[A propos de Jean Guitton ]
Les années qui suivirent le premier conflit mondial marquèrent pour toute leur vie et de façon spécialement bénéfique les jeunes qui achevaient alors leurs études. Pendant leur adolescence, ils avaient déjà reçu la formation sévère mais tonique des années de guerre, marquées d’un patriotisme et d’un civisme dont il est difficile de se faire aujourd’hui une idée exacte.
D’autre part, les promotions d’après-guerre des grandes écoles réunirent des démobilisés des classes les plus récentes et des jeunes que la conscription n’avait pas encore atteints. Ces derniers, dont faisait partie Jean Guitton, gagnèrent beaucoup à ce contact journalier avec leurs camarades d’études, à peine plus âgés qu’eux, mais déjà mûris par la dure existence qu’ils venaient de mener (2).
Enfin, les jeunes catholiques de l’Ecole Normale Supérieure, encore sous le signe d’une certaine clandestinité, reliquat des luttes anti-religieuses qui marquèrent en France le début de ce siècle, connurent entre eux la fraternité qui caractérise les minorités méprisées ou pour le moins sous-estimées. Ils y puisèrent la ferveur des redéparts qui fécondent pour toujours ceux qui ont la grâce d’y participer.
Ils furent en outre les héritiers, un peu dépassés par l’événement, de la génération précédente qui avait été si profondément travaillée par l’intense fermentation intellectuelle et religieuse que l’on appelle maintenant, grosso modo, le modernisme. Sans être capables de faire des distinctions sans nul doute nécessaires, mais par ailleurs fort délicates sinon impossibles à définitivement préciser, nombre d’entre eux reçurent ainsi l’impulsion de fond qui les orienta, chacun selon ses ressources, vers la recherche spirituelle.
Et c’est ainsi que Jean Guitton, venant de sa province, infiniment plus paisible et pacifiante que l’Ecole et le Groupe Tala où il allait entrer, fut visité par une sève nouvelle qui vint se joindre à celle de son terreau natal.
Jean Guitton connut de la sorte la paix de son milieu d’origine, sans très graves problèmes et assis avec sécurité sur de solides et confortables convictions, et la guerre qui se perpétuait dans les esprits jeunes, perturbés par les événements, avides jusqu’à l’ivresse de critiques brutales et d’affirmations tranchées, désarçonnés par toutes les questions qui dépassent l’homme et déroutent son esprit quand il se met à y réfléchir sérieusement avant d’avoir assez vécu.
Ces dons variés, antagonistes, ambigus aussi (mais c’est la condition paradoxalement nécessaire de leur fécondité), Jean Guitton et ses camarades les reçurent, et peut-être avec une particulière abondance, au moment décisif où leur intelligence s’éveillait à une destinée personnelle et allait s’efforcer tout le long de l’existence vers l’état adulte.
Chacun d’eux en a fait ce qu’il a pu depuis. Chacun a suivi son chemin qui sans cesse s’allonge et se singularise encore. La troupe de ces jeunes, serrée au départ, s’est dispersée dans le dédale de toutes les directions possibles et même a priori impensables. La plupart se sont perdus de vue. Maintenant, ils sont proches de l’heure où l’on doit rendre compte des talents confiés. La parabole évangélique est trop rudimentaire pour suggérer les complexités, les fruits et les déchets des vies même les plus simplement et droitement fidèles.
Le christianisme, pendant ce demi-siècle, a repris force. Au dedans comme au dehors, il s’est ressaisi. Il lui reste beaucoup à faire pour être digne de Celui qui en est l’origine, pour être capable de prolonger son témoignage là où l’on pense réellement, là aussi où l’homme est encore tenu dans l’infantilisme par une société plus soucieuse de s’en servir que de chercher à l’éduquer. Cependant, il pressent maintenant assez ce qu’il devrait être pour ne plus tenir, avec une intransigeance nourrie moins de foi que de scrupules, aux formes du passé toujours moins timidement regrettées et toujours plus hardiment jugées.
Jean Guitton a contribué pour sa modeste mais réelle part à ce renouveau du Christianisme, à peine amorcé, précaire encore, sollicité et menacé par de nombreuses déviations, mais foncièrement et authentiquement de l’esprit du Christ. Il en a profité spirituellement et socialement. Toute sa carrière universitaire et ses autres activités en ont été orientées, illuminées, fécondées. Elles en ont reçu leur forme et leur style. Elles ont aussi conduit Jean Guitton par les voies d’une réussite humaine exceptionnelle.
Et j’aime à rêver que dans un siècle ou deux, quand un nouveau Bremond viendra ressusciter de leurs cendres les ouvriers de la renaissance catholique française au XXe siècle, et tirer de l’oubli ceux qui furent alors des auteurs féconds et très lus (lumières vite éteintes d’ailleurs, car le souffle du temps est impitoyable et bien peu de flammes humaines lui résistent), il consacrera quelques pages fines et ferventes à la mémoire de Jean Guitton. Sans doute le mettra-t-il dans la lignée des Thureau-Dangin, des Goyau et plus spécialement de philosophes comme Jacques Chevalier, de théologiens comme le R. P. Pouget qui s’efforcèrent, souvent avec succès, de faciliter aux chrétiens de leur génération l’adhésion aux croyances de leur religion, s’ils ne nourrirent pas directement leur foi et son intelligence.
Marcel LEGAUT
[1] En 1963, le numéro 4-5 de la revue Montalembert (publiée dans la Résidence d'étudiants des Maristes, rue de Montalembert à Paris) a été destiné en hommage à Jean Guitton, un ancien résident de la maison. Il a été publié à l'occasion de son admission à l'Académie française. Avec quarante autres contributions, dont certaines mentionnent également sa récente nomination en tant qu'observateur du Concile Vatican II, est paru cet écrit de Marcel Légaut (pp. 320-322), que Domingo Melero a découvert il y a peu. Dans le Cuaderno de la Diaspora 16 (Madrid, AML, 2004), le lecteur trouvera aussi un commentaire sur ce texte fait par Raymond Bourrat, de l'Association Culturelle M. L. de France. R. Bourrat, un bon ami, nous l'a envoyé sous la forme d'une lettre. Et nous sommes tous deux d'accord pour dire qu'à la fin, M. Légaut a marqué sa différence avec J. Guitton, en raison de la distinction que Légaut fait entre foi et croyance en des croyances.
[2] Quelques informations nous rapprochent de la dureté de cette situation d'après-guerre. La première information : les notes de M. Portal de ces années-là contenaient un décompte des "normaliens" qui sont morts au front. Quatre-vingts des 190 étudiants enrôlés sont morts avant la fin de 1915. Parmi eux, se trouvaient dix-huit des trente et un du groupe "tala" au début de la guerre (cf. R. Ladous, M. Portal et les siens, Paris, 1985, pp. 334-335). Deuxième information : sur cent adultes français morts à la guerre, trente-sept avaient des enfants (cf. Jean Delumeau et al., Histoire des pères et de la paternité, Paris, 2000, p. 14).