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Je venais d’arriver à Paris, en octobre 1954, quand le Père d’Ouince me parla de Légaut : « Allez le voir, me dit-il, c’est un homme extraordinaire ». Je l’entends encore, ce n’était pas un homme à abuser de superlatifs. Je me suis donc rendu rue Galilée, avec deux camarades. Immédiatement nous avons été conquis. Je peux dire, sans la moindre exagération, que cette rencontre a été un des événements décisifs de ma vie. Non seulement je trouvais en Légaut une personnalité spirituelle dont la vigueur vous entraînait dans son sillage, mais je m’intégrais à un milieu vital dont je sentais obscurément le besoin. Assidu d’abord aux réunions du dimanche, j’ai saisi la première occasion pour venir habiter rue Galilée, avec le petit noyau de permanents. Pouvoir trouver à la fois l’appel à une vie intérieure personnelle et l’aide d’une communauté fraternelle, allier la recherche profondément religieuse de Dieu à l’épanouissement humain, quel rêve ! Ce rêve, je l’ai réalisé alors, ou du moins j’ai cru le faire. J’ai bien conscience maintenant qu’il y avait une part d’illusion dans le bel enthousiasme du départ. Mais enfin, l’essentiel n’avait rien d’illusoire, la preuve, c’est qu’il demeure.

Légaut a été pour moi à cette époque un initiateur à la fois intellectuel et spirituel. Il n’était pas littéraire de formation, mais il approchait les textes de façon vivante et personnelle. C’est lui qui m’a révélé Gide, Claudel, Valéry, tant d’autres. Il m’a fait « entrer en littérature ».

Quant à la vie spirituelle, il la nourrissait par ses méditations sur l’Évangile ; en même temps il nous apprenait à ne pas la séparer de la recherche intellectuelle et de l’information religieuse. Cet équilibre se retrouvait dans l’orientation du groupe où se mêlait l’ouverture au monde à une spiritualité encore passablement de type monastique. Synthèse que caractérisent à eux seuls les titres des ouvrages de Légaut parus à l’époque : Prières d’un croyant, La Condition chrétienne, La Communauté humaine.

Le groupe, formé essentiellement d’enseignants, ne vivait pas replié sur lui-même. Il s’insérait tout naturellement dans la Paroisse Universitaire, et c’est ainsi que je dois encore à Légaut d’avoir connu le Père Paris.

La seconde guerre [mondiale] est arrivée, le groupe s’est momentanément dispersé. La vocation de Légaut s’est précisée ; chacun d’entre nous a pris son chemin dans la vie. Même si les choses avaient dû en rester là, l’expérience aurait gardé pour moi une valeur unique. Mais il ne pouvait pas en être ainsi : l’impulsion initiale avait été si forte, les liens tissés si solides, que le contact entre nous ne pouvait être rompu. Quelque chose avait commencé qui, d’une façon ou d’une autre, devait continuer. Le groupe, en effet, après une période de sommeil, s’est réuni de nouveau après la guerre. Lorsque, après quinze ans, j’ai pu participer de nouveau à sa vie, je n’ai pas été surpris de me retrouver de plain-pied avec Légaut et avec les camarades dont pourtant les expériences, les opinions, les engagements pouvaient être fort divers. Mais l’essentiel était inchangé, inchangé pourtant dans le mouvement. À mesure que le temps passait, la pensée de Légaut se constituait dans son originalité et allait s’approfondissant. Nous suivions des cheminements parallèles. Je ne dirai pas que j’adhère en tous points à la pensée de Légaut. Qu’est-ce que cela signifierait ? Chacun développe son expérience propre, et forge en même temps son propre langage ; ce que je veux dire, c’est que j’adhère à l’intuition de Légaut qui me paraît essentielle : on n’atteint la foi qu’en s’atteignant soi-même dans ce qu’on a de plus humain, de plus universel. Le christianisme a toujours été une voie vers Dieu par Jésus.

Mais comment connaître Jésus ? Comment éviter le docétisme diffus dont nous sommes imprégnés ? La réponse que donne Légaut est qu’on ne peut approcher Jésus qu’en approchant sa propre humanité. Langage nouveau peut-être, me dira-t-on, mais pensée très traditionnelle. Rien de bien révolutionnaire. Il faudrait s’entendre sur ce qu’est une révolution ; et là-dessus je renvoie à Péguy que Légaut ne connaît guère, mais qu’il lui arrive de rencontrer sans le savoir : « Une pleine révolution, il faut littéralement qu’elle soit plus pleine, s’étant emplie de plus d’humanité […] il faut qu’elle ait, plus profondément, découvert des régions humaines inconnues » (Pléiade, 1978).

Mais surtout, ce n’est pas la pensée, ni le langage, si nouveaux qu’ils puissent être l’un et l’autre, qui ne sont jamais l’essentiel : c’est la vie en accord avec le langage, ou plutôt c’est un langage élaboré par la vie, né de la vie, authentifié par elle. Mon livre, dit Légaut, n’est pas un livre de doctrine, c’est un livre de cheminement.

La chance que j’ai eue dans ma vie (chance ou grâce ?) – ainsi que plusieurs autres – c’est d’avoir côtoyé le cheminement de cet homme et d’avoir reçu de lui ce qu’un fils peut recevoir de son père. Mais aussi – car les analogies de parenté sont insuffisantes à exprimer le réel – je me retrouve maintenant auprès de lui comme un frère, à la fois conscient de sa grandeur, et nullement intimidé, très différent de lui et pourtant constitué grâce à lui dans ma vérité personnelle. Je me sais lié à lui pour toujours.

Jacques Brothier
15 mai 1977