Alexandre Grothendieck a tout pour nous étonner. Ses origines russe, allemande, apatride, son athéisme, les traces lointaines du judaïsme, la proximité des camps, séparation et divorce, la génialité de son parcours mathématique, ses amitiés et ses colères. Sa manière de claquer la porte, son attrait pour le radicalisme écologiste, communautaire, ses provocations, ses prophéties apocalyptiques et sa requête mystique, son goût du jardin, le retour de ses enfants au final...
L’ouvrage La clef des songes ainsi que Les Notes pour la Clef des songes est un ouvrage inédit, accessible toutefois sur Internet, de presque 1000 pages qui propose une liste de ce qu’Alexandre Grothendieck appelle les « mutants », ces personnages essentiels qui, selon lui, peuvent aider l’humanité à avancer vers une nouvelle compréhension de l’humain, ainsi Whitman, A.S.Neill, Gandhi. Légaut est annoncé comme l’un d’entre eux. Il y est associé à Darwin et Freud dans une dernière partie finale : les penseurs. Pourtant, le texte s’arrête avant Légaut, comme sur un blanc définitif. Nous ne saurons pas plus, dommage. Toutefois, tout au long des 700 pages précédentes, de manière disséminée, nous suivons les étapes de la rencontre de deux esprits qui se sont reconnus. Une note à la page 242 : « En effet, j’ai eu la joie il y a quelques jours (le 6 novembre) (1987) de pouvoir rencontrer Marcel Légaut chez lui « en chair et en os ». Rencontre sur une journée de lecteurs que tant de choses séparent. « D’un côté les parents athées, union libre, anars, marginaux par option – de l’autre, la famille catholique rangé, mariage d’église, « et tout ça » … La convergence des cheminements me frappe d’autant plus comme une chose vraiment extraordinaire, quasiment miraculeuse, « providentielle ». Ce sentiment du « providentiel » était saisissant dès le moment où j’ai commencé à lire « L’intelligence du christianisme » (si on peut me pardonner l’abréviation du titre prohibitif) (p. 137)
Je ne voudrais pas faire d’Alexandre Grothendieck, un maître ou un père spirituel. C’est un mot qui ne lui va pas. Il a découvert cette notion de père spirituel chez Légaut parlant du Père Portal et il admire ce chemin, étonnant pour lui. Lui, ne connaît que la solitude ombrageuse, douloureuse. Il s’est construit seul, avec l’absence de son père, les absences de sa mère. Il y a en lui, désormais, trop de démonstration tapageuse et trop de parade, jusqu’à cette lettre envoyée à 250 personnes le 26 janvier 1990 annonçant « le jour de vérité », soit « la fin du monde » le 14 octobre 1996. Trois plus tard, il renvoie un courrier : « J’ai été victime d’une mystification. Le seul Dieu est silence. » Mathématicien et mystique.
Alexandre Grothendieck est construit sur un socle de souffrance, il porte la douleur des relations manquantes depuis toujours. Il s’est construit une forteresse, il s’est blindé en mage, s’est marginalisé à l’extrême, a vécu un tout-ou-rien qui l’a fait passer de la lumière de la célébrité (le groupe Bourbaki) à la solitude radicale. Il me paraît avoir tous les traits de l’extrémisme jusqu’à se croire lui-même en communication directe avec Dieu. Les rêves lui deviennent, un moment, une parole divine à interpréter immédiatement. Il annonce et date la fin du monde en se croyant devin et prophète. On pourrait se séparer absolument de ce côté mystique, religieux et chrétien décalé d’Alexandre Grothendieck. Ce serait juste un homme qui a sombré dans la proximité de la folie. Toutefois la générosité dans laquelle il se livre avec un bonheur d’écriture spécialement dans les Notes pour la clef des songes (700 pages de notes) avec un ton d’analyse et de confidentialité qui nous (me) le rende éminemment sympathique.
Vers la fin de sa vie, il est pris d’une fièvre de lecture et d’écriture en faisant attention à son propre chemin : qui suis-je ? Qu’est-ce qui se passe en moi ? Et en recherchant l’appui des êtres qui lui paraissent des auteurs de fond pour l’avenir de l’humanité, il brosse le portrait attachant des éducateurs de l’humain qui portent haut les valeurs de la liberté. Il propose la liste, une liste des esprits du 20° siècle qui sont pour lui les « mutants », pour une société nouvelle. Parmi eux des savants comme Riemann, des politiques comme Gandhi, des poètes comme Whitman, des éducateurs comme A.S.Neil et Steiner, des visionnaires comme Teilhard, des orientaux comme Ramakrishna, Krishnamurti (en nuançant), des pacifistes comme Solvic, des penseurs enfin comme Darwin, comme Freud, comme Légaut…
Et puis l’espace blanc laissé en pointillé juste après Freud, de ce chapitre promis mais dont les notes annoncées sont absentes. Il n’y a pas la synthèse attendue sur Légaut au nombre de mutants pour l’homme du 21° siècle, mais il nous faut retracer le dialogue avec Légaut opéré le long des 700 pages de notes des années 1985-90.
A partir des années 1983-86, démarre pour Alexandre Grothendieck désormais détaché des mathématiques, - en 1988, il refuse le prix Craffoord qui lui est décerné - une série de rêves, qu’il pense mystiques, qui le conduisent à parler de l’âme. Il a quitté les univers mathématiques non sans fracas, puis il s’est défait puissamment de la militance écologiste extrême . Il n’est plus dans le combat anti-nucléaire, anti-étatique et plus pour le moment dans les annonces de fin du monde. Il y reviendra pourtant en 1990. Il commence à se poser. Il s’est retiré depuis 1990 dans la solitude d’un village de petite montagne au-dessus de Saint-Girons. Lasserre. Une manière de toucher l’être, le fondamental, la « ser » des choses. Il y demeure dans une maison de belle facture. Pas trop démonstrative, mais plus haute d’un étage que la moyenne. Il passe son temps, le plus souvent seul, il se coupe d’avec tous, ne retrouvera ses enfants que plus tard. Sa vie amoureuse est souvent vagabonde.
Parmi les essais sur Grothendieck, Yann Pradeau dans « Algèbre » s’étonne de ce fait que Lasserre en Ariège forme un triangle équilatéral de 35 kms avec les camps d’internement français du Vernet et celui de Noé ces lieux où son père a séjourné avant d’être déporté. « A la fin rien ne compte vraiment... » finit-il.
Revenons à la période de composition, il habite alors à Villecun dans l’Hérault. Outre Récoltes et semailles, un livre de « mémoires mathématiques » où il règle ses comptes avec ses anciens collègues … il s’adonne à une recherche sur lui-même.
Il y décrit abondamment le monde mystérieux des rêves symboliques. Ses rêves sont racontés, analysés, classés. Entre Jung et Freud, entre symboles et Éros. Il parle beaucoup du corps, du sexe, du monde mystérieux de Dieu qui semble lui parler par des symboles animaliers qu’il interprète.
On se prendrait à vouloir se distancier tout-à-fait de ce langage, à en rire même. Jamais rien lu quelque chose de semblable qui tienne la route. Sur des centaines de pages. Parfois cela frôle le délire. Les rêves importent sans doute, d’autres en ont fait des clefs d’interprétation, les songes bibliques peut-être. Mais cette surabondance sent l’excès, presque l’auto-suggestion, la mystification.
Puis, dans le fil de sa recherche aux portes de la psychanalyse, de l’Inde, du mysticisme ...
On peut rappeler là l’engouement, juste après 68-72 de certains maoïstes, pour les approches mystiques par exemple de l’Islam soufi, (Lardreau et Jambet) de la kabbale (Benny Lévy), de la pensée orthodoxe, de l’Inde, Grothendieck a été un moment sous l’influence d’une secte japonaise, il est de son temps, troublé et inquiet, chercheur.
Il fait volontairement le détour par la découverte des textes mystiques des chrétiens. Il commande des livres en pagaïe : Augustin, Jean de la Croix, Thérèse d’Avila, Marthe Robin aussi.
Le voilà plongé pour la première fois dans le texte de Thérèse d’Avila : Le livre de ma vie, il s’y trouve de plain-pied. Il compare, il critique.
25 mai : Hier, j’ai reçu un bon monceau de livres parmi ceux que j’avais commandé de certains auteurs mystiques. Je n’ai pu m’empêcher de renouer connaissance avec sainte Thérèse, séance tenante, lisant d’une traite une bonne partie de son autobiographie. Dans la nuit qui a suivi, j’ai fait un rêve insistant en grande partie souterrain et par là quasiment insaisissable, que je crois suscité par la lecture si attachante que je venais de faire. »
L’humilité recherchée des mystiques chrétiens, soucieux de s’abaisser, attentifs au péché d’orgueil, de suffisance, lui semble finalement un subterfuge, (c’est son mot) un excès. Qu’est-ce que cette disposition permanente à la méfiance, à la défiance ?
Lui, dit-il, croit beaucoup plus non pas au mérite mais à l’effort, à l’attention vigilante et rigoureuse. Le mépris, voire la haine de soi exprimée par le parcours chrétien chez les mystiques en particulier, lui paraît convenu.
Pourtant, on sent en eux, comme chez Thérèse d’Avila, une « fortitude » joyeuse et sereine. Plusieurs fois, ce mot « royal » vient sous sa plume. Adaptation directe de fortitudo. Il y a donc le cliché du mépris convenu du corps et presque la haine de soi : ce qu’il ne supporte pas, lui paraît excessif. Mais au final, il reconnaît bien la valeur de l’humilité de Sainte Thérèse d’Avila reconnue, elle, authentique : « telle une rose vive parmi les roses plastiques, à son parfum on la reconnaît. » « Fleur délicate qui pousse obstinément et répand un suave parfum parmi le bric-à-brac douteux d’une pieuse fiction »
Grothendieck se sent décontenancé et respectueux de la démarche de Thérèse d’Avila. Par rapport à elle, il se sent « comme un nourrisson vagissant devant une personne dans toute la force de l’âge ».
Pas simple donc. Ouverture d’admiration. Et cet effet en lui : « Il y a eu alors un flash de joie intérieure, un sourire qui soudain illumine toute l’être, tel le soleil qui apparaît inopinément derrière un rideau de brume et qui inonde tout de sa chaude lumière. Ça a dû durer quelques minutes à peine, mais son effet bienfaisant est resté sensible encore aujourd’hui. » Expérience de Dieu toute fraîche.
On sait combien Marcel Légaut est aussi sensible aux déformations des mystiques doloristes, mais demeure également attaché à la belle figure de Thérèse d’Avila. Cette lecture le conduit assez naturellement à la lecture des évangiles et l’ensemble du Nouveau Testament. « Ce qui emporte la conviction, c’est l’extraordinaire densité spirituelle des Évangiles et le Souffle qui les traverse, qui dépasse infiniment toutes les capacités d’invention d’imagination et de création humaine. Aucun homme ni groupe d’hommes n’aurait été capable d’inventer le Christ, son Message et sa Croix. »
C’est à peu près dans ce contexte de lectures mystiques diverses et d’adhésion confiante doublé de la peur d’être récupéré, comme lui paraît être Krishnamurti, pape de la théosophie
« J’ai eu aussi la joie, ces jours derniers, de commencer à prendre connaissance du livre L’Homme à la recherche de son Humanité par Marcel Légaut, et crois reconnaître en l’auteur un véritable « aîné » spirituel. D’inspiration chrétienne ce livre remarquable témoigne d’une autonomie intérieure et d’une lucidité exceptionnelle en même temps que d’une expérience de la vie spirituelle et d’une profondeur de vision religieuse que je suis loin d’avoir atteint. »
Un peu plus tard (note du 18 juillet) il ajoute « d’une portée unique dans le monde d’aujourd’hui en pleine débâcle spirituelle, j’ai eu ample occasion de voir qu’il se considère comme un fils de l’Église catholique et que celle-ci ne semble avoir montré la moindre velléité d’excommunier ce fils trop véritablement fidèle. Cette voix courageuse et solitaire, fille du désert chrétien, a trouvé audience et résonance à l’intérieur même de l’église confrontée aujourd’hui à la redoutable échéance d’une impossible et nécessaire mutation. »
Il convient de suivre le fil du dialogue avec le texte de Marcel Légaut jusqu’à la rencontre en chair et en os. Comprendre que Alexandre Grothendieck a connu, disons, un ego démesuré, un orgueil de connaître, un sur-investissement dans l’univers des mathématiques jusqu’à la saturation, qu’il a plongé d’un coup dans l’univers communautaire et festif, dans l’attrait mystique des spiritualités orientales, de la gnose, du rêve, de l’immédiateté « Je veux regarder Dieu en face » c’est un titre de J. Lancelot à propos des hippies. Lui semblait connaître Dieu par les rêves.
Et puis par Thérèse d’Avila, c’est l’entrée dans la voie simple de l’Évangile.
Et par Légaut, c’est la connaissance sans fioriture de la vie, de l’expérience au ras-de-la-vie. Sans apparition et sans glossolalie. Le silence importe davantage. Le sérieux et l’attente.
Il pense que nous sommes bien à deux doigts d’une révolution spirituelle et dans ce contexte Marcel Légaut lui paraît bien une, voire la clef. Il est heureux d’entendre de Légaut que « Dieu parle à voix très basse ». Il fait un jugement définitif sur l’élan silencieux et profond donné par Légaut.
Je prends cette citation d’abord dans La clef des songes. Il vient d’évoquer la mort de sa mère et l’attention qu’il a pris auprès d’elle pour qu’elle puisse mourir dans la sérénité, une réelle paix. Après une vie si mouvementée. Il se réjouit d’avoir patienté, d’être demeuré à son chevet, d’avoir entendu cette sorte de petite voix qui l’a appelé.
Il a des mots très légers pour dire l’appel : « Un Seul se tait- et Il voit, et attend. Et quand d’aventure, il parle, c’est à voix si basse que personne jamais n’entend, comme pour laisser entendre en même temps qu’il murmure : oh Moi vous savez, c’est vraiment pas la peine de M’écouter. D’ailleurs dans ce vacarme, ça vous fatiguerait. »
Sa violence propre n’est pas loin pour dénoncer :
« De nos jours, le bon Dieu, il a passé de mode, mais le cirque macabre tourne aussi fort que jamais : les prêtres et les poètes font toujours leur boulot de croque-mort sous la houlette des généraux des rois des présidents des papes, tandis que que la Science (alias l’Honneur de l’Esprit Humain) toujours aussi sublime et aussi désintéressée, fournit les moyens grandioses et impeccables des Mégamassacres perfectionnés électroniques chimiques biologiques atomiques et à neutrons sur les charniers d’aujourd’hui et de demain.
Seul Dieu se tait, quand Il parle, c’est à voix si basse que personne jamais ne l’entend. »
Dans les notes N.50 il revient sur la voie de Légaut qui lui paraît être le ressort pour lui de cette voix de l’écoute fine de la voix de Dieu qui appelle tout bas.
« A ma connaissance Légaut est le premier penseur chrétien qui ait eu la profondeur et l’autonomie spirituelle pour discerner dans toute sa dimension cette exigence de liberté et le courage de la dire publiquement et de la vivre.
Par là même il est sans doute le premier aussi à avoir compris pleinement la vraie nature du message et de la mission de Jésus dans toute sa portée et dans ce qui le rend réellement universel. Du seul fait qu’il existe, écrit par un chrétien et dans cet esprit de liberté, ce livre me donne la conviction que le christianisme n’est pas mort ou moribond (comme j’avais eu tendance à le penser) mais qu’il garde en lui la force spirituelle pour se régénérer en profondeur et pour renaître. »
Curieusement, il note encore en associant le nom de Légaut à celui de Marthe Robin dont il rappelle la mort (1981) et l’influence : « aucun doute qu’une telle vie et le témoignage qu’elle porte, tout comme la vie et le témoignage de Légaut d’un style si différent plus aisément accessible à ma compréhension ont l’une et l’autre un rôle essentiel à jouer dans la mystérieuse aventure spirituelle de l’espèce humaine.
Légaut lui-même avec une clairvoyance de visionnaire mais aussi avec une extrême rigueur et avec humilité, montre le chemin du renouveau non le chemin d’un troupeau de fidèles à une lettre morte, mais celui que chaque croyant en Jésus doit découvrir tout au long de sa vie, dans le secret de son cœur et dans la fidélité à lui-même. Il s’agit pour le croyant chrétien de trouver le contact vivant d’une véritable filiation spirituelle avec la personne extraordinaire qu’a eu Jésus incarnation parfaite de la liberté créatrice dans l’esprit et de puiser dans cette filiation adoptive... l’authenticité et le courage pour accéder à sa propre liberté créatrice et à son propre devenir... »
Il aura fallu deux mille ans avant qu’un homme se lève (c’est Légaut, bien sûr) pour témoigner que ce ferment de liberté est toujours vivant, qu’il a vertu pour nous faire déborder l’horizon spirituel limité de ses premiers disciples comme celui de quiconque, si vaste soit-il, et pour agir dans l’intime de tout homme prêt à l’accueillir. »
« Il fait partie de ceux pour qui la vérité n’est jamais acquise, jamais saisie et enfermée dans une pensée ou dans un écrit, si originaux, si profond, si inspirés si divins, si vrais soient-ils mais qui en chaque jour la doivent redécouvrir, la re-créer dans leur être. Légaut nous fait voir Jésus comme le précurseur « grand entre les grands » qui a vécu dans sa plénitude une telle liberté et s’est donné la mission de l’enseigner par sa vie, par ses paroles, et plus que tout par sa mort, ignominieuse aux yeux du monde, solitaire, pleinement assumée.
De nos jours où le fanatisme religieux, grâce au progrès n’a plus court, il serait enfermé au cabanon comme objecteur de conscience et sans déranger le pape et ainsi mis le plus humainement du monde hors d’état de nuire ... »
Grothendieck a des mots neufs et précis pour confesser sa propre posture d’impatience et en regard son admiration pour la voie silencieuse de Légaut et sa logique d’attente , à la suite de Jésus : « une voix très basse et pourtant bien claire, quand on prend la peine de faire silence et d’écouter. Car cette voix, de tout temps et en tous lieux, fuie, ignorée, méprisée, n’est autre que la voix par laquelle Dieu parle en secret à l’oreille, de chacun de nous. »
Il poursuit une lecture attentive de Légaut, lui-même lecteur des évangiles, c’est pour accentuer encore ce que Légaut a noté à savoir, que c’est constamment l’approfondissement spirituel qui a manqué, que l’esprit de Dieu ne se fait jamais son œuvre sans le temps et sans la liberté. Que ce n’est que par et dans l’humain, pas sans la liberté ni par un travail sur soi, par une sorte de foi élémentaire qui conjugue foi en soi et foi en Dieu.
Honnêteté d’une reformulation heureuse. Grothendieck se pense à travers les mots de Légaut. C’est en lui qu’il se retrouve dans sa recherche de liberté, d’écoute de Dieu, dans le silence, à voix très basse et dans la conjonction à une sorte foi première, reformulation pour lui, de la foi en soi : « la foi en Dieu en plein sens du terme inclut en elle cette foi première, cette foi viscérale en la présence invisible, d’une Splendeur ultime englobant et résolvant ce chaos qui lui semble la nier, et où ce chaos même, et notre longue et souvent douloureuse et pénible ascension vers son dépassement et vers une vision du Tout, trouvent leur place unique, nécessaire, irremplaçable... Cette foi-là a tout le caractère d’une connaissance première, diffuse et malaisée à cerner par des mots profondément enracinés dans l’être et faisant corps avec lui. En vérité la foi en Dieu et la foi en soi m’apparaissent comme indiscernable. Dans ma vie cette foi a été présente dès la petite enfance, et probablement dans la naissance bien avant que je ne l’aie entendu prononcé le nom de Dieu et sans être affecté en rien par l’ambiance athée qui a entouré ma première enfance. » Il s’agit certes d’une re-formulation toute personnelle de la foi-en-soi selon Grothendieck.
Les pages qu’il écrit sur la Mission et Dieu revisitent totalement et dépendent complètement de Légaut. Il se reconnaît dans ce parcours. C’est une belle manière de parler dans le concret de la fidélité à son appel. Alexandre Grothendieck tricote sa propre vie de la lecture de la mission reconnue par Légaut : « La fidélité à soi-même sur laquelle Légaut insiste et revient avec persistance et à juste titre, ou encore la fidélité à sa mission si humble qu’elle puisse être, n’est autre que la pleine acceptation de tous les moyens spirituels qui nous sont impartis par notre état de maturité présent. C’est cette fidélité justement qui est la condition essentielle pour que la maturation ne reste pas bloquée ou même régresse mais qu’elle se poursuive, que l’éventail de nos moyens continue à se déployer et à s’affiner. Ou pour le dire autrement c’est par cette fidélité que l’œuvre poursuivie en commun avec Dieu ne reste pas en chantier telle quelle...le Maître peut paraître absent, il n’est pourtant pas loin. Quand l’apprenti est prêt de tout son cœur à reprendre le travail, le Maître apparaît et lui souffle à voix basse, pas à pas, comment créer.
Alexandre Grothendieck revient de si loin, d’une enfance athée, d’un investissement mathématique de génie, d’une colère absolue, d’une vengeance solitaire. Puis d’une folie mystique, d’engouement amoureux, de sensibilité exacerbée … d’un nouvel attrait qui le conduit, par Thérèse d’Avila, à reprendre les évangiles et par Marcel Légaut « grâce au contact avec ce livre fondamental de Légaut sur l’intelligence du christianisme et avec la lecture toute nouvelle des textes bibliques que Légaut nous enseigne, que je commence à me dégager de cette sorte de passivité spirituelle dans la lecture des Évangiles. Cette sempiternelle passivité fait table rase de toutes velléités de bon sens et de réalisme psychologique »…
En clair l’évangile à interpréter, à entendre moins comme de l’histoire que comme un condensé, un plaidoyer doctrinal. Légaut lui va comme un ami qui le précède et le conforte. Le dégage des rêves d’immédiateté. Cela le conduit à accentuer le mystérieux silence de Dieu : « Il prend soin de parler à voix si basse et de façon si élusive, presque toujours qu’il laisse toute latitude de ne pas l’entendre ou de confondre sa voix avec d’autres plus bruyantes ou aussi, quand sa voix est reconnue, d’interpréter Sa parole suivant nos propres lumières. C’est sa façon de montrer son respect infini pour la liberté de l’ homme. Par là, il ne ressemble à personne sauf tout au plus aux rares hommes, peut être, parvenus à un état de maturité spirituelle comparable à celui de Jésus dans les dernières années de sa vie. » Autre manière de parler de Légaut.
Il sait comme Légaut que le risque de l’Église a été de « choisir de s’enfermer dans la littéralité de cette vision plutôt que de s’inspirer de l’esprit créateur qui l’avait animé et de parvenir chacun à sa propre vision de la personne et de la mission de Jésus, adaptée à ses propres besoins, à son niveau de développement intellectuel et spirituel et aux enseignements de l’histoire. »
Alexandre Grothendieck apprécie de trouver en Légaut une pensée qui conforte à la fois, la raison critique, l’intelligence du chercheur et la foi inventive, la liberté et la créativité qui ne se contente pas de répéter.
« Quant à moi j’avoue que la foi qui rend stupide des êtres que Dieu créa doué de raison, et qui fait tricher des êtres normalement portés à la droiture, m’apparaît comme une fausse foi ou comme une foi bien malade. Et l’histoire des Églises chrétiennes confirme avec assez d’éloquence à quel point la « foi » qu’elle prônaient et entretenaient était faible et bien malade . Cette foi effarouchée par le droit regard de la raison et par la claire lumière du jour, alors qu’elle fait des beaux discours sur la lumière triomphant des ténèbres, est bien étrangère à l’esprit intrépide de Jésus, et je doute qu’elle soit agréable à Dieu. Il est vrai que le bon Dieu en a vu d’autres... »
Alexandre Grothendieck sent qu’il doit se libérer à la fois des préventions athées qu’il a partagées dès l’enfance et des croyances providentialistes et infaillibles dont il affuble les croyants chrétiens, pour lui, il surligne « Jésus est UN HOMME, mais UN VRAI. Un homme qui osait être pleinement libre et pleinement créateur. »
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« Et comme par hasard c’est aussi le moment maintenant où un monsieur appelé Marcel et qui ose se dire chrétien, ose de plus déclarer que Jésus dit le Christ était un homme comme le premier venu »
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Ça me rappelle qu’on m’a dit que le dénommé Marcel, ex-citadin polytechnicien qui aurait « tout lâché » pour se retirer à la campagne, bien avant le grand mouvement communautaire d’après 68, qu’il se serait occupé lui aussi d’un troupeau de moutons mais oui mais des vrais cette fois à quatre pattes et pas des moutons par libre choix. Toujours est-il que le fait est là : il a été le premier chrétien à découvrir que la mission de Jésus n’était nullement de nous garder à l’état de moutons indiscernables, se fondant sagement dans le troupeau, pour plus de commodité pour ceux qui nous gouvernent. Mais qu’il est venu encourager chacun de nous à devenir, comme lui-même l’était avant nous, une personne pleinement humaine. Et ce qui spirituellement distingue l’homme du mouton c’est … la liberté,
« C’est un fait que Marcel Légaut n’est pas la grande vedette, et rares sont ceux qui ont jamais entendu parler de lui. Il n’est pas prix Nobel de la Paix ni d’autre chose, pas un grand professeur ni de mathématiques ni de théologie, les journaux n’en n’ont pas parlé pour remplir leurs colonnes, comme l’un des grands bienfaiteurs de l’humanité. Je l’ai cherché dans le petit Larousse pour voir s’il était encore en vie et je l’ai pas trouvé. C’est vous dire si c’est du délire de hasarder la suggestion que le bon Dieu, il pourrait attacher tant d’importance, à un vague quidam à moutons, qu’il nous préparerait le Grand Changement de Décor, juste maintenant, à cause d’un livre dudit quidam que personne ou presque n’a lu et dont on n’a pas parlé à la télé. Il est vrai que Jésus de son temps, il était qu’un vague individu sans domicile fixe, fréquentations louches, situation irrégulière, fauteur de scandales, finalement démasqué comme un vulgaire malfaiteur et traité comme il le méritait. Le bon Dieu, Il a vraiment un goût des plus douteux, c’est qu’avec mille ans ou deux de recul que parfois l’optique change, et Qu’il trouve grâce aux yeux de la gent moutonnière. »
« Comme si les signes de déclin aigu et de décomposition d’un Monde coïncident avec cet autre signe si humble et si insignifiant en apparence d’un renouveau spirituel. … Un renouveau se faisant dans le silence, et dans le secret du cœur d’un homme, seul. D’un homme qui, seul, a su trouver son chemin vers cet autre homme solitaire, mort il a deux mille ans par libre choix et par amour de nous, et reprendre à neuf sa mission. »
Et reprendre à neuf sa mission : pour Alexandre Grothendieck pas de doute, Légaut est cet homme-là. Il se confronte à lui , lui habité maintenant à une lecture directe de ses rêves, Légaut lui proposant une voie tellement plus silencieuse, indirecte, prudente, sage. « A présent, je reste perplexe comme suspendu entre deux visions qui l’une et l’autre me paraissent véritables, et que je ne suis pas parvenu encore à faire s’épouser. »
« Je ne prétends nullement avoir compris cette leçon. C’est le contraire qui est vrai, je sens qu’il y a quelque chose à comprendre et qui reste toujours incompris. Mais ce quelque chose va dans la direction qu’essaie de nous faire entrevoir Marcel Légaut. Le « sens » d’un événement, d’une prophétie, d’un présage serait quelque chose qui n’aurait pas d’existence absolue, révélé par sa grâce à ceux qu’il favorise. Ce serait chose d’essence personnelle, fruit insaisissable, et mouvant d’un acte délicat et secret, d’un acte d’invention et de découverte qui doit se renouveler constamment… en direction de l’Inconnaissable (chose que j’avais trop tendance à oublier).
Le rôle des lumières reçues n’est pas d’informer, mais d’éveiller, d’encourager, d’éclairer, ou de nous aider à nous orienter. »
Concrètement, c’est muter de langage qu’il lui faut. Il n’y a pas de Grand Rêveur, - le nom de Dieu - qui dicterait les conduites à décrypter en langage codé.
Il écrit : Il faut une foi pour plonger dans l‘Inconnu et le connaître tant soit peu, plonger à pleines mains dans une substance vivante qui se dérobe dans la nuit et l‘amener, dans sa fraîcheur première, à la claire lumière du jour.(telle est plus ou moins sa voie jusque-là) Et sûrement, il faut une foi aussi pour appréhender et accepter la présence, partout autour de nous de l’Inconnaissable, - de ce qui à jamais doit rester dérobé à une pleine connaissance humaine. Je sens bien que c’est la même foi. Et ce n’est pas « la foi « que prêchent les Églises.
Révolution des manières pour le mathématicien génial mais aussi pour le rêveur gigantesque. Lent apprentissage du silence. Nouvelle compréhension de la foi comme un travail sur soi pour devenir en coïncidence. Étonnement évident d’une rencontre qui le déroute et qui lui plaît. Légaut, « le disciple terrible », note-t-il affectueusement, et encore Légaut, « notre grand chrétien athée », « l’athée catho » … « Je sens que Marcel Légaut a droit à toute ma reconnaissance et sûrement aussi à celle de tous ceux qu’interpelle et intrigue le sens de l’existence. »
« A vrai dire, je me rendais bien compte que le sens profond de cette vie et surtout de cette mort, et l’âme du message, m’échappaient. Je ne m’étais d’ailleurs jamais senti incité à m’y confronter sérieusement, avant le « tournant religieux » que ma vie a pris tout dernièrement. Les livres de Marcel Légaut et tout particulièrement son livre sur l’Intelligence du christianisme, viennent de m’apporter providentiellement une clef irremplaçable, pour la compréhension qui me faisait défaut. Tant par le témoignage d’une vie authentiquement religieuse, vécue dans la fidélité à soi-même et à sa mission, que par sa pensée vigoureuse et profonde s’inspirant de l’extraordinaire œuvre spirituelle de Jésus lui-même au delà de ce en quoi deux millénaires de tradition doctrinale l’ont figé, son œuvre m’apparaît comme un appel d’une qualité de présence et d’une portée unique dans notre temps. S’il y a une voix qui a qualité pour ranimer à la vie un christianisme moribond et lui faire retrouver la source enfouie de sa créativité spirituelle, c’est sûrement celle qui nous interpelle à travers cette œuvre intense et sans complaisance, rigoureuse dans sa démarche et visionnaire dans son inspiration. S’il est un levain nouveau pour faire lever une pâte rassise et d’une lourdeur immense, il est là. Un levain dont la qualité est à la mesure de l’ampleur non seulement de la crise du christianisme mais de la crise sans précédent qu’affronte sans la voir l’ humanité toute entière.
Pour ma part, dans le travail que je vois à présent et parmi tous les apports extérieurs que j’entrevois pour l’éclosion d’une vision qui se cherche encore, c’est cette œuvre et ce témoignage qui m’apparaissent comme la source d’inspiration la plus riche et la plus féconde, celle qui me paraît correspondre le plus intimement à mes propres interrogations et aux nécessités spirituelles de notre temps. (P.157)
Grothendieck continue à sa façon l’écoute des « mutants » dans le pressentiment que la fin du monde est proche. Il y a constamment chez lui un catastrophisme qui pointe son nez jusqu’à le dater. Et s’il se démarque de l’apocalyptique évangélique – Jésus aussi s’est trompé sur l’annonce de la fin des temps - il oppose l’optimisme de Teilhard : « Pour Teilhard, mises à part certaines mystérieuses et troublantes bavures de la Création (le mal, la mort), le Monde est inexprimablement bien fait, sujet d’émerveillement et d’adoration.
Pour Légaut par contre, on est l’impression que « le Monde est inexplicablement mal fait ».
« C’est par un continuel acte de foi en dépit de l’évidence que perdure la folle espérance ... d’une lente et pénible victoire de forces créatrices, victoire sans cesse remise en question, arrachant pouce à pouce en direction d’une longue et douloureuse ascension tant du croyant lui-même que de l’espèce entière. »
« Tel est ce miracle d’un monde fait pour empirer et qui en dépit de tout et d’une certaine et mystérieuse et élusive façon, pourtant s’élève. Vision sujet d’un émerveillement sans cesse renouvelé et qui parfois atteint l’adoration. Intime et indestructible assurance et non optimisme teilhardien. »
Mais ni l’un ni l’autre n’ont pu pressentir que la fin du monde annoncée dite la parousie, ne se fera pas. Mais par contre la catastrophe écologique et destructrice est à nos portes.
Il reste à se demander pourquoi Alexandre Grothendieck s’arrête sur une page blanche. Voilà presque une année qu’il a découvert les œuvres de Marcel Légaut, qu’il a déjà beaucoup écrit à son propos et dans un dialogue nourri avec lui, qu’il est allé le rencontrer. Il a annoncé la trilogie des penseurs : les trois penseurs mutants c’est Darwin, Freud et Légaut. Quelquefois, la liste s’élargit à une dizaine. Il veut ramasser son propos : il sait qu’il a parlé beaucoup de Légaut mais désormais il veut ramasser, « faire une esquisse d’ensemble de ce que je vois à présent de la vision et du message de Légaut et plus particulièrement de ce que je leur dois. » Est-ce un lapsus ? Il évite le « lui » et passe au « leur ». L’attrait chez lui est au tour de force de la pensée nouvelle. Mais Légaut est-il une penseur ? Les penseur sont, dit-il, des hommes qui sont parvenus à une certaine vision du monde en faisant appel au travail de la pensée » en ce sens, ils sont des mutants.
Il esquisse alors l’importance prométhéenne de Darwin, il s’attarde sur l’océan de Freud, et il ... bloque sur Légaut.
Légaut n’est pas un penseur, il est une disciple, un témoin et une vie qui s’expose comme un chemin. Un monument d’humanité. D’humilité. Grothendieck a rencontré en lui une pensée amie dans laquelle il s’est reconnue, il s’est senti encouragé comme un père spirituel qui disparaît dans les coulisses. Ce fut une très belle rencontre.