Il existe, parmi les théologiens, des « spécialistes de l’au-delà » (cf. le titre d’un article récent de La Croix) et d’autres qui ne récuseraient pas l’appellation de « spécialistes de Dieu ». Légaut, lui, se tient aussi loin que possible des experts de ce genre. S’il parle de Dieu, ce n’est qu’à partir de son expérience spirituelle intime et pour désigner une activité qui opère en lui : qui transcende ses capacités propres, tout en passant par elles.
Dans les pages 176 et 177 de Méditation d’un chrétien du 20e siècle, la libre méditation de Légaut porte sur son expérience de Dieu. Comme le savent, en effet, les compagnons de Légaut et bien de ses lecteurs, tout ce qui est dit ici de l’homme renvoie d’abord à l’homme Légaut, puisque l’auteur de cette méditation s’efforce, comme partout ailleurs, de ne rien affirmer ou suggérer qui ne soit issu de son expérience. Néanmoins, ce faisant, il estime faire état de quelque chose qui, en droit, est ouvert à tous : l’expérience de l’interpénétration de deux libres activités et de la communion qu’elle engendre.
L’homme se doit, à partir de la commune « glaise », de modeler en quelque sorte sa forme propre ; mais il ne saurait avoir l’orgueilleuse prétention de ne devoir qu’à lui seul cette auto-construction. Lorsqu’il est suffisamment attentif à ce qui se passe en lui, au cours de son devenir intime, il ne peut pas en effet manquer d’être sensible à une sorte de « passivité » : celle de quelqu’un qui est le sujet d’une action qu’il n’a pas engendrée ; celle d’un homme qui est « inspiré », « mû » (verbes passifs !) ; en définitive, « plus agi qu’agissant », et cela, « au coeur même de ses initiatives les plus personnelles ». (Autre phrase de Légaut, allant dans le même sens : « Ce qu’il devient de capital se fait en lui au-delà de tout projet »).
Cette « passivité » dont parle Légaut n’annule en rien la liberté de l’homme, et l’activité qu’il expérimente comme émanant d’un Autre ne paralyse nullement la sienne. Dieu inspire, certes, Dieu suggère et soutient les initiatives qui vont permettre à l’homme de devenir ce qu’il doit être. Mais Dieu lui aussi est « inspiré [par l’homme] à mesure que celui-ci devient » et, d’autre part, il revient à l’homme d’accueillir les motions divines et de les faire siennes. Cet accueil, loin d’être passive acceptation, est, chez l’homme qui répond - et correspond - au don de Dieu, une véritable « invention », une création.
Cet entrecroisement, ou mieux : cette interpénétration des libertés et des activités, de Dieu et de l’homme, est ce qui permet l’accomplissement de celui-ci. Mais aussi, plus étonnant : l’accomplissement de Dieu lui-même : « Du même mouvement, écrit Légaut, ce Dieu s’accomplit par cette activité de liberté qu’Il promeut et en laquelle l’homme “devient” ». Il en résulte une communion où Dieu n’est pas seul à l’oeuvre. Légaut l’évoque en des termes à la fois prudents et audacieux : « La communion qui naît entre Dieu et l’homme, si en droit elle vient de Dieu, il est permis d’oser affirmer qu’elle vient aussi de l’homme, en proportion du don que l’homme Lui fait après avoir reçu de Lui ». Ce don, n’est-ce pas la reconnaissance par l’homme de l’Action qui opère « en lui, mais non sans lui », sans que soit en rien brimé l’exercice de sa liberté ? N’est-ce pas aussi l’accueil reconnaissant qu’il fait au don de Dieu, accueil générateur d’actions de grâce et d’adoration ?
Légaut clôt son témoignage par une affirmation qui relève de sa foi singulière : ce qui résulte en l’homme de l’action de Dieu – action à laquelle l’homme a donné son assentiment et à laquelle il a coopéré - participe de l’éternité de Dieu : cela « est », écrit Légaut, et cela demeurera « quand tout le reste passera ». Tout le reste, c’est-à-dire « ce qui [dans l’homme] n’est pas essentiellement lui ».
Jean-B. Mer
NB : Tout ce qui est entre guillemets cite le texte de M. Légaut, auquel le lecteur est invité à recourir.