L’art de questionner et d’argumenter, pratiqué par les philosophes socratiques dès le 5e siècle avant Jésus- Christ, a permis des avancées dont ont pu profiter l’humanisation de notre terre et celle des religions. Pour Socrate, ce sage grec, même un esclave interpellé sur la place du marché détenait une part de vérité fondée sur son expérience d’être un homme. Suscité par un questionneur avisé, ce dernier était capable de partager ce savoir et d’en débattre. Ce droit à la parole et à la connaissance fut un seuil décisif dans la reconnaissance de la dignité humaine. Quant au respect de la vie humaine, - à savoir, l’interdiction de tuer, de voler, de tromper, de réduire au silence…-, Moïse l’avait jadis gravé dans la pierre, dit-on et d’autres après lui avaient démultiplié ce Décalogue en des centaines de prescriptions. Un prophète, plus tard encore, déclara que la Loi était d’abord écrite dans le coeur de l’homme.
Jésus de Nazareth s’est prononcé à ce sujet avec une parole d’autorité, toute personnelle : « Il a été dit aux Anciens et moi je vous dis… » Il affirma la grandeur singulière du premier commandement d’où les autres tiraient sens et valeur : « TU AIMERAS », « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu. Et ton prochain comme toi-même ». Trois injonctions qui n’en font qu’une : Dieu, l’autre proche, toi. Trois paroles dont la portée dépasse les impératifs de la recherche de la vérité, de la connaissance et de la justice. Le coeur humain n’y suffit plus, ni la pensée, car la source de la bonne relation à Dieu, à l’autre et à soi est en Dieu même. De cette Source infinie, advient le « Royaume », ainsi que le montrent la vie de Jésus et ses rencontres humaines mystérieusement fécondes et bonnes.
C’est aussi pourquoi, bien qu’il n’ait jamais cessé d’en méditer l’exigence et les conditions spirituelles, Marcel Légaut, s’est livré maintes fois dans ses dernières oeuvres, avec profondeur et finesse, à l’évocation de ce qu’il appelle les rencontres d’être à être, vécues au niveau de l’essentiel, où toute une vie de fidélité se concentre et s’exprime. Il a su et voulu montrer, fût-ce à partir d’un simple verset d’Évangile, quel seuil l’attitude de Jésus faisait franchir à l’humanité. Ce seuil de la rencontre que lui-même avait découvert à la suite du Nazaréen, Légaut désirait accompagner l’humanité contemporaine à le franchir aussi. En tentant de mieux préciser le fondement et la portée du « commandement » de l’amour du prochain, il cherchait à écarter le lecteur des voies illusoires. Il ne fallait pas confondre, jugeait-il : respect, intérêt pour l’autre, amitié, amour, communion au niveau de l’essentiel. Car il y avait là des degrés d’intensité, des choix à consentir, des défis difficiles. En effet, depuis le « Connais-toi toi-même » de Socrate et le « Tu aimeras » de Jésus, deux mille ans ont à peine suffi pour reconnaître vraiment les seuils franchis et toujours à franchir.
Quand Jésus rencontre l’autre, il devine son attente, sa souffrance. Il lui dit : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » Et cet autre, dont l’évangile nous dit qu’il est aveugle, ne veut que l’essentiel pour lui en ce moment : « Voir ». Et Jésus fait cela pour lui dans l’immédiat : lui rendre la vue. Ce que Jésus recommande aux siens, ce n’est évidemment pas de faire des miracles, c’est d’aider l’autre, de répondre à une attente. Un petit geste suffit parfois, un verre d’eau, une visite, un vêtement, une parole. Mais est-ce seulement l’apaisement d’un besoin, ou bien encore et surtout le don d’une attention plus personnelle que l’autre sollicite ? Que son attente soit reconnue Que s’amorce et se renforce sa résistance au malheur, le début d’une résilience. Se remettre à marcher, porter son propre fardeau et ainsi faire acte de liberté.
Quand Jésus s’arrête devant quelqu’un, il le regarde et cherche son regard. Ainsi, au bord de cette piscine de Bezatha (Jean, 5, 1-18) où se traînaient, dans un pitoyable désordre, des infirmes de tous genres. Jésus en remarque un en particulier. Un malade ou bien un estropié « de longue durée ». Trente-huit ans de misère. « Je n’ai personne pour me porter vers l’eau quand elle bouillonne », dit l’homme à l’inconnu qui croise son regard. Dans la plainte résignée ou peut-être révoltée, se devine l’appel au secours, tant de fois répété en vain. Comment se fait-il que Jésus se soit trouvé là, ce jour, à cette heure ? Que s’est-il passé pour que leurs regards se soient croisés, comme par hasard ? « Je suis venu, dirait un jour l’homme de Nazareth, pour qu’ils aient la vie en abondance ». Et voici que devant lui quelqu’un végétait, incapable d’aller et venir.
Dans sa méditation intitulée « Bezatha », (Méditation d’un chrétien du XXe siècle, pp 73-84) M. Légaut insiste sur cet instant : dans l’intensité des deux regards qui se croisent la rencontre non fortuite de deux destinées. Regard de l’espoir en dépit de tout, regard de l’attention en souci de l’autre. À la jointure de ces deux regards, deux paroles – appel et réponse - devenant créatrices. « Je n’ai personne, dit l’homme couché… » - « Lève-toi, prends ton grabat et retourne dans ta maison », répond le jeune rabbi. « Secrète confluence de deux destinées, - l’une suppliante, l’autre suscitante, - « chacune fidèle selon sa propre manière, écrit Légaut, et dans le droit fil de son propre devenir [...] fruit particulier, longuement et secrètement mûri de deux fidélités » (p. 78). Ce que Légaut écrit là n’est pas « imagination », mais expérience de ce qu’est une rencontre authentique.
Que ces deux regards se soient rencontrés dans l’intensité conjuguée de la supplication et de la compassion, c’est trop peu dire pour suggérer ce qu’est, spirituellement, une rencontre d’être à être. Dans son texte, Légaut insiste sur la « qualité de présence » qui, en cet instant, était celle de Jésus et celle de l’infirme, de la singularité de l’un et de l’autre. Dans la vie de cet homme, maintenant guéri, Jésus n’a été qu’un passant car il ne l’a pas retenu pour en faire un disciple. Il l’a laissé aller. Qui des deux a aidé l’autre ? En cette rencontre n’avaient-ils pas reçu plus qu’ils n’avaient donné? Leur chemin s’en était trouvé éclairé. Un appel s’y était inscrit en filigrane. « Pêcheur d’hommes », c’est ainsi que Jésus entreverra son action et celle de ses amis : retirer des humains des abîmes du mal et de la souffrance. Pour l’estropié guéri et pour le jeune prophète le salut était entré dans leur vie, confirmant ce qu’ils avaient à devenir, chacun sur sa voie.
Thérèse De Scott