In memoriam, Abdelwahab MEDDEB (1946-2014), ou quand un musulman découvre le retable d’Issenheim à Colmar :
En écho à l’article de Jacques Musset, « Porter intérêt à l’Islam en train de se renouveler » du dernier N°, dont je partage entièrement les propos et les recommandations, notamment par rapport à l’émission « Islam » du dimanche matin. Elle montre que de nombreux lettrés du monde arabo-musulman oeuvrent désormais à l’avènement d’un Islam ouvert à « la double vérité, celle que secrète le dogme et celle qu’introduit dans son horizon la spéculation philosophique », tel qu’a pu l’exprimer Abdelwahab MEDDEB, en mars 1994, dans le revue « Esprit ». Celui-ci nous a quittés prématurément ; il faisait partie de ces intellectuels du monde arabe, qui reprennent « l’exigence indestituable de la raison à l’intérieur de l’édifice théocentré, formulé par Avéroès (mort en 1198) ». En 2002, il avait reçu le Prix François-Mauriac pour « La maladie de l’Islam ».
Le thème de la revue « Aux confins de l’art et du sacré » comportait un article d’A. Meddeb, intitulé « L’Europe comme extrême », qui m’avait beaucoup impressionné, pour lequel j’avais fait un résumé personnel, que je peux envoyer par e-mail.
Au moment de nous acheminer vers la Semaine Sainte et la célébration de Pâques, je ne résiste pas à l’envie de vous faire partager sa réflexion autour de trois « objets » sur le chemin qui l’a conduit de Tunis à Colmar en passant par Parme en Italie, soit deux Crucifixions et la Résurrection du retable de Colmar.
« Je choisis d’abord la Crucifixion de Giotto peinte dans la chapelle Scrovegni dans l’arène de Padoue (vers 1304-1306) … Ainsi l’annonce de la mort du Dieu est doublement exprimée : par la crucifixion elle-même et par la robe vide, dépouille du Dieu. C’est la même robe, sans objet qui exprime davantage la mort et la disparition du Dieu que le corps qui souffre sur la croix et qui semble n’être plus de ce monde tant son visage est masqué par des traits qui l’éloignent dans l’obscur… Mais après avoir déchiffré ces lettres (arabes, ndr) j’ai entendu résonner l’écho de la profession de foi islamique au cœur de la célébration christique de la mort du Dieu : « Point de Dieu hormis Dieu, Mahomet est l’Envoyé de Dieu. »…
« Ainsi appréhendée, la Crucifixion de Giotto devient intolérable et pour le chrétien et pour le musulman Sourd en elle la virtualité du cauchemar qui fait claquer le bannière de l’ennemi qui vous harcèle et vous hante jusque dans l’intimité qui vous fonde,.... ».
L’auteur poursuit son voyage vers le Nord et découvre le retable d’Issenheim à Colmar, peint deux siècles plus tard par Mathias Grünewald. Illustration parfaite du concept de la mort de Dieu, cher à Nietzsche.
« Ce peintre particulier pousse la réalisation du concept jusqu’au terme du supportable, du tolérable. Le « coma du Christ de Colmar », comme le définit Huymans, présente une scène insoutenable … Cette option de l’animalité dégrade le divin vers ce que le corps de l’homme peut subir de plus atroce. Huysmans dit à ce propos « l’homme-dieu de Colmar n’est plus qu’un triste larron que l’on patibula.»
…
« Mais le Dieu meurt et ressuscite. C’est ce que dit le dogme auquel se conforme la peinture qui l’exalte et dont ne se soustrait pas Grünewald. La Résurrection qui apparaît sur le dernier volet de droite à la première ouverture du triptyque d’Issenheim nous montre un Christ blond en bonne santé et agréable … Une immense sphère jaune entoure le corps apollinien et le visage affable du Christ exhibant sereinement ses sanguinolents stigmates. Cette lumière d’or inonde le corps du Christ et le transmet en un soleil vespéral. Elle entre en fusion et, de cercle en courbe, elle passe au pourpre avant de se convertir par d’imperceptibles gradations en un bleu clair dont le chatoiement turquoise se détache du ciel qui fonce avec le déclin du jour.
Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’en une fin d’après-midi d’automne, précisément à la Toussaint, sortant de Colmar, je me retrouvai face au même cercle de lumière, diadème céleste couronnant un jour alsacien froid et splendide, où l’or répercutait ses nuances entre les vagues des vignes (n’ayant pas encore perdu leurs feuilles jaunes) et la poudre vibrant dans l’air pour finir en cet alambic cosmique qui colore le champ de la vision, dans cette énergie circulaire dont le foyer aurifère s’empourpre, puis bleuit avant de fondre dans un azur assombri par l’annonce du soir… »
Il y a ainsi chaque année quelques journées autour de la Toussaint où les couleurs du ciel et du paysage, notamment des feuilles des arbres et des vignes après les vendanges, s’harmonisent avec celles du disque d’or qui nimbe le Christ Ressuscité du retable, dont les bras et la tête forment la dernière lettre de l’alphabet grec, l’oméga. Cette correspondance est émouvante et bouleversante en cette période de l’année où la nature se meurt dans un feu étincelant de toutes les couleurs. Elle devient troublante lorsque le paysage s’arc-que-boute sous un arc-en-ciel qui reproduit les couleurs de l’auréole solaire. La nature, dans sa matérialité même, donne à voir le mystère de la Résurrection comme dans une « extase matérielle » selon un titre du Clézio (Prix Nobel de littérature 2008). J’en fus impressionné et je me devais de vous faire part de cette révélation tardive qu’un musulman en terre chrétienne m’a fait entrevoir tout récemment …
Georges Glaentzlin,