Extrait de la parution : Dialogue Ouest - Mars 1951
Un homme arrivé au milieu de sa vie s’arrête, s’interroge, choisit et va jusqu’au bout de sa décision.
Je croyais être un homme, je n'étais qu'un cérébral.
Alors tout commence dans cette prise de conscience lucide et sans pitié : du haut en bas de l’échelle hiérarchique la « fonction » a supplanté le « caractère », le personnage a tué la personne. Un abîme s’est creusé entre les milieux sociaux fonctionnarisés. Ne plus être complice. Le reste suit. C’est mathématique. Il faut refaire ce qui a été défait.
Action politique ? Action sociale ? Propagande par le livre et le journal ? C’est la voie large et peut-être facile. On trouvera toujours des doctrinaires, des hommes politiques, des journalistes. Plutôt la voie étroite. C’est-à-dire commencer par soi. Restaurer en soi d’abord l’humanité totale. Aimer plus l’homme qui est tout près que l’humanité qui n’a pas de visage. S’enfouir, redevenir petit, rentrer dans le rang, communier à la masse humaine ne serait-ce que sur une étroite surface, et non seulement en intentions et en paroles, mais en actes et participation réelle, retrouver les valeurs authentiques qu’elle recèle, lui apporter en retour le message de l’esprit et de l’Evangile afin que ses ressources de force, de patience, de continuité ne se gâtent pas.
C’est ainsi qu’à 40 ans, à l’âge où d’autres commencent déjà à entrevoir avec attendrissement les loisirs, la retraite, Marcel Légaut quitte une vie facile et honorée, des habitudes aimées de professeur de Faculté, ses recherches, ses amis stupéfaits, parfois scandalisés, et s’en va dans un village inconnu de montagne vers un nouveau métier, vivre de son labeur, réapprendre la patience humaine et le poids des choses.
Des esprits positifs, nourris de la solide et sordide « sagesse des nations », s’étonneront de cette « folie ». Évasion, démission. Si chacun en faisait autant ! Et le résultat pratique, dites-moi ? C’est ainsi qu’on protège son confort et ses habitudes et qu’ayant eu peut-être un jour la même intuition, entendu le même appel, on en demeure au stade du rêve, à la phraséologie réformiste et indignée qui dispense de se changer soi-même. Mais il serait faux et injuste de présenter la démarche de Marcel Légaut comme exclusive et généralisable (et si loin de sa pensée !). Nombreux sont les universitaires, physiciens, biologistes, géologues, etc... qui demeurent par leur travail même en contact étroit avec le monde et en qui l’on trouve cette chaleur humaine que ne connaît point le « fonctionnaire ». De même il serait injuste de jeter la pierre à tous ceux qui ont abandonné l’université pour s’engager politiquement ou socialement. La démarche de Légaut n’est point exemplaire en ce qu’elle est une invitation à l’évasion ou au refus des formes habituelles de l’action : elle est exemplaire en ce qu’elle est une invitation pour chacun à aller jusqu’au bout de ses exigences intérieures et de sa vocation même au prix du renoncement total.
Les résultats de la politique sont plus voyants et glorieux en même temps que plus décevants. L’homme qui s’y livre est environné de prestige et de séductions en même temps qu’il devient prisonnier des partis et des techniques : on lui demande moins de livrer son âme que de jouer un jeu. Et cependant quelque décevants qu’ils soient, il est vrai que les engagements de cet ordre demeurent nécessaires. Mais il faut dire aux « réalistes » que dans l’ordre spirituel cette expérience (quel que soit d’ailleurs son succès ou son échec apparent) a plus d’efficacité réelle que nombre d’actions politiques. Elle rétablit mystérieusement un équilibre : elle apporte à notre monde qui meurt du froid des propagandes, des conflits stériles d’opinions et de préjugés, un « supplément d’âme ».
Combat politique et social : oui. Mais le monde moderne souffre d’un autre mal. C’est la conscience et le coeur même de l’homme qui sont malades. La doctrine sociale ou politique la plus parfaite n’est encore que misère si l’homme qui l’annonce n’a point conquis la pureté et l’humilité. En ce sens cette expérience se situe se situe sur le plan du témoignage. Elle est prophétique. Elle sonne comme un rappel. « Si vous voulez construire, retirez-vous d’abord et priez. Parlez moins. Ne vous agitez pas tant. Prenez la dernière place. »
Comment ne pas voir, en effet, que, s’il fut un temps où il suffisait de préparer une élite en vase clos, de lui donner les leviers de commande, comme on dit, maintenant la masse est emportée par son propre poids, suscite de l’intérieur d’elle-même ses propres élites. Il faut donc s’enfouir en elle, participer à sa vie pour la racheter. Si le grain ne meurt...
Pour nous qui avec Dialogues-Ouest, sur un plan limité, avons entrepris un humble travail de rassemblement spirituel par delà les options politiques et les divisions sociales, nous avons appris à connaître les difficultés auxquelles on se heurte : mentalités sacralisées, confusion entre le catholicisme authentique et certaines formes sociologiques dégradées, préjugés, fanatisme ; et nous ne sommes point si sûr d’échapper au mal que nous dénonçons et que nous voulons guérir chez les autres. Sans doute le ferions-nous encore avec moins de violence, plus de douceur si nous n’étions d’abord victimes... Telle effort pour aider à refaire des communautés réelles de chrétiens est considéré comme semence de division. Telle parole qui se voulait fraternelle, dans un climat de liberté évangélique, est jugée comme arme empoisonnée. Et l’on reste parfois avec ses bonnes intentions inutiles, impuissants à communiquer le meilleur de soi. Il faudrait trouver les mots, le secret. Il faudrait un grand amour.
C’est pourquoi notre pensée, comme une invocation, s’en va parfois vers tel monastère (Boquen, par exemple, que nous évoquions dans un précédent numéro) ou vers cet ermitage des Granges où des hommes commencent d’abord par rassembler en eux-mêmes ce qu’ils veulent réunir dans le monde. Car le chemin le plus court pour rapprocher les hommes passe par l’Infini de Dieu.
Jean Des Houches