me disait-il de sa manière de vivre et de son choix de vie aux Granges.

            Il avait été abonné à La Croix mais, choqué par un compte rendu loin de la vérité, il a arrêté son abonnement, trouvant que le journal n’était pas miroir de la vraie Église vivante.

            Durant ces temps avec lui – et maintenant que j’ai son âge de l’époque, et que je suis père et grand-père –, je m’aperçois combien il nous faisait confiance pour que nous prenions notre vie en main, et je tremble pour moi – et à sa place –, en me rappelant ce qu’il nous laissait faire, avec les machines à couper le bois ou nos balades dans les rochers et nos nuits dehors dans des hamacs avec ses enfants. Il m’a permis de me reconstruire et de réussir ma vie par ses appels à être fidèle au meilleur de moi-même. Ou quand il me disait : « On ne peut construire une vie spirituelle si on n’est pas respectueux de ceux dont on a la charge ou qui nous sont proches. Leur bonheur et leur épanouissement passe avant toute réussite personnelle, car c’est d’abord eux notre prochain. Être vrai – pour nous et devant les autres – dans le courage et l’humilité – et sous la critique de leurs regards –, est plus important qu’être célèbre et reconnu ». Merci Marcel.

Paul Mandonnaud
105, rue Eugène Varlin
87000 LIMOGES
Tel. : 05 55 31 25 06

 

marcelmarguerite