Légaut et la Drôme Deux chrétiens en chemin p 69
Quand je suis arrivé dans mon pays, il y a trente-sept ans déjà, tous les hommes qui [155] professaient la religion catholique (la région est en gros mi-catholique, mi-protestante) allaient à la messe régulièrement les dimanches (sauf en automne, pendant l'ouverture de la chasse…). C'était chez eux une coutume qui remontait à des siècles... Depuis que la messe n'est plus célébrée dans leur village que de temps en temps, à intervalle de plusieurs mois – et demain ce ne sera plus que pendant les vacances par des prêtres estivants ou de passage – il est significatif qu'à part les quelques vieux, de moins en moins nombreux, assujettis à leurs habitudes, les jeunes et plus généralement les « actifs » ne souffrent absolument pas de cette situation au point même de ne plus aller à la messe les quelques dimanches où elle est encore célébrée…
Ainsi, ce qu'on aurait pu croire enraciné par une pratique multi-séculaire dans ce peuple, qui travaille de père en fils la terre de famille, se trouve en voie de disparition comme si rien dans le passé n'en avait existé. La race est saine, courageuse, digne de la liberté des êtres responsables de leur travail. Le grain de l'évangile n'a rien perdu de sa puissance de germination dans le coeur de l'homme, mais nul n'a su le semer à la profondeur humaine voulue. Il faut oser le dire. L'Église a à peine commencé l'évangélisation du monde, elle s'est seulement efforcée de le moraliser. Elle a en partie réussi à le civiliser. Il faut le reconnaître. On s'en aperçoit quand son influence disparaît. Alors l'antique barbarie païenne réapparaît avec d'ailleurs des moyens et des techniques de violence perfectionnées…
Pouvait-il en être autrement dans le passé ?
Où Marcel et Marguerite Légaut mettent-ils les pieds en s’installant aux Granges-de-Lesches (Diois) en novembre 1940 ?
Le 24 novembre 1940, Marcel Légaut qui vient de se marier[1], monte avec son épouse au hameau des Granges-de-Lesches qu’il vient d’acquérir aux enchères. Ce professeur de mathématiques vient d’échanger son poste à l’université de Rennes contre un poste à l’université de Lyon, où il enseigne jusqu’en 1942[2]. Sur cette installation aux Granges, nous disposons tout d’abord du témoignage personnel de Marcel Légaut, utilisant ici la mise par écrit, par Xavier Huot, de l’échange avec Jacques Chancel à Radioscopie en 1976 :
« C’était une ferme abandonnée, une ferme isolée dans un pays qui se dépeuplait… Il y avait vingt ans que les terres n’étaient pas cultivées. En altitude (1.000 m), il dispose de 130 hectares sont 15 hectares cultivables avec des bœufs, des mules, de la bonne terre d’ailleurs parce que nous avons tous des troupeaux, par conséquent du fumier, et donc des terres qui ne se ruinent pas en utilisant abusivement des engrais… J’ai commencé avec quinze brebis, deux mules et deux bœufs. Au final (années 60), j’avais à peu près 50-60 bêtes, et un tracteur. »
Il insiste sur le fait qu’après avoir donné en 1940, 1941 et 1942 ses cours à la Faculté des sciences à Lyon, il avait l’impression de revenir dans un pays libre :
« Jamais un Allemand n’est venu chez moi où j’avais pourtant bien des raisons de craindre qu’ils viennent me voir… En 1940, [les autres paysans] ont été heureux de voir arriver quelqu’un qui prenait une ferme abandonnée… Ils m’ont aidé très fraternellement. J’avais un voisin à un kilomètre qui a vraiment été pour moi un frère au sens fort du terme. D’ailleurs, je le lui rendais car il me disait : « Si jamais vous n’étiez pas venu, moi, je serais parti ».
Une documentation permet d’approfondir le récit de Marcel Légaut. Le fichier des fermes abandonnées qui a été déposé à la sous-préfecture de Die. Certes, il s’agit d’un inventaire de 1951, avec des cessations pas toujours indiquées en 1930, 1931, 1935, 1940 (3), 1944, 1949 et 1950. Au moment où Légaut acquiert les Granges, six propriétés ont été abandonnées par rapport aux dix-neuf abandons répertoriés en 1951. On perçoit çà et là des causes : à Saint-Nazaire-le-Désert, près de Seillans, 29 hectares ont été abandonnés, le propriétaire étant sous tutelle à Privas ; à Rochefourchat, également à proximité de Seillans, la location en pâturages d’été est activée pour un domaine de 108 hectares pouvant nourrir 50 moutons, et on y trouve dans le même cas un second domaine de 47 hectares ; à Véronne, une propriété de 63 hectares en vente par le notaire de Seillans ; à Brette, un domaine de 43 hectares a cessé d’être cultivé en 1940 en raison de la dispersion des héritiers et de l’isolement en montagne ; aux Tonils, à 20 km de Dieulefit, c’est l’importance des réparations qui est responsable de l’abandon, malgré la présence de l’eau et de l’électricité ; au col de Marignac si l’exploitation a cessé en 1944, c’est parce que la gare et un médecin sont à 10 km.
Un dépeuplement, avec abandon de fermes, location des pâturages d’été est sensible, avec la question d’une distance par rapport aux services : la gare, le médecin et l’école[3]. L’absence d’alimentation en eau est signalée dans 3 cas sur 19. Dans le village voisin des Granges, Lesches-en-Diois (149 habitants en 1936 ; 132 en 1946) la tournée du sous-préfet de Die se concentre sur la situation précaire et l’insalubrité permanente qu’occasionne le manque d’eau, dans la situation de sécheresse de ce 28 août 1942. La pénurie de métaux liée à l’Occupation et la fragilité du réseau pour la distribution reporte l’alimentation en eau potable à des jours meilleurs, en l’occurrence, aux années 1950 : subvention du ministère de l’agriculture de 55 % des 12 millions nécessaires et, en 1951, le conseil municipal décide d’emprunter 1,4 millions de francs à 5 % sur 15 ans[4].
Si l’accueil de la famille voisine, les Odon, ou du reste du voisinage, a été formateur, échappent à la vue de Marcel Légaut les profondes divisions de ce Haut-Diois, avec une préfecture, Die (3.175 habitants en 1936) et le petit bourg le plus proche des Granges, Luc-en-Diois (679 habitants)[5], dont les gares sont précieuses à Légaut et aux membres du groupe Légaut. En 1943, le rapport des Renseignements généraux au sous-préfet décrit des
« […] querelles religieuses [qui] ne sont pas complètement oubliées. [Une] lutte courtoise, [des] divisions profondes mais pas de haine véritable entre les partis. L’arrondissement de Die est une circonscription électorale radicale-socialiste ; Archimbaud, son député, de tendance Front populaire. Sur 13.000 électeurs inscrits, il a rassemblé 5.194 voix, le Parti communiste 2.597 voix, et les candidats modérés ont obtenu 2.184 voix aux élections de 1936 […] »
Le 6 décembre 1940, à Lesches en Diois, une tension est décrite[6] : la salle d’école pourrait être utilisée par des Jacistes (Jeunesse Agricole Catholique) pour une fête rurale au profit du Secours national de Vichy. La Fédération Nationale des Combattants, dont Louis Buis est le président, souligne la neutralité confessionnelle de l’École publique. Alerté, le préfet rend un jugement de Salomon : certes, la JAC a un caractère nettement confessionnel, le recours est accepté, la manifestation pourra avoir lieu si elle n’a aucun caractère confessionnel.
À la Libération, les R.G. estiment que
« la région [du Haut-Diois] est certainement l’une de celles qui ont été le moins touchées par les événements actuels (fin de la zone dite libre) à l’exception de ponts sur la Drôme détruits lors de l’avancée allemande, actuellement rendus à la circulation. Il en va différemment en novembre 1944 car, écrit-il en juillet 1944, les opérations militaires allemandes ont amené pillages, viols, assassinats, déportation. »
On a, en décembre 1943, une perte de maquisards (3 hommes plus 12 prisonniers dont 6 fusillés) avec mention de la présence de la milice, des arrestations de 62 jeunes qui sont déportés mais dont 32 reviennent. Nous disposons de précisions sur la présence de troupes allemandes à Die, le 22 juillet 1944, avec des destructions causées par des bombes.
« [La] férocité déchaînée des troupes allemandes. De nombreux civils sont tués, pendus, exécutés… À Crest, près de 200 femmes ont été violées. »
À nouveau, le rôle des miliciens est mis en avant pour les vols et les pillages, en plus de ceux commis par les Allemands.
Et aux élections municipales qui suivent la Libération, socialistes et communistes siègent à Die et, à Luc-en-Diois, on trouve 5 communistes, 4 modérés, 2 socialiste et 1 radical[7].
Dans un écrit d’après-guerre, l’épouse de Marcel Légaut, Marguerite, relate la présence aux Granges de réfractaires allemands, de jeunes fuyant le Service du Travail Obligatoire (STO), de juifs. Une lettre du 7 novembre 1944 de Légaut à Jean Lechevalier mentionne quelques départs des Granges de deux familles qui s’y étaient réfugiées : celle de Pierre Voirin, membre du groupe Légaut, et les Leroy. Tout ce monde en délicatesse avec les nazis avait pu trouver un asile temporaire aux Granges, et Légaut mesure le risque qui a été pris et écrit, en 1976 : « La liberté, c’est un luxe, ça se paye au prix où l’on peut tenir ».
Ce même rapport des R.G. couvre également l’aspect économique : « La contrée [est] assez déshéritée, le canton de Luc-en-Diois n’a qu’une très faible densité de population… Sur les hauteurs, la lavande est la principale ressource des hommes avec l’élevage du mouton. » Certes plus tardivement, en 1950, le rapport des R.G. décrit la régression de la culture de la lavande, le dépeuplement des régions montagneuses, et constate que le Haut-Diois est « la région la plus mal desservie en transports été en voies de communication ».
Après la Libération, les problèmes de ravitaillement (viande, pain, lait) perdurent mais, en 1947, se résolvent bien dans les petites communes : « les céréales pourraient être battues et utilisées pour la soudure dès le 14 juillet[8] ». Demeurent des questions d’inhumation dans le caveau familial des personnes exécutées par la Résistance. Lors du référendum du 13 octobre 1946 proposant l’adoption d’une nouvelle constitution pour la IVème République[9], la campagne électorale est calme dans le Diois, avec 43 % d’abstentions. Au passage, on remarque une critique ouverte à l’égard des contrôles de la gendarmerie : « J’ai l’impression que certains d’entre eux considèrent leur fonction comme une sinécure dont ils sont inexpugnables ».
Dans les rapports de police adressés à la sous-préfecture, on remarque bien la présence de maquisards et de miliciens. Dans l’histoire de l’Église catholique romaine dans la Drôme, la mémoire de l’évêque, Mgr Pic, chantant les louanges du Maréchal Pétain, est encore présent comme celle du Père Magnet, aumônier du maquis, ayant donné le pouvoir de juridiction pour la zone de résistance au chanoine Joseph Bosson, curé de Di, ce que rappelle le récit en 2022 de Pierre Vignon, lanceur d’alerte[10]. Enfoui aux Granges, Marcel Légaut n’a-t-il eu aucun écho de ces diverses positions ?
Les Granges-de-Lesches pendant la seconde guerre mondiale
Interrogée par un résistant diois, Jean Abonnenc[11], Marguerite Légaut retrace, en 2004, la vie aux Granges-de-Lesches durant la seconde guerre mondiale[12]. En voici les extraits concernant cette période :
« Pendant la guerre et après, nous n’avons jamais été plus de dix-sept et malgré cela, nous avons eu souvent faim.
Nous n’avons jamais eu de problèmes religieux. La menace qui pesait sur tant de personnes physiquement faisait un peu des questions religieuses un luxe. Nous n’avons eu que quatre juifs pendant presque toute la guerre et quelques passages. Il y a eu mes beaux-parents, trois enfants, quatre ou cinq juifs, de jeunes alsaciens, un allemand (neveu de Molke [sic ??? pour le général prussien, c’est Moltke) et beaucoup de passage… [Mon mari] n’a jamais fait de résistance. Un des dirigeants lui avait demandé de ne pas venir parce que mon mari était capitaine et le dirigeant résistant n’était pas aussi gradé. En plus, je ne pense pas que cela l’aurait beaucoup intéressé.
Ce qui me frappe beaucoup, c’est de repenser à ce qu’on croyait alors et qui maintenant paraît une aberration : on disait quand les allemands arriveront, on attellera les bœufs à la charrette et on partira dans la montagne. Je ne sais si cette déformation en concerne que nous ou si c’est général : si un certain nombre de personnes manquait de réalisme comme nous.
En face de la maison, de l’autre côté de la vallée, on avait construit une cabane où les plus menacés pouvaient aller dormir. Il y avait une grande porte à glissière et on disait à ceux qui dormaient dans la cabane « si la porte à glissière est ouverte c’est que vous pouvez descendre, si non, ne descendez pas ». Mais jamais les allemands ne sont venus.
Nous avons eu souvent faim. On mangeait des feuilles de betterave, des topinambourgs [sic ??? sinon pour l’Helianthus tuberosus, c’est topinambour sans g] en disant « c’est comme du fond d’artichauts ou encore de la vesce. On avait peu de pommes de terre et comme on interdisait la chasse, ce sont les sangliers qui mangeaient les pommes de terre.
Les paysans faisaient du beurre avec de la crème de lait de chèvre. Cela faisait longtemps que la terre n’était plus travaillée, il n’y avait plus d’engrais et une quinzaine de moutons ne donnent guère de fumier. »
[1] PELLETIER (Denis), « L’installation de Marguerite et Marcel Légaut aux Granges-de-Lesches (1940) », Quand renaît le spirituel, Colloque de Lyon, 2000, p. 99-114.
[2] LERCH (Dominique), « Quand Marcel Légaut, professeur d’Université, se faisait berger dans la Drôme (1940-1945) : l’enracinement d’un spirituel », Études drômoises, n° 44, décembre 2010, p. 18-25.
[3] Archives départementales de la Drôme (ADD), 711 W 211. On bénéficie d’un Répertoire détaillé de la sous-préfecture de Die (1937-1966)par Nadine Brochier et Benoît Charenton, 2012, 53 p.
[4] Archives de Lesches-en-Diois, 1940-1955 ; ADD, 711 W 310.
[5] Paroisses et communes de France, Drôme, 1981.
[6] ADD, 711 W 310.
[7] ADD, 711 W 9.
[8] En avril 1947, le rapport des R.G. décrit les difficultés dans lesquelles se débattent bien des paysans ou habitants : « le marché noir sur le blé, des psychoses de crainte pour l’avenir ». Il met en avant la question de la réalisation pratique du contrôle des fraudes, et l’exploitation par le PC de la hausse des prix.
[9] La Constitution est promulguée le 27 octobre, le référendum n’a pas été plébiscité, le « oui » représentant 36 % des électeurs selon le site de l’Élysée.
[10] Rapport Sauvé. L’Évangile de la honte, Christian Terras (dir.), Golias, 2022, p. 34. Confronter avec le récit de Michèle Cointet, L’Église sous Vichy. 1940-1945, Perrin, 1998, p. 321 : l’archiprêtre de Die bénéficie d’une autorisation très générale de l’évêque de Valence. Ou avec La véritable histoire des évêques sous Vichy (1940-1944), Golias, 2010, p. 68-71, sous la plume de Christian Terras : le curé Georges Magnet, de la Bâtie-Rolland, avait caché des juifs et des clandestins ; l’évêque délègue ses pouvoir à l’archiprêtre de Die qui pouvait ainsi accorder à des prêtres de passage l’autorisation de donner les sacrements aux maquisards.
[11] Il n’est pas trop tard pour parler de Résistance.
[12] Le document est aux Archives de la Drôme, coté 327 J 368. Je remercie le directeur des archives et son personnel de la mise à disposition d’une copie.