Cher Domingo
Tu me demandes si je peux présenter le texte que tu m’envoies -un bref article de Légaut, écrit en 1963, sur Jean Guitton– et si je peux évoquer la rélation Guitton-Légaut. Cela m’est difficile car en ce domiane je risque fort de ne pas être impartial. J’ai bien connu L, je me nourris toujours de son oeuvre. Il n’en est pas de mème de Guitton. Je l’ai sans doute vu, une ou deux fois, à la télévision. J’ai lu dans des journaux quelques articles de lui et sur lui, ce qui ne m’a pas incité à le connaître davantage. Certes, il est arrivé à Légaut de parler dans le groupe de cet ancien, ou de m’en parler; mais cela, bien que significatif, demeurait assez bref et somme toute assez banal. Je veux dire par là que Légaut, sans oublier une ancienne camaraderie qu’il ne reniait en rien, faisait preuve d’une grande lucidité et d’un certain détachement pour évoquer deux cheminements différents.
Avant d’envisager ce texte de 1963, je vais rappeler brièvement le cadre, l’environnement dans lequel ces deux hommes se sont rencontrés et ont connu une évolution divergente. Cette rencontre a eu lieu en 1920, date d’entrée de Guitton à l’École Normale Supérieure (Légaut y était depuis 1919). Tous deux ont participé alors au groupe “tala”, groupe dans lequel des jeunes intellectuels essayaient de vivre d’une manière encore traditionnelle à l’époque, mais avec ferveur et dans un grand souci d’honnêteté, leur foi religieuse. Les deux adultes qui évoqueront ensuite leur jeunesse trouveront dans cette solide camaraderie -entre eux il est difficile de parler d’amitié– un lien qui pour eux conservera toujours sa valeur. On peut voir un signe de cette vivante camaraderie dans le fait qu’au cours de son service militaire, Légaut, à Grenoble, est entré en contact avec Jacques Chevalier par l’intermédiaire de Guitton.
Mais quand Légaut rejoint l’École Normale en 1923 comme agrégé répétiteur, quand s’approfondit sa relation avec Monsieur Portal, quand il s’engage dans un groupe nouveau, Guitton devient de moins en moins présent. Si Légaut suit M. Portal, Guitton suit un autre père spirituel, Monsieur Pouget. Légaut, dans Patience et passion d’un croyant, rapporte un jugement assez sevère de Portal sur ce dernier qu’il juge ainsi à son tour: « Pouget avait peur de se faire mettre à l’Index pour ses oeuvres ad usum privatum(sic) où il observait cependant une grande prudence… Il était sans originalité et du genre “concordiste” comme il y a à chaque époque. Je le faisais remarquer il y a quelques années à Guitton: “Nous sommes –lui et moi– aussi différentes que nos pères spirituels”. Je crois que Guitton, dans son Dialogue avec Monsieur Pouget, sans aller, certes, jusqu’aux audaces, a dévelopé utilement la pensée de Pouget en l’amalgamant à la sienne » (p. 14). En tout cas, quand il y aura un groupe Légaut autonome après la mort de M. Portal, Guitton ne le rejoindra pas. Et il y aura un double constat: sans doute Guitton, laïque qui avait ses entrées au Vatican a-t-il trouvé trop audacieux le cheminement spirituel de Légaut que, de son côté, jugeait un peu frileuse l’attitude de son camarade. Et pourtant, l’un comme l’autre se respectait et se “reconnaissait”. Cela est apparu quand, au soir de leur vie, en 1988, ils se sont retrouvés à la Télévision régionale de St Étienne pour la présentation de livres religieux. Entre eux il n’y a pas eu dialogue mais échange d’amitiés et évocation du passé.
L'article de 1963 va mettre en relief des aspects de la relation Guitton-Légaut que l’on vient d’évoquer. Pour en faire une lecture critique, il ne faut pas oublier la date à laquelle il a été écrit. Légaut vient de publier en 1962 Travail de la foi, livre important qui préfigure déjà quelque peu l’oeuvre majeure qui va sortir à partir de 1970, mais qui n’a pas encore la densité et la précision de cette dernière, et qui demeure alors assez largement ignoré. C’est donc un homme qui n’a pas encore trouvé sa véritable expression, un inconnu du grand public qui parle d’un homme qui a acquis une notorieté certaine. Il en sera autrement à partir de 1970.
Légaut insiste tout d’abord sur ce que la génération de Guitton a reçu de son environnement pendant les années formatrices de l’adolescence et de la jeunesse. Mais bien que cette génération soit aussi la sienne, il n’emploit jamais le “nous”; il adopte le regard de l’historien et non celui du témoin, de l’acteur qui a participé à cette éclosion humaine. Est-ce simple soumission au genre de l’article de revue ? Est-ce modestie de celui qui n’est encore reconnue par un large public ? Est-ce plutôt qu’il veut mettre une distance entre lui et un chrétien officiel, distance que lui impose déjà le puissant témoignage qu’il est prêt à donner ? À ces questions et a d’autres du même genre chacun doit répondre comme il peut.
En tout cas, après avoir souligné les dons que cette génération a reçu de son milieu humain: dans l’adolescence “formation sevère mais tonique des années de guerre”, puis “contact journalier avec leurs camarades d’études, à peine plus âgés qu’eux, mais déjà mûris par la dure existence (celle de soldats) qu’ils venaient de mener”, et “fraternités qui caractérise les minorités” (celles des chrétiens alors), enfin “héritiers” indirects du modernisme, Légaut conclut en disant “chacun en a fait ce qu’il a pu”. Quand on connait Légaut, on truve ici des éléments de réponse aux questions que l’on posait. Dans sa pensée, des évolutions spirituelles différentes se font jour, qu’il ne veut pas encore préciser. Il y a encore des choses qui ont besoin de mûrir en lui comme le montre l'utilisation classique de la parabole des talents qu’il fait en fonction de l’homonymie qui existe en Français entre des dons reçus et la monnaie ancienne. Il trouve alors la parabole “trop rudimentaire”. Ce dernier qualificatif convient à son utilisation et non à la parabole elle-même. Nous sommes loin de l’adnirable méditation que fera L. de cette parabole et des paraboles du Royaume dans le chapitre 5, “Luniversalité de Jésus”, à IIPAC.
En fin, répondant plus directement à la question implicite contenue dans la phrase “chacun en a fait ce qu’il a pu”, L. se demande quel a été l’effort de Guitton. Pour lui, ce dernier a joué son rôle dans le renouveau chrétien qui se manifeste au début des années soixante. Et L. espère que la postérité lui rendra justice quand un nouveau Brémond fera, dans un siècle ou deux, l’histoire religieuse du XXeme siècle en le situant dans la lignée des historiens, des philosophes, des théologiens (1) qui ont favorisé ce renouveua.
En precisant la reconnaissance posthume à laquelle devait avoir droit Guitton, L. la fait suivre d’une importante restriction: “Guitton est de ceux aui s’efforcèrent, souvent avec succès, de faciliter aux chrétiens de leur génération l’adhésion aux croyances de leur religion” (2) mais qui n’ont pas “nourri directement leur foi et son intelligence”.
Cette réserve est essentielle. Légaut va distinguer de plus en plus la croyance de la foi comme le montrent deux chapitres de HRH. Certes, il sait que la croyance et la foi cohabitent le plus souvent, et que c’est en dépassant la première que l’on va vers la seconde. Il chemine de plus en plus vers la foi nue, pure de toute croyance, et dans une de ses “prières d’homme”, parlant des évènements importants qu’on est appelé à vivre, il écrit: “qu’ils aiguisent notre foi s’ils écrasent nos croyances”…
- Cette liste comprend des hommes connus surtout dans les milieux chrétiens, mais on n’y trouve aucun écrivain vraiement éminent.
- On peut se demander si cette aide aux chrétiens de leur génération ne constituerait pas une entrave pour les générations suvantes…
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Je t’envoie ces 4 pages avec un début sous forme de lettre. Je crois qu’il ne t’apprendra pas grand chose, et je ne vois pas l’usage que tu peux en faire. Dans l’article on trouve un Légaut en état de devenir, si on peut risquer cet oxymore. Ce n’est inintéressant mais il y a mieux.
Bon courage, et mes amitiés à toi et aux tiens,
Raymond