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La Croix - 10 novembre 1990

Pour Légaut, le christianisme dépend des « grands vivants »

1933. On dit :

« Avez-vous lu Prière d’un croyant ? [ref]Prières d’un croyant, Grasset, Paris, 1933.[/ref]

De qui est-ce ?

D’un jeune universitaire, Marcel Légaut, un agrégé de mathématique. »

1971. On dit :

« Avez-vous lu ce que vient de publier Légaut, cet original qui avait lâché les maths pour devenir berger dans la Drôme ? Après trente ans de silence, il refait surface et il n’épargne personne ! »

Une incroyable aventure. A 40 ans, Légaut abandonne le professorat et la sécurité : « Je me voyais condamné à vivre de façon irréelle, glissant peu à peu dans la torpeur et la servitude. Je me suis levé pour partir. »

La rupture d’Abraham. De la ville aux solitudes du Diois. Il devient berger mais reste chercheur. Il poursuit une recherche qui peut s’énoncer ainsi : « A condition d’y jouer sa vie, un homme peut-il découvrir tout l’humain en exploitant sa propre vie à fond, en essayant de la comprendre et d’y adhérer ? »

Dans cet effort pour être autant qu’un homme peut être, il atteint les questions réelles de la foi : mystérieuse jointure entre un homme et Dieu.

Peu à peu, puisqu’ici le cherché et le vécu coïncident, la vie de Légaut est devenue un témoignage exceptionnel sur la recherche opiniâtre de l’humain. A 70 ans, il livre ce témoignage en deux ouvrages qui sont en réalité les deux tomes d’une même oeuvre : l’Homme à la recherche de son humanité [ref]L’homme à la recherche de son humanité, Aubier, Paris, 1971.[/ref] et Introduction à l’intelligence du passé et de l’avenir du christianisme [ref]Introduction à l’intelligence du passé et de l’avenir du christianisme, Aubier, Paris, 1970.[/ref]. Sous chacun des titres, une citation marque le sens et l’unité de la recherche. Premier livre : Et homo factus est. S’il y a eu un homme comme Jésus, quels horizons fantastiques s’ouvrent à la volonté d’aller jusqu’au bout de l’humain !

Deuxième livre : Simile est fermento. Telle quelle, la vie d’un homme est une lourde pâte à faire lever. La masse des hommes, une plus lourde pâte. Jésus est le ferment qui fait lever des existences libres, créatrices d’elles-mêmes, en continuelle fermentation pour être plus humaines et plus conjointes à Dieu. Il faut qu’il y ait dans le monde des spirituels qui soient ferments. Les chefs religieux devraient être appel ferments. Mais, à une religion d’appel et d’éveil, ils préfèrent une religion d’autorité et de conformisme plat.

Un vin nouveau un peu fort

On devine que le vieux berger propose un vin nouveau un peu fort pour nos outres, mêmes les plus neuves. Ici, les contestataires sont aussi dédaignés que ce que Légaut appelle l’autorité et la quantité, les chefs et la masse.

Pour lui, seuls comptent les grands vivants, et je serais tenté de mettre des majuscules parce que tout se ramène à cette idée : être un Grand Vivant. Qu’il s’agisse de la valeur d’une vie particulière ou de l’avenir du christianisme, l’essentiel est l’activité spirituelle intense qui peut faire de n’importe quel homme un Grand Vivant.

De cette plate-forme, l’expert en humanité et en foi chrétienne jauge le christianisme d’hier : « Deux mille ans de médiocrité. » Et le christianisme de demain : « Tout reprendre à la base. Il ne s’agit pas d’aggiornamento, mais d’une mutation à donner le vertige. »

Ces cris seront peut-être trop acceptés ou trop refusés. Par toute sa vie, Légaut souhaite autre chose : être écouté au niveau de profondeur et de communion, où le message n’est pas reçu à la lettre et de l’extérieur, mais comme un choc intérieur qui appelle à la créativité personnelle.

Un homme médiocre ne peut être qu'un chrétien médiocre

Que beaucoup d’affirmations de Légaut (les deux livres sont d’une richesse inouïe et vont être exploités de mille façons) deviennent nôtres ou restent le diagnostic très discutable d’un redoutable critique, n’est pas le problème essentiel de l’utilisation d’un tel témoignage.

L’essentiel, c’est la question, devenue partout obsédante jusqu’à l’agacement, mais que Légaut pose avec sa propre vie : « Qu’est-ce qu’un chrétien ? »

Sa réponse ne va pas dans le sens d’une originalité « chrétienne ». Elle s’enfonce dans l’humain. La sortie de l’ Introduction à l’intelligence du passé et de l’avenir du christianisme avant l’Homme à la recherche de son humanité a été trompeuse. Le chemin de Légaut part d’une extrême envie d’aller au bout des possibilités humaines. Il ne voit pas le chrétien comme quelqu’un qui croit, qui pratique et qui obéit. Mais comme un homme complet. Chaque chapitre du livre 2 reprend inlassablement l’affirmation massive du livre 1 : un homme médiocre ne peut être qu’un chrétien médiocre.

Quand le solitaire sort un peu, il regarde les hommes et cela le ramène aux images de son troupeau. Personne n’a jugé plus durement notre monde de moutons. Pour Légaut, l’homme actuel se laisse gagner par une torpeur individuelle et collective, que camoufle une agitation névrotique. Tout le distrait d’être, de vivre intérieurement et puissamment. Comment s’aveugler au point de croire qu’on pourrait tirer de ces rangs serrés de conformistes des chrétiens magnifiques ? Et un christianisme vigoureux ?

Avec une rudesse qui fera crier, Légaut dénonce les irréalisme d’une religion trop peu soucieuse de ce qui serait à vivre personnellement : une doctrine jamais repensée par la plupart qui se contentent de la recevoir du dehors ; des traditions d’enfance mêlées de crédulité et de superstition, jamais critiquées ; une pratique sacramentelle qui n’engage pas, dont on ne tire pas les conséquences ; une morale qui a toujours peur de la liberté et de l’invention pour temps nouveaux ; des rassemblements trop vite appelés communautés ; des chefs spirituels paniqués par les initiatives parce qu’ils ne sont pas eux-mêmes en recherche.

La rencontre personnelle de Jésus

Cela donne quelque idée du Légaut bulldozer. Mais toutes ces illusions de vitalité religieuse étant démolies, il ouvre un chemin : celui de la rencontre personnelle avec Jésus, en laquelle il voit l’essentiel du christianisme. Non que tout le reste soit faux ou inutile, mais c’est fatalement irréel et sans conséquence tant que nous ne recevons pas de Jésus le choc que reçurent les apôtres et qui changea leur vie.

D’abord séduits et intrigués, ils furent menés peu à peu vers l’idée folle qu’en fréquentant Jésus ils étaient si proches de Dieu qu’il fallait basculer de la vénération dans l’adoration. Ce pas énorme, quand un chrétien l’a fait trop facilement, sa foi en Jésus n’est pas assez enraciné dans l’humain et dans le vécu. Irréelle, elle ne commande pas vraiment sa vie.

L’efficacité de cette rencontre dépend donc beaucoup de notre vitalité humaine. Tout Légaut est là. Pour lui, le christianisme de demain aura la consistance et l’attrait que lui donneront non des institutions ou des structures, mais quelques chercheurs de l’humain qui auront eu foi en Jésus à partir d’une puissante découverte personnelle.