Une documentation écrite permet, de juillet 1986 à octobre 1990, de saisir comment la réflexion de Marcel Légaut était diffusée, avec humour, par un « conférencier mondain ». En 1986, Marcel Légaut a son œuvre derrière lui ; il a suffisamment explicité dans nombre de « médit »(ations) que la mort vient mettre une borne à notre existence, et que certains vont vers leur mort, à commencer par le Maître jadis… Et, de fait, le « prédicateur itinérant » moderne épouse la mort en Avignon, le 6 novembre 1990. Les différentes communautés avec lesquelles il a vécu et qui se sont organisées autour de lui aboutissent à la possibilité de séjours communs à Mirmande ou à des conférences ; ses dix-huit ouvrages ont paru, les derniers étant centrés sur l’Église : Croire en l’Église de l’avenir (1985), et un dialogue exigeant d’Un homme de foi (avec) son Église, en 1988.
Arrivent donc à Valcroissant, aux Granges, à Mirmande, des courriers lui demandant des interventions proches. Légaut les a classés par mois, avec un récapitulatif sur une feuille 21/29,7, dactylographiée et corrigée de sa main, qui, pliée, sert de couverture. Agenda, horaires de chemin de fer, questions concrètes d’hébergement (aucune question financière, Légaut donne son temps) permettent de voir comment fonctionne cette galaxie, de février 1986 à octobre 1989[1].
Rassemblés autour de la lecture des ouvrages de Marcel Légaut, lus par chapitre, les groupes ont un minimum d’organisation et sollicitent son intervention : « Je reçois à l’instant une lettre du Père de Grox S.J. de Charleroi, animateur de foyers Notre-Dame. Avec son groupe, il a abordé cette année l’approfondissement de votre ouvrage Patience et passion d’un croyant. Il aimerait à la suite de cela vous rencontrer une heure ou deux lors de votre passage à Rixensart » (mai 1986). Le monastère des Bénédictines de Rixensart (Belgique), le Carmel de la Fontaine Olive, celui de Mazille (Saône-et-Loire), sont aussi des points d’accroche. Le Carmel de Rochefort (Belgique) souhaite que les trois aspirantes qui ont connu Légaut à travers un livre de Thérèse de Scott, puissent le rencontrer. Il en est de même avec la communauté de l’Arche à Bonne Combe, à l’Abbaye de Bellefontaine…
Les groupes « internes » sont convoqués : Gerbeau, Le Coët (groupe des Granges), Montpellier, le groupe Albatros de Besançon. Ce dernier prépare la venue de Légaut en 1988 à la maison diocésaine, où l’on peut accueillir 120 personnes, sous le double patronage du groupe de Besançon et de la Paroisse Universitaire. Chrétiens-médias assurent la diffusion d’un texte…
À côté de ces itinérances, se greffent des initiatives : le fidèle René Raynal, aveyronnais, « habite en face le presbytère et notre curé devant qui on peut parler très librement est tout à fait d’accord pour nous offrir une petite salle de réunion ». À Vassin (Suisse), à côté d’un colloque sur « Un défi de nos églises, intégrisme ou aggiornamiento », la radio télévision suisse romande place une interview, tandis que l’organisatrice assure à Marcel Légaut : « Je vous hébergerai et vous ne chômerez pas chez moi ». Freddo, au Donzeil en Creuse, un ancien du groupe, « convoque tous [ses] enfants spirituels dispersés […] qui sont […] vos petits-enfants ». À Metz, « l’économie du grand séminaire qui venait d’entendre à la TV la présentation de votre dernier livre, était heureux d’accueillir en ce lieu quelqu’un dont le point de vue sur l’Église pouvait contrebalancer celui d’autres personnes… ». À Rive-de-Gier, « le curé de Saint-Martin aimerait envisager une rencontre entre vous et ses catéchistes ». Et de Dinant nous parvient l’écho d’un périple en Espagne (juillet-août 1986). Que ce soient des communautés de moniales, des curés, un séminaire, ils convergent avec d’anciens et de nouveaux groupes Légaut pour, à partir de livres plus ou moins médiatisés, rencontrer l’auteur, à travers des groupes importants (la centaine), réduits (la dizaine) ou l’échange « au coin du feu ». En sachant que Légaut aimait à citer Simone Weil : « Il a dit deux ou trois. Pas plus… » Et n’était en aucun cas obnubilé par le quantitatif.
Légaut mettait aussi en œuvre ses ressources ou celles du groupe : Le Coët, ancienne ferme des Odon à proximité des Granges-de-Lesches-en-Diois, prêté aux groupes, comme l’Hôtellerie aux Granges, le Mûrier à Mirmande pour des camps théâtre sont autant de locaux où l’on peut se réunir. Mais, dans cette période, c’est Mirmande qui sert de point d’accueil pour des personnes désireuses de le rencontrer et de le lire : « telle sœur, travaillant en usine depuis 15 ans, est étudiante à Strasbourg, où elle a connu Mr Ehrhard, un de vos amis qui nous a donné des cours à l’institut de catéchèse à partir de votre spiritualité. J’ai lu et apprécié vos livres… Je crois que vous organisez des rencontres ou retraites durant l’été… »
Dans quelques cas, les thèmes des conférences sont évoqués voire discutés. Pour une soixantaine de personnes et une revue télévisée, est organisée une fin de semaine à Mulhouse et au chaume du Lochberg, dans la vallée de Thann. L’organisateur indique à Marcel Légaut que « le public inégalement avancé dans sa recherche spirituelle et dans sa connaissance de vous-même et de votre vécu [ne souhaite pas] de développement trop historique ou jugé trop intellectuel sur, par exemple, les premiers temps ou la lecture comparée des évangiles. Aussi sommes-nous revenus aux grands classiques tels que l’approche de Dieu au travers de soi, de l’autre et de l’appropriation des événements (Devenir soi), la vie humaine du Christ, d’après l’intelligence que je puis en avoir au travers de l’expérience que je fais de ma propre vie ». Et Légaut, de son écriture microscopique, d’indiquer les quatre thèmes qu’il retient : vie spirituelle et de simple moralité ; foi en Dieu et croyances sur Dieu ; caractère spécifique de la vie spirituelle chrétienne ; appartenance et don de soi à l’Église… Au nom de la communauté du monastère des Bénédictines de Rixensart, sont proposés deux thèmes : » l’Église de demain, l’Église fait difficulté : comment lui demeurer fidèle en éprouvant cependant un profond malaise. Nous sentons chez vous une éminente liberté critique… » Ou d’autres thèmes comme, comme la prière… En juillet 1986, chez les Dominicaines d’Orbey, héritières du couvent de celles d’Unterlinden à Colmar, le groupe Légaut de Strasbourg organise une rencontre entre Marcel Légaut et le dominicain Jacques Pohier, auteur de Quand je dis Dieu et de Dieu fracture. Pour ce dernier, « la perspective d’y rencontrer Marcel Légaut (ce dont je n’ai jamais encore eu l’occasion – en chair et en os du moins) me fait accepter avec grande joie votre proposition [et] avec intérêt car si je n’ai pas l’occasion d’échanger avec d’autres, je me sens démuni, et comme déconnecté… »
Ainsi, à travers un réseau, fragile et dynamisé par l’engagement de personnes variées, sachant tisser un maillage qui va des catéchistes aux religieuses novices en passant par des grands groupes où l’on jette le filet, Marcel Légaut explicite sa « rumination » plus que cinquantenaire et réalise une itinérance pédagogique de la spiritualité qui coïncide avec l’une de ses aspirations. Son épouse, Marguerite, rencontrée en 1986 par une organisatrice de rencontre, le dit en toute simplicité et cette organisatrice le répercute à Marcel Légaut : « Nous avons été heureux du bref contact avec votre femme qui est arrivée aux Granges le dimanche de Pentecôte et nous a dit comme vous étiez bien et comme votre genre de vie vous convenait. »
Et à un moment ou un autre, en quelques mots, certains évoquent ce que Marcel Légaut leur a donné, semant autant que cela lui était possible : « Ce que vous êtes m’appelle à vivre et me donne de faire vivre », « Merci de votre présence mystérieuse à ma vie » ; « que cette époque des vœux me soit l’occasion de vous exprimer toute ma gratitude pour tant de profondeur partagée. Comme nous avons appris près de vous ». De Bruxelles, « Je suis très heureux de me retrouver parmi vous. Je ne pense pas avoir jamais reçu ‘‘ à ce point ’’… comme ce fut le cas à Mirmande il y a quelques mois… », ou de Montréal, « je suis rejointe très profondément par vos écrits et j’ai soif d’être nourrie à ce niveau de moi ».
Dans l’espace de langue française (France, Suisse romande, Belgique et Québec), il y a autour des écrits, de la présence de Marcel Légaut, nombre de personnes qui ont trouvé là un écho, des mots à mettre sur un vécu[2] qui ouvre l’homme à sa grandeur[3] : oui, sur les marges, sans appui aucun de l’institution, mais avec l’appui,parfois, de certains membres du clergé il y a quelque chose une semaille qui perdure après sa mort, ce qui ne manque pas d’interpeller sur d’autres communautés…
Dominique Lerch
[1] La documentation se trouvait dans la chambre de Légaut à Mirmande. Elle a rejoint les Archives Nationales, série Archives privées (A.P.).
[2] Ainsi Bernard Bœuf (1925-2018) qui, à 50 ans, redécouvre l’Évangile et le cheminement induit par Légaut, cf. sa biographie sur le site de l’ACML.
[3] Je dois à la mémoire de Xavier Huot de mettre en forme son « topo » sur « La grandeur de l’homme » d’après Marcel Légaut.